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DON QUICHOTTE, THÈMES ET PHILOSOPHIE

2.2. LE DONQUICHOTTISME : L’ESSENCE D’UNE PHILOSOPHIE

De la simple pathologie littéraire, le donquichottisme devient une philosophie. Il est lié essentiellement aux vertus du héros cervantin selon Alvear y Ramirez de Arellano79 qui le réduit aux qualités incarnées par le personnage cervantin qui sont : la force de l’idéalisme, le goût de l’aventure, l’esprit de conquête, le sens de la justice et l’amour de la vertu. Pour sa part, Jean

77

-Allaigre Claude, Ly Nadine et Pelorson Jean-Marc, Don Quichotte de Cervantès, éd Gallimard, 2005, p.52.

78

-Claude Allaigre, Nadine Ly et Jean-Marc Pelorson, op.cit, p.78.

79

-Alvear y Ramirez de Arellano, cité par Danielle Perrot dans Don Quichotte au XXe siècle, réception d’une figure mythique dans la littérature et les arts, éd Presses Universitaire Laise Pascal, France, 2003,p.183.

54 Canavaggio80 abonde dans le même sens en résumant les principaux traits : l’idéal professé, la dualité complémentaire folie-raison, le sens de la justice, la dimension messianique du personnage.

Le premier principe de cette philosophie est bien entendu l’idéalisme qui par définition littérale est « un système philosophique qui ramène l’être à la pensée, et les choses à

l’esprit 81».Cette définition cadre parfaitement avec l’esprit de don Quichotte que Georges

Lukacs considère comme la figure exemplaire de l’« idéalisme abstrait 82», c'est-à-dire une

disposition de l’esprit qui « oublie toute distance entre l’idéal et le réel, entre l’esprit universelle

et l’âme individuelle dans une foi vraie et inébranlable (...) si la réalité ne correspond pas à ce à priori, c’est signe qu’elle est ensorcelée par de mauvais génies83. »

En ce sens, l’idéalisme quichottesque serait donc à situer entre l’illusion du héros de faire coïncider le monde à ses lectures et la désillusion finale qui le rend lucide. Autrement dit, l’idéalisme chez don Quichotte se manifeste au moment où il décide de devenir chevalier errant, passant de la raison à la folie, de Quesada à don Quichotte, sous l’emprise de la lecture des romans de chevalerie. En effet, la lecture romanesque pourrait aussi être source d’idéalisme dans la mesure où le texte littéraire transmet un certain idéal au lecteur. D’autant plus que « Don

Quichotte (...) assimile le fait exemplaire de l’Histoire aux faits exemplaires des livres. 84» Cet

idéalisme chevaleresque qui l’anime le tient de «l’idéal héroïque de la chevalerie85 . » Cela nous

rappelle la mission que don Quichotte se donne, une fois qu’il décide de se faire chevalier errant. Il veut : « venger des offenses, redresser des torts, réparer des injustices, corriger des abus,

acquitter des dettes » (DQI, II, 57).

80

-Perrot Danielle, Don Quichotte au XXe siècle, Réception d’une figure mythique dans la littérature et les arts, PUB, Clermont6Ferrant (France), 2003, p. 191.

81

- Le Petit Robert de la langue française, édition dirigée par Rey Alain et Rey-Debove Josette, Paris, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1984,1vol.p.569.

82

- Lukas George, la théorie du roman, éditions Denoël, Paris, 1968, p.58.

83

-Ibid., p.58.

84

-Fuentes Carlos, op.cit. p. 128.

