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3. Marges de manœuvre et contraintes

3.2 Contraintes

3.2.1 Les exigences de productivité

Le mécontentement qui ressort face aux exigences de productivité a été un des arguments les

plus mobilisés et discutés par les spécialistes asile pendant les entretiens. En ce qui concerne

les collaborateurs des CEP, il semblerait que ceux-ci soient soumis à une pression fluctuante, générée par le nombre de demandes d’asile déposées, plutôt qu’à celle exercée par l’institution. À la Centrale en revanche, bien que l’entretien d’évaluation annuel avec les supérieurs hiérarchiques porte sur différents aspects du travail, ce sont « les chiffres » qui semblent être

45 Il convient néanmoins de rappeler que le professionnel reste soumis au principe de l’instruction d’office. Ainsi, « l’instruction d’un dossier doit être poursuivie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de doute raisonnable quant à l’existence des faits pertinents, les parties étant au demeurant tenues de respecter leur obligation de collaborer » (MAR, B3 : 4).

au centre des discours et des préoccupations des collaborateurs. En effet, ces derniers affirment devoir rendre un certain nombre de décisions par année, un nombre qui, comme ces derniers soulignent, ne correspond pas du tout au type de décision à rendre, mais uniquement à la quantité totale de celles-ci. Les spécialistes asile se rejoignent à la quasi-unanimité sur l’existence d’objectifs de productivité démesurés qui augmentent d’années en années, ayant des conséquences sur plusieurs fronts. Premièrement, sur un plan psychologique, nombreux sont les collaborateurs qui affirment éprouver des difficultés à gérer cette pression :

« Je trouve clairement exagéré la pression qu’ils nous mettent, c’est désagréable, c’est pesant, c’est usant. Et moi je commence à ressentir ça, de la fatigue […], je pense qu’on est des candidats au burn-out facilement. » (Professionnel 7, Centrale)

« Je ne cache pas que des fois je ne dors pas très bien... à cause, toujours, de cette pression des chiffres. » (Professionnel 4, Centrale)

Cette dynamique engendre également un sentiment de frustration au sein d’une partie des collaborateurs, ces derniers ayant l’impression de représenter une « machine à produire » (P7, Centrale) et d’être évalués sur la vitrine des chiffres, sans pour autant tenir compte de l’effort et de l’engagement qu’ils fournissent derrière. Nous observons également l’« utilisation d’un vocabulaire économique » (GRANDJEAN-JORNOD, MEURY et ROUGET 2013 : 54), à travers des termes tels que « output », « produire », « production », « productivité », termes propres à l’institution et intériorisés par les collaborateurs, rappelant le langage utilisé dans le cadre des entreprises.

Une deuxième conséquence concerne la qualité du travail accompli. En effet, comme l’ont constaté Grandjean-Jornod, Meury et Rouget dans leurs recherches, les exigences de qualité et de quantité engendrent une tension non négligeable (ibid. : 55). Tous les interviewés se rejoignent sur le fait que la qualité doit primer sur la quantité, et affirment s’engager fortement pour respecter ces deux dimensions. En effet, comme l’a également souligné l'étude de Probst, plusieurs professionnels semblent penser que la politique du chiffre « serait particulièrement incompatible avec la matière humaine sensible sur laquelle porte le travail de l’institution » (2012 : 266). À ce propos, un des spécialistes asile interviewés (P4, Centrale) affirme : « concilier qualité et quantité, ce n’est pas toujours facile et ce n’est pas toujours conciliable ». Comme nous l’avons constaté tout au long des chapitres de la présente recherche, le fait de « prendre le temps » apparaît être un élément particulièrement valorisé par les interviewés : prendre le temps pour permettre au requérant de s’exprimer librement, instaurer un climat de confiance en audition, pour approfondir chaque élément, s’informer sur le pays d’origine, discuter avec les collègues, etc. Dès lors, nous nous demandons si l’« impératif de productivité » (D’HALLUIN-MABILLOT 2012 : 51) ne pourrait pas influencer le temps que les spécialistes asile consacrent à chacune de ces dimensions et avoir ainsi un impact sur la qualité du travail. En effet, Lipsky constate que « the search for performance measures can interfere with the quality of public service » (1980 : 166). À ce propos, nous avons pu constater que la pression des chiffres entraine une accélération du traitement des dossiers. Un collaborateur (P8, Centrale) remarque qu’une conséquence de cette pression serait notamment que, « pour les dossiers un peu plus compliqués, tu ne peux pas employer le temps nécessaire que tu voudrais. Tu aimerais aller en profondeur, tu aimerais mieux l’étudier, mais tu ne peux pas, car tu sais qu’ensuite, tu n’arriveras pas à traiter les autres cas. Et ça ce n’est pas l’idéal ». De plus, il ressort que s’agissant d’une période où, en raison du nombre élevé de demandes d’asile, il est requis de « produire » beaucoup, les collaborateurs seraient censés « faire le moins

d’instructions possibles » (P2, Centrale). Nous pouvons alors constater que cette « économie de procédure » (P7, Centrale) pourrait influencer la marge de manœuvre du spécialiste asile concernant le degré d’approfondissement de l’instruction, discuté auparavant. En effet, il arrive que dans certains cas, ce dernier dusse renoncer à faire une mesure d’instruction :

