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Partie 1. LA REALISATRICE ET LE CINEMA EN ESPAGNE

B. Les structures « masculines », l’homme faible

Les années 90 sont marquées par une situation sociale difficile (le chômage, notamment, touche 24% de la population active) et par différents cas de corruption impliquant des hauts fonctionnaires du gouvernement et de l’administration de l’Etat. Un des cas les plus significatifs fut le « cas Roldán » : entre 1986 et 1993, Roldán détourna plus de 400 millions de pesetas de fonds réservés et toucha 1800 millions de pesetas de commissions pour l’adjudication de chantiers publics. D’autres cas comme celui de Rumasa ou celui du Président de la Communauté Autonome de Navarra, Gabriel Urralburu, ou encore le cas « Estevill » (corruption de magistrats pour étouffer des délits fiscaux pendant les années 90) défrayèrent l’opinion publique. Nombreux sont aussi les exemples de corruption et d’appropriation indue dans les entreprises (KIO, Banesto (1993), Villalonga, etc.). Le cinéma va dénoncer cette société faite pour et par les hommes où tout va mal et où l’homme vend son âme au plus offrant. La critique des structures sociales est très fréquente et vise le monde masculin, mise en cause dans son action (destinée uniquement à satisfaire l’ambition des hommes) comme dans son inaction (la faiblesse de l’Homme ordinaire le rend complice de la corruption ambiante).

La suerte dormida (2003), d’Ángeles González Sinde, évoque ainsi un affrontement judiciaire disproportionné qui est d’ailleurs un thème apprécié du cinéma américain : un avocat qui n’exerce pas depuis deux ans s’oppose à une

énorme société ayant à son service un cabinet d’avocats prestigieux, dans le cadre d’une affaire concernant un jeune homme mort alors qu’il effectuait un travail dans des conditions de sécurité déficientes. Le film s’intéresse à la façon dont les structures du pouvoir, incarnées par des hommes sans éthique, se maintiennent grâce aux connexions existant entre chefs d’entreprises et hauts fonctionnaires. Ces derniers protègent les chefs d’entreprise, pour l’argent ou par népotisme. Ils empêchent ainsi toute enquête et, en dernier recours, font appel à des experts en droit sans scrupules pour manipuler des témoins ou acheter des témoignages. Les femmes ne sont que des fonctionnaires d’un niveau moyen, soumises à l’autorité des hommes, généralement critiquées quand elles essaient de faire leur travail avec honnêteté et devant s’adapter aux arrangements de leurs supérieurs. Par conséquent, la « réussite » de l’intégration de la femme au monde du travail est remise en question : en réalité, elles manquent de pouvoir de décision et ne peuvent aspirer qu’à trouver une place dans les structures masculines déjà établies. Le pouvoir est identifié à la corruption et au monde masculin. Cependant, celui-ci est également associé à la faiblesse et à l’inconsistance des principes. L’homme est le corrupteur, celui qui offre argent ou travail, celui qui intimide, mais aussi le corrompu, celui qui renonce aux principes car il est incapable de lutter avec suffisamment d’énergie et qu’il est dominé par la peur ou qu’il est animé par un intérêt immédiat. En face, les femmes représentent la constance, l’honnêteté et la persévérance dans La suerte dormida : la mère du défunt et la protagoniste ne reculent pas devant l’énormité de l’ennemi et tiennent à découvrir la vérité ; la fonctionnaire inspectrice des mines, elle, cesse de couvrir son supérieur et finit par aider les deux femmes. Elles portent des valeurs qui sont la seule possibilité d’obtenir justice et le dénouement de l’intrigue suggère, avec un certain optimisme, qu’elles peuvent former un « contre-pouvoir » qui freine les violations de principe masculines.

