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1. Evaluer la vraisemblance

1.2 Les auditions

1.2.3 Les attitudes valorisées

Dans le cadre de la partie théorique de cette recherche, nous avons mentionné la centralité de l’examen de la crédibilité et nous avons discuté de la suspicion dominant l’ethos de l’administration en matière d’asile (FASSIN 2010 : 164). Or, en ayant les discours des interviewés amplement confirmé la centralité de l’examen de la vraisemblance dans le processus d’instruction et de décision, il s’agit ici de comprendre et d’analyser leurs approches et représentations de cet aspect du travail. À ce propos, nous rappelons que ces résultats découlent de l’observation menée dans le cadre de quelques auditions et, principalement, des discours tenus par les spécialistes asile sur leurs propres pratiques. S’il existe un risque que ces derniers aient voulu véhiculer une image positive de leur figure professionnelle à travers des réponses réfléchies et orientées, une analyse approfondie des entretiens nous a permis de tempérer cette représentation et de montrer les aspects contrastants qui les caractérisent. Un premier point qui nous semble intéressant à aborder, concerne la représentation que les professionnels ont du système d’asile.

« Moi je suis assez généreux dans l’asile, je suis pour une politique d’asile correcte. Mais il faut bien voir que si on veut une politique d’asile correcte, il faut vraiment lutter contre les abus et renvoyer les gens qui commettent des abus. […] S’il n’y a pas ça, il n’y a plus de politique d’asile. Si tout le monde reste... .» (Professionnel 3, Centrale)

Cet extrait montre comment ce spécialiste asile, ainsi qu’une partie de ses collègues, se sentent investis par la mission de « triage » entre ceux qui auraient droit à une protection et ceux qui, au contraire, seraient des « profiteurs » du système qu’il faut identifier et exclure. À ce propos, un autre collaborateur (P6, Centrale) remarque : « nous ne pouvons pas accueillir tout le monde, ce n’est pas le but », ce qui dénote de nouveau la centralité de cette vision dichotomique. Dans ces extraits d’entretien nous retrouvons ainsi la logique d’opposition entre « vrais » et « faux » réfugiés établie par les institutions (FRESIA, BOZZINI et SALA 2013 : 27) et intériorisée par les spécialistes asile dans un effet de socialisation qui semble les amener « to embrace the conviction that refugees should and could be sorted out from migrants » (FRESIA et VON KAENEL 2016 : 111). Comme nous le constaterons au cours de l’analyse, si cette opération est accompagnée d’un idéal d’objectivité et de neutralité, plusieurs professionnels interrogés reconnaissent cependant que la pratique des différents collaborateurs ne serait pas toujours uniforme.

Essayons désormais de mettre le focus sur la manière dont les spécialistes asile conçoivent les requérants et leurs récits. Sur un plan théorique, tous les interviewés soulignent à l’unanimité l’importance de commencer une audition sans a priori penser que la personne mentira et sans avoir pour objectif de la « coincer » (P2, Centrale). Avec cette prémisse, nous observons pourtant deux attitudes quelque peu différentes, mises en avant par les différents spécialistes asile. Une partie d’entre eux exprime la volonté d’aborder l’audition fédérale en valorisant une attitude ouverte, sans se forger une opinion préalable (qu’elle soit positive ou négative) sur la crédibilité du demandeur et de son récit :

« Avant d’entrer en audition, normalement je reste quelques minutes seul pour étudier le dossier […]. Juste avant le début de l’audition, j’essaie de me vider la tête et je me dis ‘c’est le moment de la personne, c’est son moment, il faut que je l’écoute et que je donne le maximum’ et je rentre en audition comme ça, en essayant de donner tout pour obtenir tout. Et je pense que ça soit la manière la meilleure. […] Tu dois toujours donner une chance à la personne, tu ne peux jamais savoir, peut-être qu’elle s’est mal exprimée, peut-être qu’elle change de version, qu’est-ce que tu en sais ? Parfois t’as des histoires qui te semblent être des bêtises de A à Z, et puis tu te rends compte qu’elles sont vraies. » (Professionnel 10, Centrale)