« On est censé faire le moins d’instructions possibles, parce-que ça prend du temps. Mais ça c’est toujours un petit peu délicat pour nous, parce que des fois, on aimerait faire un travail vraiment complet qui demanderait une instruction, et puis on se dit ‘bah on peut quand même prendre une décision sans instruction’, mais la décision elle est moins solide. On doit toujours un peu évaluer ça. […] C’est vrai que des fois, depuis une année ou deux, on rend des décisions positives en se disant ‘ça tient moyennement la route’, mais en même temps on ne peut pas tellement faire autrement. On nous dit ‘pas trop de mesures d’instruction’, donc voilà. » (Professionnel 2, Centrale)

Cet extrait se réfère à des décisions positives, mais nous pouvons néanmoins nous demander si ce principe ne serait pas également applicable à des décisions en défaveur du requérant, ce qui remettrait en partie en question le concept de « conviction », présenté comme la condition nécessaire à la prise d'une décision négative.

Un autre élément que nous voulons mettre en évidence concerne l’influence de la pression temporelle sur le déroulement de l’audition. À ce propos, les spécialistes asile affirment :

« Il faut prendre le temps, l’empathie nécessite qu’on prenne le temps, et souvent […], on n’a pas le temps. » (Professionnel 7, Centrale)

« D’une part, t’as des personnes en détresse, […] donc tu dois prendre le temps pour essayer de comprendre, leur donner une chance. Mais de l’autre, tu dois produire. Et les deux choses sont difficilement compatibles. […] Il m’est arrivé un jour où il y avait une femme qui parlait, parlait, parlait, elle n’était pas bien. Et à un certain moment, j’ai pensé ‘si elle continue à parler autant, je n’arrive pas’, et cela est un peu triste, je trouve. » (Professionnel 10, Centrale)

De plus, un collaborateur (P7, Centrale) soulève le fait que pour atteindre une meilleure unité dans les pratiques, il aimerait pouvoir discuter davantage avec ses collègues, échanger leurs avis respectifs vis-à-vis d'un cas d'espèce, connaître d’autres points de vue. Cependant, cela ne saurait être possible, une nouvelle fois, pour de raisons de l'ordre du manque de temps. Or, en raison de cette pression exercée pour optimiser la « productivité », certains spécialistes asile ont développé des stratégies pour essayer de trouver un équilibre entre exigences de qualité et de productivité. Au-delà du fait de travailler plus et de manière accélérée, au-delà de réduire les mesures d’instruction et de rendre l’audition la plus efficace possible, un collaborateur (P7, Centrale) affirme argumenter de manière moins exhaustive les décisions prises, en choisissant d’approfondir seulement « les éléments fondamentaux qui suffisent », en évitant de « passer en revue toute la panoplie des arguments ». Si cette technique pourrait affecter la qualité des décisions rendues (au niveau de l’argumentation), elle semble être le corollaire inévitable permettant d’atteindre les objectifs requis.

En guise de conclusion, nous pouvons constater que la « politique du chiffre » (PROBST 2012 : 266) engendre de grandes tensions chez les collaborateurs et représente une contrainte ayant un impact non négligeable sur leurs pratiques. Comme le souligne Kagan, « a careful,

structured analysis of asylum claims requires training, time and resources » (2015 : 128). Il semble cependant que le temps représente une ressource dont les dispositifs d’asile ne disposent pas, engendrant ainsi le risque que la pression temporelle puisse influencer la prise de décision (ibid. : 129).

Nous aimerions conclure ce chapitre par une réflexion suscitée par l’extrait suivant : « C’est plus facile de dire qu’un cas est clairement négatif, parce que soit c’est complètement incohérent, soit il n’y a pas de motifs d’asile, tandis que pour les cas positifs, il y a beaucoup de vérifications à faire avant d’être sûrs qu’il est positif. » (Professionnel 13, CEP)

Nous comprenons que ce sont les décisions positives qui exigeraient le plus de vérifications et,

en conséquence, qui demanderaient davantage de temps46. Ces exigences, qui reflètent

d’ailleurs l’ère de suspicion et les tendances restrictives de la politique d’asile actuelle, nous poussent à nous demander si, à l’aune d’exigences de productivité toujours plus élevées, il n’y aurait pas un risque que, dans des cas limites, prononcer un rejet serait plus profitable pour les professionnels. Si cela reste un interrogatif face auquel nous n’avons en cet instant pas les moyens de répondre, nous pouvons quand-même réfléchir sur le fait que si, d’une part, le discours officiel véhicule l’idée d’un travail d’instruction approfondi et soigné, d’autre part, les professionnels se trouvent soumis à des contraintes qui pourraient compromettre ces mêmes propos.