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Partie 1. LA REALISATRICE ET LE CINEMA EN ESPAGNE

B. L’empreinte féministe de Josefina Molina

Cette période qui va de 1973 à 1977 est marquée évidemment par la mort de Francisco Franco mais aussi par l’incertitude, l’agitation permanente, les manifestations pour la liberté et la réorganisation de l’ETA en deux branches : « ETA político-militar et ETA militar ».

Plus précisément, l’année 1975 non seulement a une grande importance en Espagne avec la mort de Franco mais aussi la proclamation par les Nations Unies de cette année-là comme l’Année Internationale de la Femme. La disparition de Franco de la sphère politique et l’élan donné par les Nations Unies produisirent une explosion de l’activité féminine qui en peu de temps allait égaler l’activisme féministe des Etats-Unis ainsi que d’autres pays de l’Europe occidentale. L’émergence de cette nouvelle vague du féminisme espagnol s’est fait connaître les 6,7 et 8 décembre 1975 avec les Premières Journées pour la Libération de la Femme37. Parmi tant de sujets abordés la polémique question de la relation entre

la lutte féministe et la lutte politique en général a été débattue lors de ces Journées mais aucun consensus sur laquelle de ces deux luttes allait être prioritaire ne s’est dégagé. Le climat des débats fut néanmoins riche et salutaire. Amparo Moreno le résume bien dans son ouvrage Mujeres en lucha: El movimiento feminista en España:

« On peut dire que le résultat le plus important de ces Premières Journées pour la Libération de la Femme a été, d’un côté, le fait d’avoir pu organiser un premier débat sur la problématique de la femme. Ceci a permis de clarifier les positions et d’un autre côté, augmenter le niveau de la conscience féminine, même si quelques-unes des

37 Gould Levine, Linda, Femenismo y repercusiones sociales: de la Transición a la actualidad, in La mujer en la España actual, Cruz Jacqueline y Barbara Zecchi (eds.), Barcelona, Icaria Editorial, 2004, p. 59.

participantes niaient et nièrent durant un certain temps à qualifier ces Journées comme féministes38.»

La naissance de ce mouvement féministe s’est faite dans un contexte économique très peu favorable puisque la croissance n’était que de 0,7% et le taux de chômage avait été multiplié par deux. Pourtant, les cadres législatifs des premières années de la démocratie permettaient un décloisonnement du carcan familial traditionnel. Comme dans d’autres pays d’Europe une pluralité des formes différentes de famille surgit avec un caractère beaucoup moins rigide mais son effet sur la société sera pratiquement invisible en raison de la conjoncture économique mondiale. Dans ce contexte, la femme, n’était pas indépendante économiquement étant donné le désavantage qu’elle avait dans son intégration dans le monde du travail. Elle ne pouvait pas utiliser sa liberté législative et de ce fait elle restait sous un régime économiquement patriarcal.39

Comme il fallait s’y attendre, la filmographie de Pilar Miró et de Josefina Molina est marquée par la lutte titanique, à contre-courant, qu’elles durent livrer pour se faire une place dans une profession éminemment masculine. Beaucoup plus probablement dans le cas de Josefina Molina qui, avec une carrière cinématographique intermittente, sacrifia en grande mesure les aspects artistiques de ses films au message qu’elle voulait faire passer. Un article d’elle écrit en 200340 nous offre des affirmations révélatrices sur l’absence de références

féminines acceptables sur lesquelles s’appuyer :

« Quelle tradition avait donc une femme qui se consacrait à diriger du cinéma en Espagne à la fin des années 1960 ? Les films de ces femmes-là ont disparu avec le temps. Ils ne sont ni analysés, ni vus, ni mentionnés. Dans un milieu masculin hostile : « les hommes n’aiment pas qu’on les mette en évidence quand on fait le même travail aussi bien ou mieux qu’eux sans se prendre trop au sérieux » et peut-être avec une préjugé ajouté : « généralement les hommes s’encouragent, les uns aux autres, leur auto-complaisance est maladive ». Il est inévitable que le cinéma de celle-ci ait été déterminé par le besoin de faire entendre sa voix : « il n’est donc pas étonnant que mon

38 Moreno, Amparo, Mujeres en lucha: El movimiento feminista en España, Barcelona, Anagrama,

1977, p. 26.

