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16.1 Du design au visuel : Carlo Mollino

Dans cette dernière partie de synthèse, l’article que je présente en premier concerne la relation entre les projets de design de Carlo Mollino et ses photographies de femmes. Ce travail m’a permis de mettre en évidence deux domaines, le domaine du design et le domaine de la sémiotique visuelle, une sémiotique appliquée à laquelle je me suis consacrée tout au début de mes recherches mais aussi pour mes cours depuis quelque temps. J’ai approfondi les problématiques de la sémiotique visuelle à l’occasion de l’enseignement dispensé de 2011 à 2014 dans le cours Du

texte à l’image à l’Université de Toulouse Jean Jaurès. En particulier, j’ai consacré

une grande partie du cours à l’introduction et à la problématisation des concepts liés au signe iconique (à partir de Peirce), à l’iconicité (y compris la critique de l’iconisme d’Eco) et à la sémiotique visuelle dans ses déclinaisons greimasiennes de la sémiotique figurative et de la sémiotique plastique (par les analyses de Floch 1990 et 1995, et Marrone 2007).

Pour ces raisons, j’ai trouvé particulièrement stimulante la proposition de la revue italienne d’art Aracne de produire un article consacré à Carlo Mollino, en comparant ses photographies de femmes avec ses projets de design. Mollino a été une personnalité éclectique : il a été architecte, designer, pilote de course automobile, pilote de l'aviation italienne et concepteur d’avions71. Parmi ses œuvres architecturales, on peut citer le Teatro Regio de Turin. Maître du design, caractérisé par un style fortement identifiable et personnel, il a également produit des objets uniques et des séries limitées (tables, fauteuils, etc.), en proposant des projets qui utilisent en mêmes temps des techniques constructives typiques de l’artisanat ainsi que l’expérimentation de matériaux et technologies de fabrication. Carlo Mollino a aussi été photographe pour des revues et des livres. Dans sa production photographique la moins connue, sont présentées des collections de photos de femmes, des nus ou des photos dans lesquelles les femmes ont des tenues et des attitudes qui ont mené la critique à définir ces photos comme érotiques.

« Carlo Mollino, sguardo erotico e progetto fotografico » est un article sur le travail de Mollino, en particulier sur ses œuvres photographiques. Ce qui est assez étonnant en regardant les photos de Mollino c’est que la mise en scène des corps de femmes rappelle souvent ses œuvres de design.

71 Carlo Mollino (Turin, 1905-1973).

« Carlo Mollino, sguardo erotico e progetto fotografico » (Deni 2011b)

En lisant les œuvres consacrées à Mollino - en particulier celles de F. et N. Ferrari, qui dirigent la Fondation Museo Casa Mollino – nous parvenons à comprendre pourquoi tous les travaux de Mollino sont, en même temps, des « chefs d’œuvres » d’ingénierie, d’extravagance et de beauté.

F. Ferrari raconte que Mollino saisit chaque occasion pour « faire son chef d’œuvres et passer à un autre » (notre traduction)72. En fait, Mollino est un véritable concepteur (designer, architecte, photographe), et ceci est évident par son obsession des détails toujours très soignés permettant d’atteindre une harmonie de composition exquise. Ces remarques se révèlent encore plus précises si l’on observe ses photographies, notamment celles de nus où l’on retrouve la même attention de composition extrême que celle qui existe dans ses projets d’architecture et de design. Pour Mollino la photographie est une passion poursuivie avec un engagement méthodique, parfois obsessionnel. Autrement dit, pour Mollino la photographie est un véritable engagement comparable à celui qu’exigent le projet et la conception. Cela vaut également pour ses clichés faits avec le polaroïd, clichés qui ne sont jamais des instantanés, ni dans le résultat, ni dans le choix du cadrage. Mollino choisit, prépare, décore les appartements ou les maisons en les transformant en scènes appropriées à ses scénarios, imaginaires mais précis, et les complète par les choix de vêtements et bijoux qu’il fait porter aux femmes qu’il photographie. Il s’agit d’une stratégie qui vise à construire une ambiance et une certaine densité d’atmosphère.

Les clichés réalisés par Mollino donnent l’impression d’un temps dilaté et plein, dans leur nature statique qui, pourtant, explicite ses marques de temporalisation, en nous permettant d’identifier un « avant » et un « après ». En d’autres termes, les photos de Mollino contiennent une narrativité contractée et donnent l’aperçu d’une histoire complexe et complète qui est racontée par son scénario qui se dévoile en un seul cliché. Sur ce même plan, en tant que photographe de nus, Mollino progresse avec son projet finalisé de construire et de représenter une femme précise. Ce sont autant les femmes de Mollino que le cadrage et l'atmosphère du moment qui construisent ensemble une sorte de dynamisme circulaire de la narrativité. Cela est la marque du style du projet photographique de Mollino, un stylème que l’on reconnaît à chaque fois par le récit d’un moment particulier sortant d’une vie, une habitude, un mode de vie. Cet aspect des photographies de Mollino, que nous avons défini comme la densité de l’atmosphère, résulte des éléments figuratifs, tel le regard de ses modèles, ou, en d'autres occasions, la parfaite construction de la mise en scène. Bien qu’une telle mise en scène puisse paraître d’une rationalité excessive, elle contient toujours des éléments figuratifs relativement excentriques, qui catalysent le regard en produisant des effets d’intensité sur le spectateur : d’une certaine façon, ces éléments suivent la logique du punctum sur lequel Roland Barthes a porté son attention73.

