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3. Marges de manœuvre et contraintes

3.1 Marges de manœuvre

3.1.3 Dans l’évaluation de la vraisemblance

Concernant l’évaluation de la vraisemblance, la plupart des spécialistes asile interviewés s’accordent sur le fait qu’il existe une marge d’appréciation relativement élevée. Comme nous l’avons montré dans le premier chapitre du présent travail, l’évaluation de la vraisemblance consiste en une tâche très complexe et riche d’enjeux qui, en raison du caractère flou de la loi et des directives, confère au spécialiste asile un certain pouvoir d’appréciation. Bien que certains interviewés tiennent à remarquer qu’il ne s’agirait pas d’un « jugement de valeur » (P4, Centrale), il est également reconnu qu’elle représente une « interprétation » (P8, Centrale) qui, dans certains cas, pourrait changer en fonction du collaborateur.

« La marge de manœuvre est présente, car […] c’est une question d’interprétation de la vraisemblance. En fonction de la personne, selon la sensibilité que tu as, selon le type de personne que tu es, selon les principes et les valeurs que tu as, ça peut changer complètement. Un dossier peut arriver chez moi, moi je peux le trouver extrêmement vraisemblable, et puis il peut finir chez un autre, qui dit ‘mais qu’est ce qu’il raconte ?’. Donc, sur la vraisemblance il y a une marge qui, en fonction des cas, peut être élevé. » (Professionnel 8, Centrale)

Cet extrait met en évidence l’influence des « caractéristiques sociales » (SPIRE 2008a : 65) sur les pratiques des collaborateurs. En effet, comme le souligne également Kelly, « what will be credible to one person can therefore be not credible to the next, depending on his or her own

experiences and beliefs » (2012 : 759). À ce propos, l’auteur Valluy constate également que l’inclinaison à croire ou ne pas croire pourrait dépendre de facteurs multiples, tels que les convictions politiques du collaborateur, ses connaissances sur le pays d’origine, sa compréhension des conditions sociales d’expression de la requête, etc. (2009 : 116). Cette perspective, qui d’ailleurs semble partagée (du moins en partie) par certains de nos interlocuteurs, remet en cause l’idéal d’objectivité promu par l’institution et recherché par les collaborateurs. Or, bien que nous ayons observé que l’examen de la vraisemblance ne s'avère pas complètement arbitraire, il semble néanmoins impliquer l’appréciation personnelle du professionnel. Cette perspective semble être plébiscitée par d’autres collaborateurs interrogés, lesquels soulignent que, malgré les lignes directrices sur l’évaluation de la vraisemblance fournies par le SEM et malgré la formation des collaborateurs sur ce sujet, il y a toujours « une partie de sensibilité personnelle ou d’appréciation personnelle » (P10, Centrale). Donc, bien que tout au long des entretiens, les professionnels aient souvent valorisé un idéal d’objectivité et de neutralité, la plupart d’entre eux reconnaît que l’évaluation de la vraisemblance impliquerait

également l’influence du « facteur humain »(P10, Centrale).

« En général, on devrait rendre plus ou moins tous la même décision, mais on peut dire que, comme un juge, on ressent les choses différemment, et moi je peux dire ‘je crois à cette déclaration, je crois à ce monsieur’ et un autre collègue pourrait dire ‘non, non, moi je ne crois pas à telle chose’. » (Professionnel 9, Centrale)

Cette perspective remet en question l’idée de pouvoir identifier le « vrai » réfugié de manière objective et impartiale. En effet, les extraits ci-dessus laissent clairement émerger le caractère toujours situé des décisions en matière d’asile, lesquelles peuvent être influencées par plusieurs facteurs dont, entre autres, le fonctionnaire qui en est responsable.

Toutefois, la marge d’appréciation ne semble pas concerner tous les cas indistinctement. En effet, quand les déclarations du requérant peuvent être vérifiées par des sources considérées

comme objectives, plusieurs spécialistes asile ont cru bon souligner que leur marge de

manœuvre serait limitée et que dans certains cas, un examen de la vraisemblance ne serait même pas nécessaire. C’est le cas, par exemple, des requérants d’asile venant de Syrie, où le contexte de guerre est « un fait reconnu » (P3, Centrale) et la pratique en matière d’asile et de renvoi ne prévoit pas de retour dans ce pays. Par contre, nous pouvons constater que dans les cas où les déclarations du requérant ne peuvent être vérifiées, la marge d’appréciation semble revêtir une importance majeure. Ainsi, comme nous l’avons déjà montré, certains collaborateurs considèrent particulièrement compliqués les cas qui concernent des « persécutions liées au genre », pour lesquels souvent, ils ne disposent d’aucun moyen pour vérifier le récit. Comme le souligne Probst, les instructeurs balancent entre « savoir et croire, entre assurance et doute » et s’il n’est pas possible de mettre en place une évaluation de la vraisemblance basée sur la confrontation des savoirs, l’incertitude sera plus radicale et le professionnel sera contraint de convoquer des éléments d’appréciation plus subjectifs (2012 : 323).