“Puede decirse que el resultado más importante de aquellas I Jornadas por la Liberación de la Mujer fue, por una parte, el haber podido celebrar un primer debate sobre la problemática de la mujer que condujo a una clarificación de posiciones y, por otra, un aumento del nivel de conciencia feminista, aun a pesar de que algunas de las participantes se negaban y se negaron durante algún tiempo a calificar aquellas Jornadas como feministas.”

39 Cabrejas de las Heras, Gloria, La Transición a la Democracia en España. Historia y Fuentes

documentales, Castilla La Mancha, ANABAD, 2004, p. 6.

discours ait été celui de la liberté d’initiative des femmes. La liberté d’affronter la vie à partir de nos propres besoins et non pas des besoins imposés. La liberté de manifester notre point de vue sur le monde dans lequel nous vivons, à travers notre œuvre, nous servant pour cela de toute opportunité et de toute métaphore. C’était un travail qu’il fallait faire41».

Ce qui revient à dire que Josefina Molina assume pleinement et consciemment son rôle de « pionnière » :

« Je me considère un pas de plus, un précédent de plus, dans l’histoire du cinéma de

femmes en Espagne et je suis sûre que de nouvelles générations amélioreront ce qui aura été fait par celles qui les ont précédées42».

On ne peut pas nier que Josefina Molina ait été fidèle à son credo féministe. Ceci se vérifie à travers ses personnages féminins comme dans Función de noche.

Toujours dans son article elle précise que : « une femme de ma génération fait le bilan de sa vie, détecte les points obscurs et rompt le silence traditionnel en faisant valoir son droit à la réflexion sur elle-même sans tenir compte de la rhétorique masculine43 », de sorte que, indépendamment de la plus ou moins

grande identification d’une spectatrice hypothétique avec le personnage principal – « Aujourd’hui encore je reçois de nombreux témoignages affirmant que ce film est toujours valable et utile aux femmes qui le voient44… » –. La réalisatrice donne la parole aux femmes, les invite à réfléchir sur leur vie, en rompant l’inertie du conformisme et de la discrétion que la société franquiste imposait ou exaltait chez la femme. Hormis la subversion formelle d’une œuvre sans caractère narratif,

41 “¿Qué tradición tenía, pues, una mujer que se dedicaba a dirigir cine en España al final de la

década de los sesenta? Las películas de aquellas mujeres se esfumaron en el tiempo. No son analizadas, ni vistas ni mencionadas. En un medio masculino hostil: a los hombres no les gusta que los pongamos en evidencia cuando hacemos el mismo trabajo igual o mejor que ellos sin darle tanta importancia. Y quizá con algún prejuicio añadido suyo: generalmente los hombres se jalean unos a otros, su autocomplacencia es enfermiza. Es inevitable que su cine estuviera determinado por la necesidad de hacer oír su voz: no es de extrañar por tanto que mi discurso haya sido el de la libertad de iniciativa de las mujeres. La libertad de encarar la vida desde las propias necesidades y no desde necesidades impuestas. La libertad de manifestar nuestro punto de vista sobre el mundo en que vivimos, a través de nuestra obra, utilizando para ello cualquier metáfora. Este era una trabajo que había que hacer”

42 Molina, Josefina, op. cit.: “Me considero un paso más, un precedente más, en la historia del

cine de mujeres en España y estoy segura de que nuevas generaciones mejorarán lo hecho por las que las hemos precedido”

43 Ibidem: “Una mujer de mi generación hace balance de su vida, detecta sus puntos oscuros y

rompe un silencio tradicional haciendo valer su derecho a la reflexión sobre sí misma sin tener en cuenta la retórica masculina”.

44 Ibidem: “Aún hoy recojo muchísimos testimonios de que esta película sigue siendo válida y útil

située à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, fragmentée, dans laquelle deux acteurs, Lola Herrera et Daniel Dicenta, improvisent sur l’échec de leur couple, la dénonciation de la situation féminine est claire. Lola est une femme d’âge moyen, trahie par un mari infidèle qui ne s’est jamais occupé de leurs enfants. Elle vit une relation malaisée avec son corps et sa sexualité et qui en arrive à avouer – en le lui reprochant – à Daniel qu’elle n’a jamais eu d’orgasme et a toujours feint, provocation choquante non seulement à l’égard de la société patriarcale dans laquelle elle a été élevée, mais aussi envers le modèle progressiste masculin de la démocratie naissante représenté par son ex-mari45.

