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La décision d’utiliser la théorie de l’activité comme cadre conceptuel nous place dans une « position paradigmatique » particulière qu’il convient de décrire et d’assumer avant d’aller plus loin, puisqu’elle engendre nécessairement certaines implications méthodologiques. En effet, les méthodes de recherche ne peuvent être séparées ou « déconnectées » du cadre conceptuel choisi. En ce sens, nous sommes tout à fait d’accord avec Lincoln lorsqu’elle dit qu’il y doit nécessairement y avoir un lien entre l’épistémologie et la stratégie méthodologique :

Paradigms and metaphysics do matter. They matter because they tell us something important about researcher standpoint. They tell us something about the researcher’s proposed relationship to the Other(s). They tell us something about what the researcher thinks counts as knowledge, and who can deliver the most valuable slice of this knowledge (Lincoln, 2010 p. 7).

La théorie de l’activité repose sur une ontologie relationnelle qui considère que toute entité n’a pas d’existence propre en-dehors de sa relation aux autres entités. Dans les écrits de Vygotsky, la conscience cesse d’être simplement une propriété interne du

sujet. En effet, le concept de médiation sous-entend une dialectique où la conscience est le produit des interactions du sujet avec son environnement : elle est incorporée dans les activités matérielles et n’existe pas indépendamment du monde (Edwards et Daniels, 2004 p. 108). L’individu ne peut pas être compris sans ses artefacts tandis que la société ne peut être comprise sans l’agentivité des individus qui produisent et utilisent ces artefacts. En ce sens, la théorie de l’activité est un cadre théorique intrinsèquement processuel (Langley, 2009 p. 418). Les études processuelles de l’organisation (Process Organization Studies) (Carlile et al., 2010) prennent le processus comme point de départ afin de comprendre « comment et pourquoi les personnes, les organisations, les objets, les environnements bougent : comment ils se constituent, se reproduisent, s’adaptent, se disent et se vivent, en fluctuation constante » (Cordelier, Mahy et Vasquez, 2010).

Les patterns et les mécanismes constituent des apports conceptuels issus de la recherche sur les processus (Langley, 2009). En effet, une des contributions de ces recherches consiste à identifier les patterns communs, c’est-à-dire les régularités dans les processus de changement. Pour Langley, il n’est toutefois pas suffisant de décrire ces patterns, encore faut-il les expliquer. Les mécanismes sont donc les logiques qui permettent d’expliquer ces patterns. Langley cite les quatre types de mécanismes expliquant le changement selon Van de Ven et Poole (1995) :

These motors are labeled life cycle mechanisms (based on the idea of genetic predetermination), teleological mechanisms (based on goal driven behaviours and learning), dialectical mechanisms (based on cycles of confrontation and resolution among opposing forces) and evolutionary mechanisms (based on the processes of variation, selection and retention) (Langley, 2009 p. 418).

L’analyse des contradictions à laquelle nous procédons dans les prochains chapitres s’inscrit évidemment dans une perspective dialectique, puisque les tensions sont perçues comme une force de changement. En outre, Langley précise que la théorie de l’activité constitue l’une des « métathéories » qui sont davantage « intégratrices »

en permettant d’aller au-delà des mécanismes décrits par Van de Ven et Poole. En effet, la théorie de l’activité met l’emphase sur les possibilités de développement continuel plutôt que sur la reproduction des mêmes patterns au fil du temps (Blackler, Crump et McDonald, 2000).

L’essence d’une approche postcognitiviste telle que la théorie de l’activité est d’étudier les phénomènes dans leur contexte naturel et de tenter le plus possible de comprendre la situation du point de vue des personnes étudiées. En ce sens, notre recherche s’inscrit dans le paradigme interprétatif, qui se distingue d’une épistémologie positiviste :

Positivist studies are premised on the existence of a priori fixed relationships within phenomena which are typically investigated with structure instrumentation. Such studies serve primarily to test theory, in an attempt to increase predictive understanding of phenomena (Orlikowski et Baroudi, 1991 p. 5).

Une étude à saveur positiviste définit des variables dépendantes et indépendantes et présente des propositions d’hypothèses formelles qui sont testées auprès d’un échantillon représentatif d’une population donnée. Dans une approche interprétative, on focalise plutôt sur les significations que les sujets attribuent à leurs actions. On cherche donc à affiner notre compréhension de certains phénomènes dans leur contexte social et historique, dans un environnement en constant changement :

Interpretivists argue that organizations are not static and that the relationships between people, organizations, and technology are not fixed but constantly changing. As a consequence, interpretive research seeks to understand a moving target (Klein et Myers, 1999 p. 73).

