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DON QUICHOTTE DANS LE SOMMEIL DU JUSTE : MYTHE OU STÉREOTYPE ?

2.1. LE REPERAGE INTERTEXTUEL

2.1.1.5. Les pratiques transformationnelles

a. La transposition diégétique

Le sommeil du juste est l’exemple parfait d’une transposition diégétique ; en effet, nous constatons que le roman de Mouloud Mammeri procède à une réactualisation (transdiégétisation)) de l’hypotexte. Selon Gérard Genette, « le mouvement habituel de la

transposition diégétique est un mouvement de translation (temporel, géographique, social) proximisante.164 »

Le premier mouvement de cette translation est le transfère de la diégèse de l’hypotexte dans un cadre spatio-temporel autre. Ainsi, l’action est transposée dans le Sommeil du juste dans l’Algérie de la deuxième guerre mondiale. Le changement de cadre spatio-temporel entraine inévitablement un changement identitaire des personnages de l’hypertexte : Raveh devient don Quichotte, son père et Arezki sont quichottisés de par leurs gestes et faits.

Bien que « l’âge des personnages ne semble pas compter pour une véritable diégétique très

pertinente165» celui de Raveh est presque identique à celui de don Quichotte. C’est un

personnage d’âge mûr. «Je suis un vieillard fatigué » (SDJ, 65) tout comme la figure cervantine dont l’âge avoisine la cinquantaine.

164

-Genette Gérard, palimpsestes, op.cit., .p.431.

165

116 Un autre point important de la transposition diégétique est le changement de nationalité qui, selon Gérard Genette, « fonctionne comme un procédé de naturalisation166. » Raveh, le

« nouveau don Quichotte », est un Kabyle algérien vivant sous l’occupation française. L’algérianisation de don Quichotte entraine un léger changement de caractère ; c’est un don Quichotte paisible et philanthrope qui, en sa qualité d’Iman du village, milite pour la survie des gens de son village, notamment des plus nécessiteux. Sa conduite gène l’ordre établi, il est démis de ses fonctions et remplacé par son cousin Toudert (un collaborateur). Le mouvement de translation entraine aussi une modification des actions de l’hypertexte. Mais le parcours de don Quichotte est-il préservé ou contesté dans l’hypertexte ? Et pourquoi ?

b. La transformation pragmatique

Dans le Sommeil du juste, comme dans le roman de Cervantès, la littérature romanesque est responsable de l’aliénation des deux protagonistes : DQ par les romans de chevalerie, RAVEH par des récits oraux et des paraboles ancestraux. Tout deux cherchent à transposer le monde de la fiction à la vie réelle. Mais à la différence de don Quichotte Raveh n’est pas fou. Il ne cherche pas à se battre contre des moulins à vent. Néanmoins, lui aussi a pour mission d’établir la justice. Raveh tente de protéger les plus démunis du village et préserver les valeurs ancestrales. Don

Quichotte tente de ressusciter les valeurs de la chevalerie errante. Pour dénoncer l’idéologie

colonialiste qui consiste à priver l’indigène de sa culture, l’auteur a choisi Autrement dit, l’auteur, aurait crée un don Quichotte qui ressemble à son modèle de référence (illettré et analphabète)

Ainsi, le parcours donquichottesque est modifié ; les récits des ancêtres sont un moyen de résistance pacifique à l’idéologie coloniale. Raveh dans un contexte de colonisation ne peut avoir l’érudition de son modèle ni sa folie livresque pour suivre à la lettre le parcours donquichottesque. L’auteur procède donc à une transdiégétisation de l’hypotexte qui entraine à son tour une modification certaine de la diégèse. Ce refus de prendre en charge le parcours donquichottesque serait déjà une critique de l’hypotexte dans la mesure où la dimension épique de ce dernier serait en déphasage avec le contexte moderne dans lequel est transposé le texte ancien. Cette modernisation du texte antérieur pourrait affecter le sens de l’hypotexte.