Cela suppose un pas de plus dans la ligne transgressive commencée chronologiquement avec La petición et suivie par Vámonos, Bárbara. Du personnage remarquable pour son époque dans le premier film, nous passons à la femme conventionnelle qui prend une décision hors du commun dans le deuxième et on conclut avec la femme « réelle » de Función de noche qui efface la séparation entre réalité et fiction cinématographique.

Dans Esquilache, le personnage de la belle servante Fernanda est tiraillé entre deux types masculins opposés qui incarnent en même temps les positions politiques opposées, la tradition hispanique face aux Lumières ; l’agressif et le séditieux, incarnation d’un « vieux » machisme, qui prend la femme et la laisse tomber comme un objet ; face au Marquis d’Esquilache, circonspect et prudent, figure paternelle d’une certaine manière, qui la respecte et l’apprécie comme un être humain. Fernanda se place de son côté et lui apporte son soutien quand la situation est difficile. Elle arrive même à être une consolation concrète au milieu de la vulnérabilité physique avec la scène des vomissements qui révèle comment même le plus grand peut faiblir et être à la merci d’une femme. Mais elle n’est pas payée de retour avec la même loyauté par le marquis lors du dénouement, quand celui-ci se croit obligé de partir en exil avec son épouse. Fernanda part, renonçant à se soumettre à qui que ce soit d’autre, à faire confiance à personne d’autre ou à se laisser utiliser. Et, en second lieu, le film décrit le type de femme qu’elle rejette à travers deux personnages secondaires : l’épouse du marquis, frivole et dépensière, qui viole le code de l’honnêteté de son mari pour donner une belle situation à ses enfants ; et la mère du roi Carlos III, vieille dame méprisante et ténébreuse qui croit au privilège du sang royal. Il n’est pas difficile d’identifier ces

deux femmes « de bonne famille » avec l’image que la réalisatrice a des Espagnoles « traditionnelles », complices de l’hégémonie masculine.

Le personnage principal de Lo más natural (1990), après une séparation, défie ouvertement le tabou selon lequel une femme mature ne peut aimer un jeune homme et celle de La Lola se va a los puertos (1993), chanteuse célèbre, résiste au harcèlement d’un vieux cacique qui la désire comme un bien à exhiber. Celle-ci se laisse séduire par le fils de ce cacique, jeune et attirant, mais rompt avec lui quand elle pressent que sa passion risque de la dominer. Cette même passion l’oblige à abandonner son art et répond favorablement à l’amour inavoué que lui voue son fidèle guitariste Heredia. Un amour loin du terrain physique, platonique, Lola comme étoile sur les scènes alors que lui reste discret à ses côtés, mais sans l’éclipser. La réalisatrice déclare donc ici qu’une femme peut vivre engagée dans son métier, entière et épanouie sans le soutien d’un homme. Et sur sa plus célèbre production, le téléfilm Teresa de Jesús (1984), elle a écrit :

« qu’elle s’éloignait de l’hagiographie pour parler d’une femme du XVIème siècle qui ne

voulait qu’échapper à la triste destinée que son époque lui réservait pour développer son esprit et son projet vital46».

Cependant, la clarté de ses intentions et son engagement n’ont été récompensés ni par le succès du public ni par la reconnaissance de la critique. Función de noche reste le film le mieux accueilli par le public, avec plus d’un demi- million de spectateurs, ce qui prouve qu’il a correspondu aux inquiétudes d’une société en pleine transformation qui aspirait à des changements plus profonds avec la Transition politique. Mais, peut-être en partie à cause de son caractère novateur et à mi-chemin entre l’aspect cinématographique et l’aspect documentaire, il est tombé dans l’oubli, et, par exemple, ne passe jamais à la télévision. Lo más natural (1990) fut stigmatisé par la critique et la réponse acceptable du public peut être imputée à l’attrait sexuel du couple formé par Charo López et Miguel Bosé. Il s’est passé la même chose avec La Lola se va a los puertos, marquée par la personnalité de la star folklorique qui l’interprète, Rocío Jurado, clairement imposée de l’extérieur, étant donné qu’à 48 ans, elle n’était pas l’actrice idéale pour jouer ce rôle. En effet, ce film a été coproduit par la Junta de

46 Molina, Josefina, op. cit., pp. 75-80: “se alejaba de la hagiografía para hablar de una mujer del

siglo XVI que sólo quería escapar del triste destino que su época le deparaba para desarrollar su mente y su proyecto vital.”