En revanche, d’autres spécialistes asile valorisent une perspective légèrement différente,

relativement bien représentée par l’extrait suivant :

« Il y a un crédit de crédibilité. […] Moi, je commence une audition et je dis ‘je le crois’. C’est le principe de la ‘bonne foi’ en droit. Je pars donc avec un crédit de vraisemblance. Et puis chaque fois... le crédit il baisse, et quand il n’y a plus de crédit, ça veut dire que c’est fini. » (Professionnel 3, Centrale)

D’après les deux visions exposées ci-dessus, les collaborateurs semblent prendre de la distance vis-à-vis de l’idée d’arriver en audition avec l’objectif de confirmer une suspicion préalable à la rencontre avec le demandeur, une dynamique qui a par contre été relevée par Rousseau et Foxen (2006) chez une partie des juges de tribunaux administratifs canadiens en charge de statuer sur les demandes d’asile. Il s’agit néanmoins de remarquer que ces deux attitudes, qui impliquent d’aborder l’audition d’une manière soit neutre, soit avec un « crédit de crédibilité », entrent largement en contradiction avec le climat de méfiance et de suspicion évoqué par la littérature et constaté, du moins en partie, à travers ce travail de recherche. Dès lors, il s’agit de considérer l’éventualité que les professionnels aient voulu véhiculer une image qui ne reflète pas nécessairement leurs pratiques. De plus, il est intéressant de noter que bien que ces deux perspectives se rassemblent, elles comportent une différence sur leur point de départ : selon la première vision, le spécialiste asile se présente à l’audition en ayant essayé de faire table rase de toute opinion préalable quant à la crédibilité de la personne et en restant ouvert aussi bien aux éléments de vraisemblance qu’à ceux d’invraisemblance ; selon la deuxième perspective par contre, le spécialiste asile s’impose à croire le requérant en lui confiant un « crédit de crédibilité », lequel au cours de l’audition sera peu à peu revu à la baisse. Nous nous demandons si cette dernière stratégie n’aurait pas pour conséquence de mettre le focus sur les indices d’invraisemblance, au détriment des éléments de vraisemblance, tenus pour acquis. Toutefois, bien qu’il s’agisse d’une question qui nous a bousculé, seule une analyse minutieuse des pratiques des professionnels sur le terrain permettrait de constater l’impact de ces deux visions sur le processus d’évaluation de la crédibilité des faits.

À la lumière de ce que nous avons exposé ci-dessus, nous voulons maintenant nuancer l’image

que les spécialistes asile ont voulu véhiculer d’eux-mêmes, pour montrer que la complexité de

l’examen de la vraisemblance est riche d’enjeux et que, malgré les intentions évoquées sur un plan théorique, leur mise en pratique peut poser différents défis. À ce propos, un spécialiste asile nous partage un souvenir marquant où son attitude en audition aurait pu avoir un impact non négligeable sur le déroulement de celle-ci et sur l’évaluation des déclarations du requérant.

« [Dans le cadre d’une audition] au lieu d’établir les faits, j’étais à la recherche des contradictions. Et cela n’est pas bien. Il s’est passé que… je me suis vraiment aperçu que ça n’allait pas, donc j’ai interrompu l’audition. C’est une question de conscience personnelle. […] Je ne pouvais pas continuer l’audition comme ça, je n’étais pas en train d’écouter [la personne]. » (Professionnel 10, Centrale)

Cet extrait démontre clairement que, bien que les normes officielles du SEM comme les discours des collaborateurs sur un plan théorique valorisent un certain type d’attitude et d’approche

vis-à-vis du requérant et de son récit, la pratique est caractérisée par des enjeux plus complexes26.

