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3. La sémiotique des objets

3.1 Les rencontres entre sémioticiens et théoriciens du projet

Pendant ma première année d’enseignement à l’Isia de Florence, j’ai passé avec succès mon concours pour accéder au doctorat en 1995, j’ai commencé ma thèse en 1996 avec l’apport d’une bourse ministérielle. Les collaborations avec les designers et les concepteurs ont débuté aussi à ce moment-là.

C’est à partir de mes expériences didactiques à Florence que j’ai changé d’angle d’attaque, en commençant à me questionner sur la façon la plus adaptée de présenter la sémiotique aux designers et aux étudiants de design. Autrement dit, il n’était plus question d’employer simplement une méthodologie sémiotique pour l’analyse des objets du seul point de vue sémiotique. C’était plutôt le moment de comprendre comment faire collaborer les disciplines impliquées dans différents projets: entre autres, le design du produit et de la communication. Dans ce contexte, la sémiotique devenait un outil, nécessaire à la mise en place de projets.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir l’impression d’apprendre quelque chose de nouveau dans ce domaine de recherche puisque, jusque-là, mes

recherches évoluaient dans un champ d’une complexité croissante mais, en même temps, encore dans l’ordre du prévisible. Comme au début de mon parcours, assez typique dans l’université italienne, le fait de passer de la littérature, à la tridimensionnalité de la sculpture, au syncrétisme des textes audiovisuels, jusqu’aux pratiques sémiotiques demandait un grand effort d’adaptation : pourtant, l’analyse et la collaboration avec les designers et concepteurs au sujet des objets de design ainsi que des espaces architecturaux restait encore un objectif à atteindre. Autrement dit, j’étais confrontée personnellement à ce que U. Eco décrivait en 1968, quand il définissait l’architecture, le design et les objets quotidiens « un véritable défi pour la sémiotique »15. Exactement comme il l’affirmait, les objets quotidiens posent un défi à la sémiotique puisque « ils fonctionnent, ils ne communiquent pas » (cf. Eco 1968). D’ailleurs – continuait Eco – le but des objets et des architectures n’est pas celui de communiquer, alors qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de signifier.

Dans cette perspective, je devais trouver un point d’appui sur lequel commencer, puisqu’il était évident que cette signification, aussi bien que toute signification, invitait alors les sémioticiens à en expliciter les mécanismes. En revanche, même si à la moitié des années quatre-vingt-dix je n’avais pas de doutes sur le fait que les objets faisaient quelque chose d’autre au-delà de « fonctionner » dans la vie quotidienne, leur façon de signifier n’était pas évidente pour moi. Je comprenais évidemment les valeurs qu’ils acquièrent ou les connotations. De ces valeurs et de ces connotations, d’ailleurs, Eco et Baudrillard en parlaient, bien que chacun à sa façon. Dans les deux cas, la première fonction des objets était pourtant identifiée dans la fonction d’usage16. Le problème – en définitive, mon problème – devenait le défi que les objets posent à la signification, ainsi que les niveaux de pertinence, d’analyse et d’action qu’ils introduisent.

Pour ces raisons, en tant qu’enseignant de Sémiotique dans un Master de designers, mes cours consistaient, dans un premier temps, en une adaptation continue entre ma formation d’études et les nécessités didactiques. Pour l’essentiel, j’enseignais la sémiotique en essayant de faire apprendre aux étudiants les notions théoriques autant que la sémiotique appliquée, mais j’espérais, en même temps, qu’ils pourraient adapter et apprécier la sémiotique avec leurs propres moyens et, sûrement, sur le long terme. Évidemment j’entrevoyais les potentialités de la sémiotique pour expliquer maints problèmes que le projet et les produits leur posaient. Mais ma capacité d’explicitation de ces principes, en revanche, est arrivée plus tard à force de me confronter au quotidien avec ces disciplines du projet et avec un auditoire exigeant, qui posait des questions pressantes, sans montrer la confiance aveugle en une discipline, dont les étudiants de sémiotique avaient l’habitude devant leurs professeurs.

15 « Semiologia dell’architettura » dans la Section C, Eco 1968. 16 Cf. Eco 1968, Baudrillard 1968.

L’idée d’un séminaire consacré à cette thématique est née au milieu de ces réflexions et dans cette situation qui me voyait partagée entre mes études doctorales - avec d’autres sémioticiens parlant le même métalangage – et de l’autre côté, des créatifs avec une formation éclectique, mais approchant des problèmes concrets qu’il fallait résoudre à travers des méthodes rationalisantes. C’est à cette époque que, avec Alfredo Cid Jurado, un collègue doctorant mexicain, nous avons eu l’idée d’organiser, pendant l’année académique 1995-1996, le séminaire La sémiotique des

objets dans le cadre de l’école doctorale dirigée par Umberto Eco.

Le séminaire avait pour but de faire dialoguer sémioticiens, designers, architectes et théoriciens du projet sur la Sémiotique du design et des objets, afin de trouver un terrain de réflexion commun permettant d’aborder les objets quotidiens selon diverses problématiques : problématiques de fonction, de signifié, d’évolution historique ou anthropologique, etc. D’ailleurs, dans les années soixante-dix – comme je l’ai dit précédemment – un débat entre sémioticiens et théoriciens du projet avait déjà eu lieu : les protagonistes et les théories les plus discutées étaient celles d’U. Eco (1968), Barthes (1957, 1963, 1964), Koenig (1964, 1970, 1974), Maldonado (1970, 1974), Bonsiepe (1975). Ce débat était encore cité par les tenants des facultés d’architecture et des écoles de design. Les œuvres qui tiraient parti de ces débats étaient devenues des classiques pour quiconque s’intéressait à ces thématiques. En outre, dans cette période les échanges entre sémioticiens et théoriciens du design et de l’architecture ont connu des fortunes variées. En fait, après un premier moment d’attirance du monde du projet vers la sémiotique, le même milieu en décrétait pour ainsi dire l’inutilité. Autrement dit, la sémiotique, comme d’autres sciences humaines, participait à la mode intellectuelle du moment qui – comme toutes les modes – après l’enthousiasme du début, affronte une baisse d’intérêt proportionnelle à son succès. Cette attraction réciproque étant disparue, les domaines du design et de l’architecture ont fini par s’éloigner de la sémiotique. A vrai dire, la sémiotique de l’École de Paris a recommencé à s’intéresser au design et aux objets quotidiens17, mais pour le monde du design et de l’architecture ces contributions sont restées plutôt inaperçues et, en outre, elles n’ont provoqué aucun débat jusqu’à la moitié des années quatre-vingt-dix.

Le moment était donc venu de reprendre la discussion environ une trentaine d’années plus tard, discussion où la sémiotique pouvait apporter une contribution majeure et décisive grâce aux progrès et aux évolutions obtenues concernant les applications.

17 Floch 1990, Semprini 1995 et aussi Latour, assez proche à la sémiotique à ce moment-là (1991, 1992, 1993, 1996).