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DON QUICHOTTE DANS LE SOMMEIL DU JUSTE : MYTHE OU STÉREOTYPE ?

2.1. LE REPERAGE INTERTEXTUEL

2.1.2.2. Les références indirectes

Le Sommeil du juste regorge de références indirectes aux principaux thèmes cervantins. Ces derniers sont reformulés de la plus riche manière. La folie livresque s’échange avec l’aliénation et l’épique avec le prosaïque.

a. La lecture romanesque

L’emprise de la fiction romanesque sur le personnage est un thème commun entre les deux romans. De même que don Quichotte éprouve un immense plaisir à la lecture des romans de chevalerie, Raveh est lui aussi captivé par les récits des anciens.

(…) parce que toute sa jeunesse il l’avait passée avec les vieillards, dont il écoutait avec passion les paraboles et les récits des temps anciens, Raveh-où-Hemlet avait arrêté la marche du temps. Son cœur, son esprit, étaient avec les ancêtres. Ses principes étaient les leurs. C’est chez eux qu’il prenait des exemples (…) Figé dans un passé que son imagination embellissait et pétrifiait chaque jour. (SDJ, 64)

Mais, contrairement à don Quichotte, Raveh est illettré. Son contact avec le romanesque se fait à travers l’oralité. Dans le roman, les mots et expressions « passion », « récits des temps anciens » sont des allusions explicites au goût effréné de don Quichotte pour la lecture romanesque et aux romans de chevalerie qui appartiennent à un temps révolu.

Or, contrairement à don Quichotte, la passion de Raveh pour les récits romanesques ne le rend pas fou. Il ne cherche pas à devenir chevalier errant et ne prend pas par conséquent les armes pour défendre les faibles et réparer les injustices. C’est un personnage lucide qui tente de résister au colonisateur pour préserver son identité culturelle. Une résistance qui s’avère donquichottesque.

En revanche, l’auteur prête à un autre personnage, quichottisé, une conduite extravagante et follasse. C’est le personnage d’Arezki qui parait atteint des mêmes symptômes de folie livresque que don Quichotte. Cela apparait dans ses gestes et faits. En effet, tout comme son émule don

107 Quichotte, il s'adonne lui aussi à la lecture des romans classiques d’auteurs français jusqu’à l’épuisement, « Arezki lisait chaque soir jusqu'à ce que le livre lui tombât des mains. » (SDJ, 9) La lecture des romans français pousse Arezki à renier les valeurs de ses ancêtres. « L’honneur

(kabyle) c’est une plaisanterie » (DDJ ,9).Tout comme don Quichotte, c’est les livres qui lui

dictent ses faits et gestes. Il dira « (...) j’ai lu dans les livres que Dieu n’existait pas » (SDJ, 10) De même qu'Amadis de Gaule a produit don Quichotte, Monsieur Poiré, le maître a produit Rezki. « L’idée du dilemme et de la sorcière était de M. Destouche, l'instituteur anarchiste de

Tasga, mais le père naturellement ne le savait pas ». (SDJ, 9) Mais s’il est vrai qu’Arezki a

perdu son jugement à cause de la lecture des romans classiques français, c’est une autre folie qui l’habite : il est aliéné tout comme don Quichotte par sa passion pour la lecture romanesque. Ainsi l’aliénation littéraire du personnage d’Arezki est semblable à la folie livresque de don Quichotte. b. La confusion entre la réalité et la fiction

Un autre thème principal que les deux romans partagent : c’est la confusion entre la fiction et la réalité. Dans le roman de Cervantès, rappelons-le, don Quichotte renaît par et à travers la lecture de romans chevaleresques.

Né de la lecture, il se réfugie dans la lecture chaque fois qu’il échoue. Et, une fois refugié dans la lecture, il continuera à voir des armées là où il n’y a que des moutons, sans perdre le fil de sa lecture : il y sera fidèle parce que pour lui, il n’y a pas d’autre lecture licite161

Don Quichotte devient dès lors esclave des romans de chevalerie. A chaque fois qu’il rencontre

des obstacles, il cherche le remède dans ses lectures.

Dans le cas du Le Sommeil du juste, Raveh tente lui aussi de résister au monde de la colonisation en se refugiant dans le passé de ses ancêtres. De peur d’être déraciné et déculturé, Raveh rejette la culture du colonisateur qu’il juge nocive. Aussi, son illettrisme et son ignorance entrainent-ils une méfiance à l’égard de tout ce qui est l’Autre. Elevé dans une culture traditionnelle fréquemment sacralisée, Raveh ne voit l’Autre qu’à travers les yeux des ancêtres.