Il s’agit également de tenir compte du fait que, comme nous l’avons souligné auparavant, une marge de manœuvre sur la vraisemblance émerge dès lors que le collaborateur a les arguments juridiques nécessaires pour motiver la décision envisagée. En effet, comme le remarque un collaborateur (P9, Centrale), « les arguments doivent tenir, mais après, dans la balance, on peut jouer ». À ce propos, certains interviewés ont souligné l’importance de « motiver » et d’« argumenter » la décision. A cet effet, un collaborateur (P8, Centrale) souligne que si la question de la vraisemblance est bien motivée et bien argumentée, le spécialiste asile peut

utiliser la marge de manœuvre qu’il a et prononcer la décision qu’il envisage de prendre. De

plus, un autre collaborateur (P6, Centrale) constate que deux spécialistes asile peuvent

atteindre des résultats différents en se basant pourtant tous les deux sur des éléments « objectifs » justifiant la décision. Ainsi, nous pouvons supposer que la marge de manœuvre réside également dans le choix des arguments de la décision. Cette réflexion pourrait être liée aux constats de Spire dans le cadre des guichets de l’immigration, où le pouvoir des agents chargés d’appliquer la loi résiderait dans la « capacité de choisir de mettre en avant un critère et d’en occulter d’autres pour rendre légitime la décision qu’ils s’apprêtent à prendre » (2008a : 81).

Avant de conclure ce chapitre, il nous apparait nécessaire d'apporter quelques nuances à ces réflexions en remarquant qu’une partie des spécialistes asile nie l’existence d’une marge de manœuvre en ce qui concerne l’évaluation de la vraisemblance. À ce propos, un collaborateur (P14, CEP) souligne qu’il s’agit d’« une analyse très objective », basée « sur des éléments très objectifs » et que, comme les décisions doivent être argumentées « de manière forte et concrète », il n’y aurait pas une grande liberté accordée au collaborateur à cet égard. Cette perspective, bien que partagée par une minorité des interviewés, montre une nouvelle fois la valorisation d’un idéal d’objectivité et de neutralité de la part des spécialistes asile quant à leur travail. De plus, cela nous amène également à nous interroger sur le fait que, comme le souligne Lipsky, nier de disposer d’une marge d’appréciation pourrait représenter une stratégie pour limiter sa propre responsabilité (1980 : 149). En effet, cette dynamique semble apparaître tout particulièrement dans le cadre de situations où les fonctionnaires éprouvent le besoin de se protéger « from having to take difficult decisions and being subjected to blame » (EVANS et HARRIS 2004 : 889). Or, si certains collaborateurs du SEM reconnaissent une marge de manœuvre présente dans certains aspects de leur travail et l’influence que celle-ci pourrait avoir sur le résultat de la décision, d’autres spécialistes asile prennent le contrepied de cette affirmation :

« Il y a des personnes qui me disent ‘t’as le destin des requérants dans tes mains’, eh bien, moi je ne suis pas d’accord avec cette affirmation. […] Nous on applique la loi. […] Le requérant, il raconte son histoire et nous on l’évalue selon des critères très précis. […] D’un côté, cela me donne confiance. Si je continue, c’est probablement grâce à cela. » (Professionnel 15, CEP)

Pour reprendre la métaphore de Dubois quant au double corps du guichetier, les collaborateurs faisant partie de ce deuxième groupe tendraient alors à faire prévaloir leurs qualités de fonctionnaires de l’Etat, « chargés d’appliquer de façon standardisée des normes qui se veulent universelles », et à amoindrir ainsi le rôle de leur côté humain, d’individus concrets ayant des caractéristiques individuelles (2015 : 155-156). Ce phénomène de « surconformité bureaucratique » (ibid. : 260) pourrait ainsi représenter un moyen adopté par les spécialistes asile pour se protéger des situations difficiles, où il apparaît plus aisé d’incarner des simples pions de l’administration plutôt que des individus ayant un pouvoir d’appréciation sur des situations particulièrement sensibles44.

44 Il semble s’agir d’une « logique de déresponsabilisation » (GRANDJEAN-JORNOD, MEURY et ROUGET 2013 : 57) qui s’ajoute à celle évoquée dans le chapitre 1.1, mise en place par les professionnels pour justifier d’éventuelles erreurs d’appréciation dans l’évaluation de la vraisemblance.