72 Cf. Fulvio Ferrari racconta Carlo Mollino, Turin, Théâtre Regio, Foyer del Toro, 17/03/2010 : http://www.canale150.it/webtv/it/5/11114122

Dans cet article, j’ai identifié huit caractéristiques communes à Mollino photographe et Mollino designer. C’est comme si Mollino mettait en œuvre sa même attitude de concepteur tant dans ses projets d’objets, que dans sa préparation des séances photographiques pour installer les femmes qu’il choisit, habille et met en pose avec soin. En observant ses clichés, on dirait que pour Mollino il ne s’agit pas simplement d’atteindre une harmonie esthétique, mais plutôt de construire consciemment un véritable langage visuel. Ce photographe travaille évidemment avec un projet solide, il ne prend pas ses photos dans l'émerveillement ou le transport esthétique, bien au contraire, il construit et il transpose dans le cliché ce qu’il a préalablement conçu et pensé. C’est pour cela que notre curiosité se déplace plutôt en amont de ce processus d’organisation de son projet photographique, projet qui ressort puissamment à travers toutes ses photos. Ce qui frappe dans le travail de Carlo Mollino, c’est la curiosité qui le pousse à se construire une compétence et une expertise dans chaque domaine, qui l’intéresse et à chaque fois lui permet d’obtenir des résultats exemplaires. Autrement dit, Mollino a la méthode et la conscience d’un concepteur pour obtenir le résultat d’un artiste. Ici demeure la force et l’intérêt de son travail.

Les huit traits caractéristiques et communs à Mollino photographe et designer ne sont sûrement pas exhaustifs face à la richesse de ses œuvres, pourtant ils sont exemplaires dans la façon avec laquelle ils construisent un regard érotique : regard érotique du photographe et, en même temps, notre regard érotisé de spectateur. Sans rentrer ici dans les détails de l’analyse publiée, l’unicité, la singularité, le caractère artisanal, la conscience de la maîtrise, l’harmonie, le stylème du goût, la construction plastique, la nature statique du sujet représenté et opposée à son dynamisme intrinsèque sont les grandes constantes identifiées dans tous les projets de Mollino.

En conclusion, ma réflexion sur Mollino construit un pont entre mes cours sur la sémiotique visuelle et mes recherches sur le design et le projet. Cet article me permet une interrogation sur le rapport entre méthodologie et travail créatif-artistique, un thème que je n’avais jamais voulu aborder de façon délibérée. Par ailleurs, les photos et les objets de Mollino montrent la possibilité d’atteindre un résultat créatif à partir d’une conception de projet conduite avec rigueur et rationalité. Pourtant, la relation entre projet et créativité qui vise à la réalisation d’un produit sortant du domaine sériel du design industriel est un aspect que j’ai toujours voulu laisser en marge de mes recherches. J’ai pris cette décision en m’occupant plutôt de projets orientés vers le marché, sans rapport avec des domaines plus proches de l’artisanat et de l’art. Avec Mollino, concepteur important à mes yeux pour son activité abordant plusieurs domaines dont témoignent ses résultats dans l’ingénierie, les méthodes de la conception de ses projets et l’art, j’ai franchi une étape importante dans mes études entre méthodologie de projet et créativité. En ce sens Mollino incarne un exemple magistral entre la méthode du projet et la créativité.

16.2 De la conception à la création

La possibilité de développer les concepts de conception et de création a été présentée récemment dans mon article « Conception et création : la conception de la valeur, la valeur de la création »74 me permettant d’appliquer ces mêmes concepts aux projets de deux designers ainsi qu’aux produits et stratégies de marketing d’une entreprise. Il s’agit bien d’une réflexion abordant la conception, la créativité et la

création dans le secteur du design et du projet. Afin de montrer les différentes

modalités de conception dans les projets de design, la maîtrise de la valeur ainsi que de la valorisation demeurent fondamentales. Les projets de Paolo Deganello, de l’entreprise Ikea et de Carlo Mollino sont analysés en tant que cas exemplaires pour répondre aux questionnements théoriques portant sur la conception et la création.

17. Communication, projet et design de services