Patricia Ferreira suit la même ligne de dénonciation dans El alquimista impaciente (2003). Suivant les règles du genre policier, la réalisatrice place en point de mire les grands chefs d’entreprise du secteur de la construction. Elle parcourt la typologie des vainqueurs masculins et le dénouement fait justice de chacun d’eux : le rustre cacique en charge de la concession des travaux publics, avec son surplus de testostérone, meurt d’un cancer de testicules ; le millionnaire, raffiné, séducteur et sybarite qui interfère dans les affaires du premier, finit en

prison, tout comme le cadre, yuppie, attirant, souriant et faux, qui fait les sales besognes du millionnaire. Mais le moteur de l’intrigue est l’apparition du cadavre d’un ingénieur, que le film présente comme la victime du monde masculin que les vainqueurs, évoqués précédemment, ont mis sur pied. Nous découvrons ce personnage à travers des témoignages de tierces personnes qui nous décrivent une personnalité contradictoire : homme familier et très professionnel dans son travail d’ingénieur nucléaire, il est aussi un personnage volcanique comme homme d’affaires. Cette contradiction entre l’efficience et la passion, dénote, en réalité, une volonté faible, influençable, susceptible d’être éblouie par le clinquant de l’argent et du sexe et c’est elle qui le conduira vers un triste destin. Au fond, c’est un homme ordinaire, mais la « morale des affaires » le pousse à vendre son âme, à participer à des manœuvres criminelles, à violer la « morale d’homme ordinaire » pour qui un crime est un crime non pas un art, comme il est suggéré à un certain moment ; viennent alors les scrupules et les problèmes de conscience : il cesse d’être un homme de confiance, pour devenir un consommateur de drogues et de sexe qui finit par mourir d’une overdose de tranquillisants, moins à cause de ses excès qu’à cause de son déchirement moral. Ce n’est pas non plus un film complaisant avec les femmes mais il reconnaît qu’elles savent ce qu’elles veulent et connaissent la façon d’y parvenir et il met cela en lumière à travers des personnages secondaires remarquables : la veuve, qui encourage son mari à tirer parti de son talent laissé en friche dans la centrale nucléaire et ne pose aucune question au sujet de l’argent qui rentre ; ou encore la fille du millionnaire, instigatrice des actions de son père et de celles de la victime dont elle était la maîtresse. Cette dernière présentée dans une piscine est comparée au moyen de métaphores visuelles, à la beauté de la lumineuse eau bleue des réacteurs nucléaires. C’est d’ailleurs un personnage qui ressemble d’une certaine façon à Teresa de La petición. Ces deux personnages, la veuve et la fille, avec leur discrétion et leur courte apparition à l’écran, représentent aussi la puissance de l’influence qu’immortalisa Lady Macbeth.

Dans une optique comparable, Chus Gutiérrez adopte, dans une des trois histoires qui composent le film choral Insomnio (1997), une perspective particulière quant à la relation du chef avec ses employées, relation qui inclut subtilement la dimension sexuelle. Non content de montrer le mode de fonctionnement abusif de l’entreprise privée, qui maintient ses employés en éveil

quant à leur avenir et à leurs perspectives professionnelles pour stimuler leur compétitivité, les exploitant au-delà de ce à quoi ils sont obligés par contrat, le film évoque le « coup de frein » que suppose la maternité dans la carrière d’une femme. Ce « coup de frein » n’est pas tant dû à une moindre disponibilité qu’à une prise en compte différente de la part de leur chef : celui-ci répète ainsi que « les femmes commettent la bêtise d’être mères au meilleur moment de leur vie ». En réalité, il fait allusion au fait que leur condition de mère se substitue à leur condition de séductrice ou d’objet de désir, si bien qu’elles cessent de lui appartenir, comme s’il se voyait à la tête d’un harem dont les femmes mères ne mériteraient plus de faire partie. Sans insister particulièrement, Chus Gutiérrez suggère que l’exercice du pouvoir d’un homme sur une femme a une composante sexuelle, et que les structures du travail masculin obligent la femme à être attirante, séductrice, indépendamment de sa capacité professionnelle.

C’est la même réalisatrice qui soulève dans Poniente (2002) le problème, du comportement d’une femme qui acquiert le statut de propriétaire et qui agit alors d’une façon bien différente de celle d’un homme. Avec pour fond la dénonciation sociale les dures conditions de vie que doivent supporter les immigrants africains travaillant en Andalousie, ce film confronte la manière tyrannique qu’ont les hommes de diriger les travailleurs, commettant des injustices et des abus pour obtenir une forte productivité, avec la manière beaucoup plus humaine et juste de la protagoniste. Cette situation particulière illustre l’idée selon laquelle il existe, dans le monde de l’entreprise, le chef-homme qui pense se trouver face à un engrenage duquel il faut tirer un rendement optimal, tandis que le chef-femme regarde ses subordonnés comme des êtres humains.