L’utilisation des catégories conceptuelles issues de la théorie de l’activité nous incite à analyser les phénomènes de manière à révéler les aspects historiques et idéologiques des pratiques sociales. Nous croyons que le fait de s’attarder aux contradictions systémiques permet combler certaines lacunes liées à la perspective interprétative qui tend souvent à se limiter à la reproduction des patterns :

(…) the interpretive perspective does not address structural conflicts within society and organizations and ignores contradictions which may be endemic to social systems (…) Fay (1987, p. 96) notes that this perspective “assumes an inherent continuity in a particular society”, i.e., it systematically ignores the possible structures of conflict within a society, structures which would generate change (Orlikowski et Baroudi, 1991 p. 18).

À ce sujet, il importe ici de reconnaître l’orientation fondamentalement critique de la théorie de l’activité. En effet, la notion de contradiction provient de la conceptualisation marxiste de la double nature de la marchandise en tant que valeur d’usage et valeur d’échange. Toutefois, Engeström propose une vision plus optimiste que celle véhiculée dans plusieurs analyses marxistes dites déterministes. Alors que celles-ci se concentrent sur la façon dont les patterns capitalistes et les inégalités qui en découlent se reproduisent, Engeström reconnaît l’intentionnalité et l’agentivité de l’humain et sa capacité à initier des changements. Mais puisque l’objectif des recherches interventionnistes menées par Engeström et ses collègues est d’aider les sujets à transformer leur activité de travail à un niveau « local », certains auteurs de la tradition critique leur reprochent de négliger les relations entre les pratiques locales étudiées et les structures politiques plus larges (par exemple, voir Avis, 2009 ; Peim, 2009). Ainsi, il apparaît important de prendre en considération les dynamiques de pouvoir afin de ne pas réduire le changement à sa seule dimension logique. Comment se constitue la dynamique de pouvoir et qui initie les changements dans le système que nous analysons? Qui introduit de nouveaux éléments dans le système d’activité et pour quelles raisons? Bref, le changement n’est pas nécessairement synonyme d’amélioration pour tous. Il peut favoriser certains intérêts politiques ou économiques plus larges.

Bien que nous portions une attention particulière aux contradictions, nous n’allons pas « jusqu’au bout » d’une démarche critique pure, puisque nous ne tenterons pas de transformer nous-mêmes la réalité sociale étudiée, comme c’est souvent le cas des chercheurs se rattachant à cette tradition, dont Engeström lui-même :

An objective of critical research is to liberate those studied form the oppression and “false consciousness” which constrains them (Orlikowski et Baroudi, 1991). En partant de l’idée selon laquelle le chercheur se positionne « dans un continuum qui va de la description/explication à la prescription/évaluation et jusqu’à l’intervention » (Latzko-Toth, 2010a p. 5), nous nous situons au sein du pôle « description/explication ». Notre démarche est réflexive plutôt que prescriptive ou interventionniste. Nous reconnaissons d’emblée le potentiel réflexif et émancipatoire des sujets. Notre objectif est donc de comprendre comment les acteurs eux-mêmes s’y prennent pour résoudre les contradictions auxquelles ils font face en fonction des possibilités et des contraintes propres aux conditions historiques, sociales et matérielles de leur contexte organisationnel. L’explication s'appuie sur le discours des acteurs en contexte et permet à la chercheure de prendre conscience de leurs propres réflexions, au fur et à mesure que se réalise la cueillette de données sur le terrain.

En somme, nous croyons qu’il est possible d’adopter un cadre d’analyse critique sans faire de l’intervention l’objectif de la recherche. D’ailleurs, il serait plutôt néfaste d’étudier des objets et problématiques similaires en ayant systématiquement recours aux mêmes stratégies méthodologiques. L’important est que la méthodologie choisie demeure cohérente avec « l’endroit » où on se positionne conceptuellement. Dans la section suivante, nous expliquons comment la méthode de l’étude de cas peut être opérationnalisée de manière harmonieuse avec cette perspective descriptive et explicative.

3.2 Stratégie : l’étude de cas fondée sur un dialogue entre les concepts théoriques