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4.1 Les paradoxes, dilemmes et incongruités en tant que manifestations de la

4.1.5 Les règles : initiatives facultaires et uniformisation institutionnelle

Le modèle de gouvernance qui caractérise les universités combine simultanément deux visions organisationnelles qui reflètent le paradoxe inhérent à la gestion de la similarité (par l’administration centrale) et de la diversité (par des instances facultaires décentralisées). Ainsi, les enseignants doivent se soumettre à certaines règles communes à travers l’institution, mais aussi adopter les façons de faire propres à la faculté et au département auxquels ils appartiennent :

For the academics in their departments, labs and research centers, “the university” generally refers to the senior management and, particularly, central administration. By the same token, for the senior management and the administrators, “the university” which they are seeking to govern, manage and

administer is very clearly “out there” in the departments, labs and research centers (Pollock et Cornford, 2004 p. 37).

Par exemple, les pratiques administratives et les services sont standardisés au niveau institutionnel, tandis que les orientations professionnelles et disciplinaires sont négociées localement à travers des centres d’initiatives et des comités facultaires. L’articulation de ces deux modes de gouvernance dans l’Université que nous avons étudiée est complexe puisque celle-ci s’est engagée dans un processus de décentralisation (ou de facultarisation, pour reprendre l’expression consacrée), processus qui a débuté à la fin des années 1990 et achevé en 2010. Cela a fait en sorte de déplacer l’exercice de certaines responsabilités administratives du centre (vice-rectorats et services) vers les facultés :

La mise en place de doyens de facultés émanant du corps professoral mais exclus de l’unité d’accréditation syndicale pendant leur mandat permet aux vice-rectorats de transférer vers les facultés une grande variété de tâches de gestion qui, au lieu de requérir des décisions des vice-recteurs ou de leurs services, feront l’objet de décisions prises sur le terrain, au sein même des facultés, et de ce fait mieux adaptées aux besoins de la vie académique. Il s’agit, pour ces aspects de gestion de la vie académique, de gérer localement, collégialement et efficacement [Document institutionnel 8, tiré d'un site web public de l'Université publicisé en novembre 2009].

Ainsi, les services assurent davantage une fonction conseil à travers la présence d’unités ou de représentants de services centraux au sein des facultés, comme nous l’a expliqué ce responsable d’un service technique :

La solution qu'on a eu nous autres, c'est plutôt que de démanteler le service, c'est d'avoir un service central mais avec des unités facultaires, donc de garder une expertise centrale, et non d'envoyer les gens tout seuls dans les facultés, comme ce qui s'est fait à d’autres universités. La décentralisation des ressources dans les facultés (…) ça été une façon de mettre encore plus en valeur l'implication des gens de notre service dans les facultés [Chargé de projet au

support 1, avril 2009].

Ainsi, on a reconnu que l’homogénéisation des pratiques institutionnelles pouvait créer une certaine érosion de la flexibilité organisationnelle dont disposent les

facultés et entrer en tension avec le besoin d’autonomie des enseignants dans la conduite de leurs activités professionnelles, par exemple, dans le cadre de programmes offerts conjointement avec d’autres universités ou dans leurs projets de recherche. Ainsi, la mouvance vers la facultarisation des services constitue une solution proposée pour assurer un certain équilibre. Un tel équilibre n’est pas facile à maintenir, plus particulièrement dans un contexte de restrictions budgétaires où plane un danger d’optimisation à travers l’uniformisation qui s’effectuerait au détriment de la diversité nécessaire à la créativité et l’innovation locales. Reste que cette volonté d’embrasser à la fois un contrôle central et une flexibilité locale reflète une tentative de l’organisation de « gérer le paradoxe », c’est-à-dire de développer des règles et façons de faire qui tiennent compte des tensions liées à ce paradoxe. Selon Marianne Lewis, qui a étudié ce type de paradoxe organisationnel, cela démontre non pas un compromis entre la flexibilité et le contrôle, mais plutôt une conscience de leur simultanéité (Lewis, 2000 p.769).