Andalucía et Canal autonómico andaluz Canal Sur afin de promouvoir la région et, quoi de mieux, qu’une réalisatrice andalouse (Josefina Molina) et une vedette autochtone. On trouvera probablement ici un exemple de l’opportunisme auquel fait allusion Josefina Molina :

« Je n’ai pas trouvé d’autre chemin que l’opportunisme, c’est-à-dire, choisir ce que je voulais

faire parmi ce qui était possible et le faire le mieux possible, pour développer mon désir de faire du cinéma.47»

Son film le plus respecté est Esquilache, qui a obtenu neuf nominations et deux Goya en 1989. La minutie formelle de la mise en scène et l’évocation d’une époque historique correspondaient aux prétentions culturelles du cinéma espagnol subventionné à la fin des années 80 par le Ministère de la Culture et par la Télévision espagnole qui était dirigée par Pilar Miró à ce moment-là. On perçoit la beauté des palais et des décors royaux utilisés pour le tournage, ainsi qu’une bonne direction artistique et l’apport d’une des distributions les plus brillantes de l’histoire du cinéma espagnol (Fernando Fernán Gómez, Adolfo Marsillach, Ángela Molina, José Luis López Vázquez, Concha Velasco, Amparo Rivelles, Alberto Closas, Fernando Valverde…). Néanmoins, de même que ces rutilantes stars nationales jouent sans s’écarter de leur registre le plus habituel, la direction de Josefina Molina est correcte mais peu inspirée – sauf une intéressante utilisation de la lumière –, plus propre à l’efficacité de la télévision qu’à la créativité cinématographique. Peut-être touchons-nous ici le point névralgique de la question au sujet de la personnalité de Josefina Molina comme réalisatrice : la créativité n’est vraisemblablement pas son objectif principal. Il s’agit plutôt de la transmission d’un message, en l’occurrence, le parallèle historique entre la résistance du peuple espagnol à accueillir les Lumières au milieu du XVIIIème siècle et la situation politique existante au moment de la réalisation du film. Ce message s’avéra trop évident pour quelques historiens cinématographiques :

« Josefina Molina offre une parabole sur la situation politique actuelle du pays, car l’attitude

des Bourbons, la position du premier ministre et les intrigues de la Cour, mutatis mutandi,

47 Molina, Josefina, op. cit. pp. 75-80 “no he encontrado otro camino que el posibilismo, es decir,

elegir lo que quería hacer entre lo que era posible y hacerlo lo mejor que sabía, para desarrollar mi deseo de hacer cine”.

peuvent avoir une seconde lecture aujourd’hui, gouvernement socialiste et démocratie espagnole compris48», ou, dans des termes plus durs :

« S’il fallait chercher un exemple de la façon dont une cinématographie peut s’approcher de l’idée de cinéma « officiel », cela pourrait être Esquilache, film commémoratif de la plus grande gloire du Bourbon Carlos III et de son despotisme éclairé représenté par Esquilache, l’incompris ; du même coup, dynastie et parti gouvernant étaient exaltés par la voie historique49…».

La réalisatrice elle-même déclara :

« Esquilache est un film d’analyse politique, une réflexion sur notre pays qui est aussi

valable pour le passé que pour le présent, du fait que les peuples qui oublient leur histoire sont condamnés à la revivre50… »

À part le fait de recourir à un argument très rebattu dans les rapprochements contemporains, elle confirme – inutilement – quelque chose qui était déjà tout à fait clair dans son récit.

Il semble pertinent de rappeler les propos de Simone de Beauvoir sur les difficultés des générations féminines qui s’essaient à la pratique artistique, applicables à Josefina Molina et à d’autres réalisatrices qui lui succédèrent :

« Aujourd’hui, les femmes ont moins de peine à s’affirmer ; mais elles n’ont pas encore tout à fait surmonté la spécification millénaire qui les cantonne dans leur féminité. La lucidité, par exemple, est une conquête dont elles sont fières à juste titre mais dont elles se satisfont trop vite…Quand elles ont écarté les voiles de l’illusion et de mensonges, elles croient avoir fait assez… L’art, la littérature, la philosophie sont des tentatives pour fonder à neuf le monde, sur la liberté humaine : celle du créateur ; il faut d’abord se poser sans équivoque comme une liberté pour nourrir pareille prétention51…»

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