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117 c. La transformation sémantique

Selon la définition de Genette, « la substitution de motif ou transmotivation est l’un des

procédés majeurs de la transformation sémantique167. ».Elle peut prendre trois formes : la

motivation simple, qui consiste « à introduire un motif là où l’hypotexte n’en comportait pas, ou du moins n’en indiquait rien.168 » ; la démotivation qui consiste « à supprimer ou à élider une

motivation d’origine169. » ; et enfin la transmotivation qui procède par substitution complète d’n

motif par un autre ce qui nous donne : transmotivation=démotivation+ re-motivation.

a-1. Le critère de la (dé)motivation

La transposition de la figure cervantine est l’exemple le plus caractéristique de la démotivation car l’hypotexte cervantin n’est pas simplement commenté mais transformé dans le Sommeil du juste ; en effet, des motifs sont introduits et d’autres y sont élidés. Autrement dit, la modernisation de l’hypotexte entraine une modification de l’hypotexte : des motifs quichottesques sont rajoutés et d’autres sont supprimés dans un souci d’actualiser l’hypotexte au public de l’auteur. Parmi les motifs introduits citons celui du repli identitaire que Don Quichotte lui donne sa haute signification dans les deux histoires intercalées du capitaine captif et d’Ana Félix. Dans ce sens, Le donquichottisme est aperçu comme une lutte contre « le fanatisme identitaire » qui a causé le déclin de l’empire espagnol et l’ouverture sur le monde et ses valeurs universelles. C’est dans ce sens que le narrateur de Don Quichotte considère que les l’expulsion des Morisques était une décision donquichottesque.

Dans le cas du roman de Mouloud Mammeri, la question identitaire est omniprésente. Elle se manifeste par un « choc identitaire » d’une part entre les conservateurs, à l’image de Raveh, et les modernistes représentés par Arezki ; d’autre part, le colonisateur représentant des valeurs universelles et dont la mission est de les imposer de force aux indigènes. Pour réaliser cette mission civilisatrice, il use d’un enseignement dogmatique basé essentiellement sur l’acculturation et la déculturation. Arezki en est le produit : il est le digne représentant de

167

-Genette Gérard, palimpsestes, op, cit, p.457.

168

- Genette Gérard, palimpsestes, op, cit, p.457.

169

118 l’intellectuel acculturé. Raveh, en revanche, par son attachement à la « culture indigène » représente l’indigène illettré incapable d’accepter voire de comprendre les valeurs universelles. La motivation apparait dans son aspect négatif dans Le Sommeil du juste. Le personnage de Raveh est qualifié de « don Quichotte ». Pour le ridiculiser et rendre ses actions anticoloniales vaines et donquichottesques aux yeux du lecteur il est présenté comme un personnage burlesque et fortement stéréotypé. « Sur ce chevalier d’un autre âge, sorti du tombeau cuirassé et raide,

l’épée au point. » (SDJ, 65) En d’autres termes, l’auteur s’emploie à ôter le caractère épique de

son personnage et à ridiculiser sa conduite. Il substitue ainsi le thème de la folie livresque, qui constitue l’essence même du parcours de don Quichotte, par celui de l’aliénation à la culture kabyle. Aussi, la mauvaise prononciation du vocable « commissaire » donne le droit au colon de déconsidérer l’Autre « Raveh » comme analphabète.

Ce faisant, l’auteur crée une version déformée de l’épopée donquichottesque. Raveh, n’est pas fou, et tous ces gestes et faits émane d’un esprit lucide. Autrement dit, la folie livresque du héros cervantin n’est pas dans le cas de Raveh. Elle est absente du roman, bien que Raveh soit complètement aliéné par les paroles des ancêtres d’où sa qualification de « don Quichotte » dans le roman par M. Bonifas, le Komisar du village. A cet égard, elle est substituée par la lucidité du personnage mammérien.

a-2. La valorisation

d’un personnage consiste à lui attribuer, par voie de transformation pragmatique ou psychologique, un rôle plus important et/ou plus « sympathique », dans le système de valeurs de l’hypertexte, que ne lui an accordait l’hypotexte. 170