L’injustice du monde masculin finit par légitimer la transgression et l’illégalité. C’est le cas dans El palo (Eva Lesmes, 2001). Dans ce film, un groupe de quatre femmes décide de cambrioler une banque. Elles sont victimes des hommes de diverses façons : l’une est séparée d’un policier qui la battait, travaille comme femme de ménage pour nourrir à grand-peine son fils et elle est en proie à la constante tentation – ou au risque – de revenir avec son mari pour subsister ; l’autre, une « belle idiote », est la maîtresse de son chef (on retombe ici sur la conjonction de la discrimination au niveau du travail et sexuel mentionnée dans Insomnio), enceinte, elle est sur le point de perdre son travail ; et la troisième est une veuve qui doit faire face aux dettes de son époux. Le film insiste, en plus, sur

le fait qu’elles ont abandonné des perspectives professionnelles plus prometteuses pour le mariage. Les illustres antécédents dans le genre des braquages, Du rififi chez les hommes (Jules Dassin, 1955), The killing (Stanley Kubrick, 1956), Le cercle rouge (J.P. Melville, 1970) ou même A tiro limpio (Francisco Pérez Dolz, 1963), aussi brillants soient-ils, optent toujours pour des fins « morales » : les protagonistes n’atteignent pas leur objectif, parce que les braqueurs manifestent leur individualisme, manquant au code de l’honneur ou en raison d’imprévus relevant de la fatalité qui renvoie à la loi patriarcale. Le film espagnol Atraco a las tres (José María Forqué, 1962), conçu sur le ton de la comédie comme El palo, préserve l’honnêteté des protagonistes car, en essayant de commettre un vol, ils évitent en réalité qu’un autre soit commis par des professionnels. Mais le regard féminin porté sur le genre préfère la justice sociale à l’honnêteté. Les allusions à « l’argent noir » de la banque, c’est-à-dire à l’argent sur lequel les riches ne paient pas d’impôts, finissent de justifier le braquage : ce serait une manière « naturelle » ou « juste » de redistribuer un capital que les fraudeurs dérobent au fisc et à toute la société et qui reviendrait ainsi à des femmes qui en ont vraiment besoin. Il n’y a ni remords ni fatalité qui fassent échouer leurs plans au dernier moment, et il va sans dire que l’entente et la solidarité entre les protagonistes est absolue. Si bien que, non seulement ces structures masculines qui oppriment la femme ou qui sont fondées sur la corruption sont critiquées, mais c’est le genre de film noir traditionnel et les stéréotypes qu’il véhicule, qui sont démantelés.

Il est tout à fait surprenant de voir comment Helena Taberna, dans Yoyes (1999), aborde un monde sans doute singulier, le terrorisme de l’ETA de l’intérieur, et conduit l’histoire sur le terrain de la confrontation entre les perspectives féminine et masculine tout en assumant l’engagement idéologique et tout en prenant peut-être quelques libertés biographiques. Dans les premières scènes, Yoyes freine ses compagnons qui aspirent à ce que les femmes s’occupent des tâches domestiques, voire satisfassent leurs besoins sexuels, mettant en évidence que, malgré le contexte révolutionnaire, des préjugés patriarcaux de soumission de la femme à l’homme subsistent. Selon ces préjugés, ce sont les hommes qui sont appelés à s’acquitter des missions importantes tandis que les femmes ne sont là que pour le repos du guerrier. Néanmoins, il est encore plus important de voir comment Yoyes représente l’indépendance et

l’honnêteté intellectuelle, la réflexion et l’autocritique, face à des hommes qui fuient leurs responsabilités dans la mort d’innocents et ne tolèrent aucun genre de dissidence ni de discordance. Elle a un bagage intellectuel, une idéologie, tandis que ses compagnons sont des sanguinaires, des psychopathes, des esprits dogmatiques qui ne réfléchissent pas et ne font qu’obéir aux ordres. Elle ne cherche pas de raccourcis arrangeants – comme des mesures de réinsertion, de l’aide pour une bourse ou la protection de certains leaders –, elle ne ment pas, ne se cache pas, choisit de dire ce qu’elle a à dire plutôt que de fuir. La triste morale de cette histoire est que les organisations masculines ne tolèrent pas ce genre d’attitude et c’est ce qui va coûter la vie à la protagoniste : prise entre l’intransigeance de l’organisation terroriste et la manipulation de hauts fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur – à leur tour impliqués dans le contre- terrorisme des GAL101 – et des journalistes, elle meurt d’un balle dans la nuque

devant sa petite fille, pour avoir choisi la dignité et la liberté. L’histoire de Yoyes, dans le regard de Helena Taberna, est la claire dénonciation de la hiérarchisation des structures, qui convertit la discipline en valeur suprême et annule la capacité de réflexion. À cela, il convient d’ajouter l’idée de l’identification de la discipline – comprise aussi comme une forme de faiblesse, car elle évite de se poser des questions – avec le comportement masculin et celle de la lucidité avec le comportement féminin.