« Son cœur, son esprit, étaient avec les ancêtres. Ses principes étaient les leurs. C’est chez eux qu’il prenait des exemples. » (SJ, 64).

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108 Ce dévouement sans faille à la culture des ancêtres lui confère un caractère donquichottesque, car sa résistance parait vaine et inutile. Or, ce personnage donquichottesque n’a pas de bibliothèque à brûler parce le savoir de l’indigène lui est transmis oralement ; il a, en revanche, une identité culturelle et linguistique à détruire. Et donc, la destruction de la bibliothèque (l’autodafé) siège symbole de la culture de l’Autre est le fait d’Arezki.

c. L’autodafé

L’autodafé est un autre thème commun aux deux romans. Rappelons que dans l’hypotexte deux hommes d’église, à savoir le curé et le barbier, mettent le feu à la bibliothèque de don Quichotte pour mettre fin à sa folie livresque. Dans le cas du Sommeil du juste de Mouloud Mammeri, la destruction des livres par le feu est l’œuvre du personnage principal.

Nina avait écarté l'allumette, Arezki la lui arracha des mains et la jeta dans le tas. La couverture broché d'un Montaigne commença de se gondoler puis noircit avant de prendre feu. La flamme brusquement grossie, éclaira autour d’elle un cercle de fantômes sur qui dansaient les ombres. (SDJ, 100)

Or, l'analogie entre les deux incendies réside dans le choix des livres jugés dangereux. Cependant dans DQ un seul échappe aux flammes : « Le meilleur de tous les livres de cette

espèce qu’on ait composés, et, comme unique en son genre. » (DQI, 4,96), dans Le Sommeil du Juste, en revanche, tous les livres sont brulés.

Tout le tas ! L'idéal, les sentiments, les idées. Mais vas-y donc, ha ! ha ! Brûle ha ! ha ! Brûle les idées (...) Lentement la flamme caressait les feuilles et document gagnait de poche en poche Molière, Shakespeare, Homère, Montesquieu, les autres. Ceux qui étaient cartonnés résistaient d'abord. (SJ, 100)

C’est la culture occidentale en générale et ses figures de proue qui sont mises en cause. En effet, ses grandes idées sur la libre pensée et sur la fraternité et l’égalité entre les humains seraient de vains mots. Arezki en a fait l’expérience lors de sa mobilisation au front pendant la deuxième guerre mondiale. Tout comme ses frères il n’a été que de la chair à canon. Cette désillusion n’est pas sans rappeler celle de don Quichotte. Sur son lit de mort, il reconnait enfin l’absurdité de l’idéologie véhiculée par les romans de chevalerie.

Il existe aussi une ressemblance significative dans le lexique employé. Ainsi, dans Don Quichotte, les livres sont-ils déshumanisés par le curé et le barbier. Ils sont «maudits », « auteurs

109 du dommage », « fauteurs du mal », « excommuniés » Même constat dans le Sommeil du juste où les livres sont perçus comme « des égarés », « des fioles ». Pire encore, Arezki se venge de ses livres de la manière la plus brutale : il pisse dessus. « Je pisse sur les idées », dit-il à son entourage (SDJ, 101)

Par ailleurs, l’autodafé de la bibliothèque d’Arezki est le résultat de la déception de ce dernier qui a le sentiment d’avoir été floué par la culture française, et d’être perdu entre deux cultures différentes, celle des siens qu’il a rejetée et celle française qu’il a adoptée et qui a fait de lui un « bâtard culturel »

Une autre analogie évidente entre les deux incendies est la présence d'un curé dans les deux romans, ce qui donne à cette scène un aspect religieux qui n’est pas sans rappeler le contexte de l’inquisition. Christine Mayer pense que c'est une scène humoristique qui peut se lire comme une parodie des procès menés par le tribunal de l'inquisition. Elle écrit à ce propos :

La métaphore du tribunal de l'inquisition se plonge dans l'emploi de locutions verbales telles que " pardonner", "condamner au feu", "user de miséricorde", " user de justice", " mériter grâce", " faire grâce de la vie. La superposition du discours littéraire au discours inquisitorial invoque une situation qui est celle de la persécution, et dans laquelle Don Quichotte Lui-même fait figure de héros défendant les martyrs162

La métaphore du tribunal de l’inquisition fait écho au contexte de la colonisation dans Le

Sommeil du Juste. Elle permet à Mouloud Mammeri non seulement de dire la situation de

l’intellectuel algérien francophone persécuté et acculturé mais aussi et surtout pour mettre en avant la désillusion de ce dernier.