Selon Clegg et al., la « synthèse relationnelle » entre les deux pôles d’un paradoxe émerge localement, alors que les acteurs tentent de faire face aux problèmes qu’ils rencontrent dans leurs pratiques situées (Clegg, Cunha et Cunha, 2002 p. 499). Dans notre cas, elle s’effectue également en ce qui concerne les technologies mises à la disposition des enseignants. D’une part, on retrouve des infrastructures institutionnelles et les services de soutien qui y sont associées. D’autre part, les facultés mettent parfois sur pied des initiatives locales, en lien avec les orientations déterminées par les assemblées départementales et les actions menées dans les centres d’initiatives facultaires. En plus des services offerts globalement par le service informatique de l’Université, certaines facultés ont réussi à obtenir des subventions pour mettre sur pied leurs propres « services de proximité » en ce qui concerne le support et la promotion des TIC. Par exemple, la faculté de gestion de l’Université a

créé en 200125 son propre laboratoire sur l’intégration des TIC en milieu universitaire afin d’accompagner ses enseignants dans l’appropriation des TIC et mener des activités de recherche, de développement et d’expérimentation permettant de faire avancer le champ des connaissances sur les TIC en milieu universitaire et diffuser ces nouvelles connaissances. Ce type d’initiatives facultaires reflète le fait qu’un certain degré d’autonomie est nécessaire pour accompagner des pratiques d’information et de communication qui varient fortement en fonction des appartenances disciplinaires (Millerand, 2003). Toutefois, elles peuvent également expliquer et renforcer cette disparité des usages, puisque les enseignants de facultés qui disposent de leurs propres ressources se trouvent dans une situation avantageuse face à ceux qui n’en ont pas et qui doivent ainsi s’en remettre exclusivement aux services centraux. À cet effet, certains enseignants ont relevé des situations où le message qu’ils reçoivent de l’institution est en adéquation avec les ressources mises à leur disponibilité. Par exemple, ils sont fortement incités à utiliser les TIC pendant leur cours, mais se retrouve dans un immeuble où certains locaux ne disposent pas encore de meuble multimédia26.

De plus, les initiatives menées de façon indépendante dans une faculté visent avant tout à optimiser ses propres conditions locales. À moins de trouver un point de passage, elles ont peu de chance d’influencer les autres facultés. Or, la « chaîne

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Ce laboratoire existe toujours, mais depuis l’implantation de Moodle, le support offert spécifiquement pour cette plateforme a été pris en charge par un service « global » de l’Université qui a positionné ses effectifs localement, c’est-à-dire dans chaque faculté. Nous y reviendrons au prochain chapitre.

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Le meuble multimédia « standard » renferme un ordinateur et son écran LCD, des haut-parleurs, un lecteur DVD, les branchements pour un ordinateur portable, les appareils audio/vidéo et un microphone externe, un projecteur et les branchements réseaux appropriés.

reliant les univers locaux et l’institution27 » n’est pas toujours fluide, car les lieux de rencontres interfacultaires sont peu nombreux. Nous reviendrons sur ce point au prochain chapitre lorsque nous examinerons la constitution du Comité qui a été mis en place pour l’implantation de Moodle, qui se caractérise notamment par sa dimension interfacultaire.

Puisque les départements ont leur propre culture et façons de faire respectives, « chaque département d’université est un univers en soi » (Dyke, 2006). Dans certains cas, il peut y avoir une incongruité entre l’introduction de nouvelles technologies au niveau institutionnel et les règles informelles ou rapports de force propres à un département. Par exemple, une chargée de cours qui enseigne dans un département où elle est la seule à utiliser Moodle nous a confié avoir l’impression d’être perçue par ses collègues et supérieurs comme une menace pour les méthodes d’enseignement généralement utilisées dans ce champ d’études faisant rarement appel aux TIC :

Je suis la seule dans mon département, pis même que je dirais que j’ai eu une petite confrontation, on parle d'organisationnel (…) Là, je te dis quelque chose de très personnel, mais ça m'a traversé l'esprit, des fois j'ai peur que le fait que j'utilise Moodle avec mes étudiants joue contre moi à long terme (…) J'ai peur que je devienne une menace dans mon milieu [Chargée de cours 4, avril 2009]. Cette situation est complètement différente dans d’autres départements où on a standardisé les cours et créé des contenus numériques que tous les enseignants sont fortement encouragés à utiliser, les forçant ainsi de façon informelle à s’approprier les applications et plateformes technologiques nécessaires à l’utilisation de ces contenus. Un département a pour sa part demandé à ses enseignants de ne plus imprimer les plans de cours et de plutôt les rendre disponibles en ligne, afin de réaliser des économies en coupant dans les frais de photocopies et aussi d’éviter de gaspiller du

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Nous reprenons ici une expression utilisée par le vice-recteur à la vie académique dans une réunion où il soulignait la nécessité de structurer l’organisation de manière à rendre les échanges plus fluides entre les instances locales et l’institution.

papier. Or, cette pression pour un certain conformisme est en tension avec l’hétérogénéité des profils des enseignants, qui ne disposent pas des mêmes aptitudes, intérêts et expériences avec les technologies numériques. Dans la prochaine section, nous poursuivons cette réflexion sur la disparité des besoins et des usages au sein d’une même institution.