La dévalorisation est « le mouvement thématique inverse171». À cet égard, Le Sommeil du juste est un exemple d’une transformation dévalorisante des personnages en comparaison à ceux

de l’hypotexte. Le personnage de Raveh en est un exemple caractéristique. Le mouvement de dévalorisation commence avec l’apparition du nom de don Quichotte pour désigner le personnage de Raveh. « Faites entrer don Quichotte (Raveh) » dit le Komisar à son subordonnée (SDJ, 65). Le nom propre fictionnel à un écho moqueur, voire une visée ironique qui lui confère

170

-Genette Gérard, Palimpsestes, op, cit, p.483.

171

119 le statut de stéréotype. Dans ce cas, l’image stéréotypée de la figure cervantine serait déjà une dévalorisation du personnage de Raveh.

À en croire Élisabeth Haghebaert et Élisabeth Nardout-Lafarge « Le stéréotype incorpore et

retravaille des variantes et des écarts susceptibles d’accentuer la valorisation où la dévalorisation.172 » Dans ce sens, le système anaxiologique du roman de Mouloud Mammeri fait

de Raveh un personnage ridicule qui combat le progrès et le renouveau d’où sa qualification de « don Quichotte » par le Komisar du village. Cette visée ironique du personnage de Raveh le transforme en un personnage typifié, c’est à dire une image stéréotypée de son modèle de référence. Cette stéréotypisation de Raveh vient en partie d’une lecture ironique de la figure cervantine du personnage du Komisar qui semble en être prisonnier. En d’autres termes, toute résistance au colonisateur et « sa mission civilisatrice » serait une résistance donquichottesque. En outre, l’idéalisme donquichottesque qui anime le personnage Raveh est resté sans concrétisation dans la vie réelle, excepté quelques actions donquichottesques. Raveh est donc présenté comme un anti-donquichotte.

Finalement, la présence de Don Quichotte dans l’économie du roman de Mouloud Mammeri est importante. En effet, l’apparition du nom de don Quichotte dans le roman de Mouloud Mammeri, nous a incités à chercher les similitudes entre les personnages et les analogies thématiques et formelles entre les deux romans. Nous sommes parvenus à la conclusion que Le

Sommeil du juste est une transposition intégrale de la figure de don Quichotte. L’auteur a choisi

d’actualiser la figure de don Quichotte dans le contexte de la colonisation de l’Algérie pour mettre en scène le combat donquichottesque entre une société traditionnelle figée dans ses valeurs anciennes et une société qui aspire à la modernité « française ».

En somme, la transposition du roman cervantin dans le roman algérien colonial, nous avons tenté de prouver que les deux romans de notre analyse, à savoir El Euldj, captif des barbaresques de Chukri Khodja et Le Sommeil du juste de Mouloud Mammeri sont contaminés différemment par l’hypotexte cervantin. Les deux auteurs n’ont pas exploité toute la richesse du roman cervantin. Chacun a choisi un angle d’approche : Chukri Khodja a choisi d’actualiser l’histoire

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- Élisabeth HAGHEBAERT et Élisabeth NARDOUT-LAFARGE, Réjean Ducharme en revue : http :

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du captif pour dire l’assimilation forcée d’un captif français à l’époque de la Régence d’Alger,

tandis que Mouloud Mammeri a choisi d’actualiser uniquement la figure de don Quichotte pour dire la situation de l’indigène algérien sous l’occupation française. Mais quels sont les enjeux réels de la transposition de Don Quichotte dans ces deux romans ? Le contexte historique a-t-il influencé le choix des deux écrivains quant à l’actualisation de Don Quichotte ?

Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre, dans le chapitre suivant, par une étude des fonctions de la transposition de Don Quichotte dans le roman de la période coloniale.

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CHAPITRE 3

LES FONCTIONS DE LA TRANSPOSITION DE DON QUICHOTTE DANS