Une autre réalisatrice, Judith Colell, dans une des histoires croisées de 53 días de invierno, sorti en 2007, dénonce la figure du maître qui séduit ses élèves. L’admiration initiale de la jeune protagoniste, étudiante de musique, pour le chef d’orchestre avec qui elle répète, l’a conduite jusqu’à son lit, mais cette fascination se dissipe peu à peu quand elle découvre que c’est un homme égoïste, qui ne permet pas qu’elle pénètre dans son espace privé. Un homme assez faible aussi pour charger son épouse de parler à la jeune fille pour mettre fin à cette relation, une de plus parmi les relations adultères qu’il a eues avec ses élèves. Quand cet homme l’applaudit à la fin du film, reconnaissant sa bonne interprétation dans un concert, le message selon lequel la femme ne peut trouver de véritable épanouissement que dans le domaine professionnel et artistique, et non sentimental – au point de recevoir « l’applaudissement du rival » – est souligné et mis en évidence. L’ex-mari-ancien professeur d’une des protagonistes de Atlas de

geografía humana (Azucena Rodríguez, 2003) ne s’en tire pas mieux et, bien que le regard porté sur lui soit plus bienvellant, encore une fois c’est la faiblesse du professeur protagoniste de Elegy (Isabel Coixet, 2008), séducteur habituel de ses élèves qui est soulignée.

De temps à autre, la faiblesse masculine est décrite à la première personne, le récit se centrant sur un homme, comme dans le film réalisé par Pilar Miró Hablamos esta noche. C’est ce qui arrive également dans Algunas chicas cruzan las piernas cuando hablan (Ana Díez, 2001), film aigre-doux sur le passage à l’âge mature, avec une claire influence d’Eric Rohmer. Le protagoniste est un homme, enfoncé dans une vie professionnelle et conjugale sans relief. Il se souvient de quelle façon il a perdu, dix ans plus tôt, une fille avec qui il aurait pu être heureux en la trompant avec la voluptueuse et sophistiquée fiancée de son frère aîné. Le complexe devant la figure de l’aîné et la faiblesse masculine devant l’appât sexuel apparaissent ici comme la cause d’une erreur qui a fait perdre tout sens à sa vie. L’homme ne sait pas résister à des forces qui l’entraînent vers l’autodestruction ; au moment décisif, il ne fait pas le bon choix parce qu’il manque de lucidité et se laisse éblouir par des valeurs passagères.

Parfois, c’est précisément la figure de la femme qui empêche l’homme de vendre son âme. Dans Hector (2003), à travers une vaste et riche mosaïque de personnages et de relations, Gracia Querejeta présente la relation de fausse amitié unissant un déménageur mature, qui transporte des meubles depuis des années, avec son chef ; celui-ci offre à son employé la proposition alléchante d’avoir une participation dans l’entreprise et, d’une façon subtile, y met comme condition que la fille de son employé – une jeunette de vingt ans avec qui il a une relation que celle-ci ne juge guère satisfaisante – l’épouse. En toile de fond, il y a le conflit de classe sous-jacent avec la perspective tentante d’abandonner la classe des travailleurs pour faire partie de la classe des propriétaires, ce qui rend l’ambition masculine facilement manipulable. Tant et si bien que le personnage du père est sur le point de sacrifier sa fille pour réaliser son rêve. Son épouse, fière d’appartenir au quartier et à la classe des travailleurs, comprend les doutes de sa fille, respecte la décision que celle-ci prendra et, finalement, admire son courage quand elle décide de rompre, ce qui lui vaudra une raclée. Les yeux du père s’ouvrent enfin, il comprend, en voyant le visage marqué de sa fille, la manipulation dont il a été l’objet et demande en pleurs pardon à son épouse.

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