d. La désillusion

La désillusion est un thème commun entre Le sommeil du juste et Don Quichotte. Dans le texte de Cervantès, elle est liée à la prise de conscience de son personnage. Il comprend mais un peu tard que les romans de la chevalerie ne pouvaient être ses guides dans la vie. Dans Le

Sommeil du Juste, Arezki est déçu. Il finit par comprendre que le roman est une fiction. Son

admiration pour la France et sa culture laisse place à la colère. Ainsi, l’intellectuel colonisé découvre brutalement la face hideuse du colonisateur. La représentation qu’il en avait et qui

162

110 s’appuyait sur le slogan : « liberté, fraternité, égalité » devient : esclavage moderne, racisme, inégalité. « Les Européens devaient être servis les premiers. », « C’est le règlement, dit le

sergent, les Européens d’abord ! (SDJ, 86)

Ainsi, après avoir participé à la libération de la France, Arezki revendique-t-il son patronyme d’origine « Ait Wandlous Arezki », une sorte de retour à sa culture.

Il n'est peut-être pas insignifiant de noter que la désillusion s’installe dans l’esprit des deux protagonistes dans un univers de guerre : don Quichotte confesse sa désillusion après sa défaite contre le chevalier de la Lune Blanche. Arezki, quant à lui, fait de même après sa démobilisation du front. Autrement dit, le temps de la désillusion se produit chez les deux protagonistes dans un espace de conflit.

2.1.1.3. Espace et temps romanesques

Dans Don Quichotte, l’espace est d’emblée associé au nom de don Quichotte « Don Quichotte de la Manche ».En effet, le nom du chevalier à la triste figure est étroitement lié à son

village natal « la Manche ». Cette liaison avec l’espace confère à don Quichotte une « identité spatiale », c'est-à-dire l’identité du personnage cervantin est déterminée par un lieu géographique. En ce faisant, don Quichotte imite en réalité Amadis de Gaule, son chevalier de référence qui avait ajouté à son nom celui de sa patrie, en décidant lui aussi d’« ajouter au sien le

nom de la sienne, et s’appeler don Quichotte de la Manche, s’imaginant qu’il désignait clairement par là sa race et sa patrie. » (DQI, 1,35). Ses aventures sont censées se dérouler :

Un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s’arma de toutes pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa son écu, saisit sa lance, et, par la fausse porte d’une bassecour, sortit dans la campagne. (DQI, 2,38)

L’espace/temps est donné dans : (« un beau matin », « du mois de juillet », « la campagne ») qui visent à placer la fiction dans une illusion réaliste. Mais le narrateur va très vite rapprocher l’histoire de l’actualité historique comme le témoigne la lettre de Sancho Pança envoyée à sa femme Teresa datée du 20 juillet 1610, période durant laquelle don Quichotte se rendait en Catalogne.

111 Dans Le Sommeil du juste, le nom du personnage de Raveh est lui aussi associé à celui de son village natal. « L’amin d’Ighzer ». En plus, l’action se déroule dans le village d’Ighzer en 1940, pendant la deuxième guerre mondiale. L’auteur ancre sa fiction dans l’actualité historique. « On

était en 1940. Après la longue accalmie de la drôle de guerre les armées de nouveau se heurtaient» (SDJ, 7) En outre, le temps et l’espace romanesques diégétiques se déroulent à

Ighzer en hiver. De ce fait, l’auteur ne s’approprie pas le cadre spatio-temporel de Don

Quichotte. Il opère un bouleversement de celui-ci : les lieux figurants dans Don Quichotte, la

Manche, l’auberge, le bois, l’île, la grotte de Montésinos, sont remplacés par le village d’Ighzer, le village de Tasga, les tributs, le commissariat, l’Italie, la France, Alger, la prison.

Mais l’espace dans lequel Don Quichotte se meut est ouvert. Le chevalier à la triste figure ne se contente pas de la province de la Manche pour chercher aventures. IL se rend aussi à Saragosse et à Barcelone. L’espace d’errance est perçu comme un lieu d’affranchissement et de liberté. Dans Le Sommeil du juste, en revanche, l’espace dans lequel Rabeh se meut est fermé. « Parce qu’il (Raveh) n’avait jamais quitté Ighzer et les tribus environnantes. » (SDJ, 64) Cet espace fermé dans lequel agit Raveh symbolise un lieu de refuge et d’isolement dans le contexte de la colonisation. C’est dans un univers spatio-temporel autre que se meuvent les personnages quichottesques du Le Sommeil du juste.