85

55 À en croire Carlos Fuentes, don Quichotte puise son idéalisme dans l’histoire de la chevalerie errante. Le sacrifice de Roland allait devenir « l’idéal héroïque de la chevalerie et l’intégrité politique du christianisme. 86» pour don Quichotte. Le même auteur écrit à ce propos :

Don Quichotte croit qu’entre la geste exemplaire de l’histoire et le geste exemplaire des livres il ne saurait y avoir de faille, car au-dessus de chacun d’eux se trouve le code sacré qui les régit, et au dessus de ce dernier, la vision d’un monde agencé par Dieu.87

Dans cette optique, Ortega consolide l’idée de Fuentes selon laquelle l’idéalisme donquichottesque puise ses principes dans la religion. Il compare ainsi la figure cervantine à celle du Christ : « don Quichotte est la triste parodie d’un Christ devenu plus divin et plus

serein ; c’est un Christ gothique, macéré dans les angoisses modernes. 88». Ainsi, l’idéalisme

donquichottesque, qui consistait à prêcher la vertu et combattre l’injustice trouve son écho dans la mission christique qui consiste à répandre la parole de Dieu. Cette vision messianique d’Ortega est partagée par Danielle Perrot-Corpet qui écrit à ce propos « don Quichotte parangon

des valeurs morales-en particulier chrétiennes-en butte aux laideurs prosaïques de son siècle semble bien (...) avoir fait son temps.89 »

Le donquichottisme selon l’auteur se résume dans la lutte entre la spiritualité et la matérialité, c'est-à-dire entre un monde médiéval qui puise l’essentiel de ses valeurs dans la religion et un nouveau monde qui s’en sert à des fins politiques. Un autre principe de cette philosophie est la confusion entre l’idéal et le réel. Un idéal né du romanesque s’affronte au réel de la société de l’inquisition. Autrement dit, Un donquichottisme qui ne voit le salut que dans le monde fictif des livres fait face à un anti-donquichottisme qui prône la réalité. Dans le roman de Cervantès, le donquichottisme est la philosophie d’un seul homme ; alors que l’anti-donquichottisme est l’œuvre de plusieurs personnages : les nobles, les hommes d’église et les enchanteurs qui sont des garde-fous de la réalité.

Né dans la fiction, don quichotte s’y refuge à chaque fois qu’il est confronté à la réalité. Pour lui, la réalité n’est réalité que si elle ressemble à la fiction, et c’est dans ce sens qu’il voit dans

86

- Fuentes Carlos, op.cit., p 128.

87

- Fuentes Carlos, op.cit., p 128.

88

-Canavaggio Jean, Don Quichotte, du livre au mythe, op.cit, p.205.

89

56 les moulins à vents des géants et dans le troupeau de moutons une armée. Donc, il ne tient pas aux apparences des choses qui, pour lui, sont toujours trompeuses. C’est dans cette optique que le donquichottisme serait, à notre sens, une philosophie de l’esprit qui transcende la réalité et prône l’immanentisme.

Or, Cervantès modifie les positions de don Quichotte face à la réalité dans la deuxième partie. Désormais, le chevalier à la triste figure reconnait ses erreurs de jugement mais il les incombe aux enchanteurs, lesquels sont coupables de travestir la réalité. Dans la deuxième partie, don Quichotte change de mission, notamment après sa descente dans la caverne de Montésinos où il découvre que sa dame de pensée et désormais prisonnière des enchanteurs ; il doit la délivrer et l’exorciser. De ce fait, le donquichottisme passe donc d’une philosophie de l’immanence vers une philosophie mystique dans la mesure où l’enchantement est une croyance cachée tout comme la fiction.

Le donquichottisme a aussi une vision particulière de l’amour qui en fait une nécessité plutôt qu’une valeur humaine. Don Quichotte y voit l’utilité, car un chevalier sans amour est comme « un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps ans âme » (DQI, I ,54) .L’amour n’est donc qu’un moyen pour que don Quichotte atteigne la gloire. C’est donc une exigence de la chevalerie errante tout comme Rossinante et Sancho Pança qui en sont les dignes représentants. Pour preuve, don Quichotte ne rencontre jamais Dulcinée sur son passage, faisant d’elle une dame inaccessible. Donc, l’amour dans la philosophie quichottesque est non seulement platonique mais surtout imaginaire.

En somme, le thème de la marginalité constitue le point de départ du parcours donquichottesque et conditionne toute la thématique du roman de Cervantès y compris la folie livresque et l’errance. De là, est né la philosophie donquichottesque qui se présente comme une lutte entre l’idéal et le réel, voire entre la spiritualité et la matérialité. Reste à savoir comment, sur le plan structural, ce donquichottisme y est abordé.

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CHAPITRE3