Malgré l’intention de se présenter en audition en faisant abstraction de tout apriori, « the implied construing of the refugee as a liar » (ROUSSEAU et al. 2002 : 66) pourrait prendre le dessus et se concrétiser à travers la volonté de chercher à démontrer que la personne est en train de mentir. Il apparait dès lors qu’adopter une attitude ouverte et exempte de tout apriori ne serait pas de l'ordre du naturel, mais plutôt une posture construite, qu’il s’agit de toujours remettre en question. Cependant, d’après les discours tenus par les professionnels, il ressort que tout le monde ne saurait se livrer à une démarche critique en ce sens et qu’il existerait des collaborateurs valorisant des attitudes différentes par rapport à celles discutées ci-dessus:

« [En contraste avec la vision du ‘crédit de crédibilité’] certains disent ‘ah, celui-là, je vais le piéger’. » (Professionnel 3, Centrale)

Nous pouvons alors imaginer l’existence de deux catégories de spécialistes asile27. L’une privilégierait ainsi une attitude ouverte et essaierait de prendre de la distance vis-à-vis d’une perspective où il s’agirait de « piéger » ou de coincer » les requérants ; l’autre qui semblerait relever d'une posture plus stricte et méfiante, et essaierait, à travers les auditions, de « justifier un jugement souvent posé d’emblée » (ROUSSEAU et FOXEN 2006 : 518). Cette dichotomie entre les collaborateurs est par ailleurs corroborée par l’avis d’un chef suppléant:

« Il y a vraiment des collaborateurs qui sont extrêmement stricts et qui ont quelque chose de très policier, et qui mènent des procédures où vraiment ils cherchent à démasquer ceux qui ne méritent pas. Et puis, il y en a d’autres qui ont une fibre beaucoup plus humaine et sociale et qui mènent les auditions d’une façon très différente […] » (Professionnel 11, CEP)

L’emploi du verbe « mériter » renforce de nouveau l’idée d'un tri entre de « vrais » réfugiés qui « méritent » d’être reconnus et de « faux » qui, au contraire, doivent être « démasqués ». Nous retrouvons ici la même logique relevée par Probst chez une partie des instructeurs allemands et

26 Il convient de noter que le professionnel 10 est le même qui, dans un extrait précédant, véhiculait l’idée d’aborder l’audition sans se forger une opinion préalable quant à la crédibilité du demandeur, ce qui démontre à quel point ce propos peut être difficile à appliquer en pratique.

27 Comme cette constatation est faite sur la base des discours tenus par les spécialistes asile sur leurs collègues (et pas en référence à eux-mêmes), il est ici important de maintenir une vision critique. De plus, ces deux catégories ne sont pas à concevoir comme rigides et fermées, mais plutôt comme deux visions qui peuvent chacune appeler plusieurs nuances.

français, pour lesquels débusquer les « faux » réfugiés ferait intrinsèquement partie de leur tâche et devoir professionnel (2012 : 277). Quant à l’attitude adoptée par les spécialistes asile à l’égard des demandeurs, plusieurs interviewés affirment que celle-ci peut avoir tendance à évoluer négativement au cours des années de travail: « certains collaborateurs […] deviennent toujours plus durs, plus moqueurs, plus agressifs » (P10, Centrale). Toutefois, un spécialiste asile (P12, CEP) nous raconte que d’après son expérience personnelle, celui-ci a vécu une dynamique inverse. En effet, c’est tout au début de son travail qu’il avait tendance « à être trop

à la charge à croire que la personne mentait » et, par conséquent, « à partir du principe qu’elle

mentait », en se préfixant le but de le démontrer. Nous pouvons imaginer que cette attitude

suspicieuse pourrait lui avoir été transmise par la « culture maison »28 (GRESLIER 2007 : 7) de

l’institution, laquelle pourrait avoir conduit le collaborateur à intérioriser et à mettre en pratique une attitude méfiante et suspicieuse à l’égard des requérants. En guise de conclusion, nous constatons que l’attitude adoptée en audition, élément susceptible d’influencer le déroulement de celle-ci et d’avoir un impact sur l’évaluation de la vraisemblance, fait l’objet de certaines divergences entre les collaborateurs. En particulier, l’attitude d’une partie d’entre eux semble contredire les normes officielles du SEM valorisant une attitude objective, impartiale, aimable et ouverte (MAR, C7 : 19), et pencher pour une posture plus dure et rigide qui risquerait de compromettre le jugement.