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5.1 L’open source en tant que répertoire de possibilités

5.1.1 Une division des tâches inspirée des mouvements du libre

L’Université souhaitait également joindre une communauté de développement active et importante, afin de pouvoir compter sur du support à l’externe. La communauté d’utilisateurs et de développeurs de Moodle est parmi l’une des plus dynamiques de l’univers open source, ce qui permet aux développeurs de l’Université d’avoir accès à plusieurs ressources et à un bassin d’intervenants pouvant répondre à leurs questions. Donc, cette situation présente le double-avantage d’une autonomie par rapport à une compagnie propriétaire et de la présence d’une communauté vers qui on peut se tourner en cas de problème. Le développeur suivant souligne les avantages de pouvoir bénéficier du support d’une communauté ayant atteint une certaine maturité :

Y'a du suivi et tout ça, oui, je considère la communauté Moodle comme étant très bien organisée à ce niveau-là. La maturité vient avec le seuil critique. Du moment où y'a assez de gens d'impliqués dans la communauté, ça va de soi. Une fois que t'as atteint ce seuil critique-là, c'est comme un no-way back, ça ne revient pas. Même si demain matin Moodle disparaissait, la communauté continue à exister, c'est clair que quelqu'un va reprendre les sources et va faire une version ou un produit, la communauté ne restera pas les bras pendants (...) Il va y avoir des gens qui vont trouver des outils de migration ou de dépannage qui vont nous permettre de sortir du pétrin [Développeur 4, mai 2009].

Puisque les usagers de Moodle de partout dans le monde participent aux forums et rapportent les bogues rencontrés, les développeurs de l’Université ont le réflexe de se tourner d’abord vers la communauté Moodle.org pour vérifier si quelqu’un d’autre a déjà été confronté au même problème et si une solution a été documentée:

Disons que le premier réflexe qu'on a, après avoir identifié le problème, c'est d'aller voir le code source pour voir ce qui se passe. Dans un second temps, selon l'analyse qu'on aura fait sur le code source, on va déterminer si on fait une modification interne ou externe, ou si la modification est trop complexe, alors là on fait des recherches supplémentaires sur Internet pour voir si y'a des gens qui ont vécu le même problème [Développeur 4, mai 2009].

Ces dynamiques particulières d’échanges font en sorte que la communauté Moodle.org est considérée comme une ressource à part entière. Elle constitue un système auto-organisé de spécialistes qui s’entraident.

À un niveau plus local, des interactions naissent entre l’Université et d’autres institutions académiques qui utilisent Moodle. D’ailleurs, au cours du travail effectué en vue de l’implantation de Moodle dans l’Université, les responsables des équipes techniques ont été voir ce que d’autres universités canadiennes et françaises avaient fait avant eux afin d’aller puiser des idées et mieux évaluer le travail d’adaptation nécessaire :

On est allés faire un peu de benchmarking, donc on avait aussi [autre

Université canadienne], on avait [autre Université québécoise], ils nous ont

envoyé les feuilles de style31 qu'ils avaient faites pour qu'on puisse voir ce qui se faisait là. On est allés voir aussi en France au Moodlemoot32, on est allés voir ce qui se faisait en France au niveau des activités et de la plateforme [Chargé de projet 1, avril 2009].

31

Une feuille de style consiste en un document utilisé en programmation web afin de définir les caractéristiques de mise en page et de présentation associées à des groupes d'éléments (police de caractère, taille, couleur, positionnement, etc.)

32

Deux ans après l’introduction de Moodle dans l’Université étudiée, près d’une dizaine d’établissements québécois d’enseignement supérieur ont migré vers Moodle, donnant lieu à un va-et-vient grandissant de demandes d’aide et de démonstrations de projets locaux respectifs. Un regroupement informel désigné par le nom Moodle Québec communique désormais de façon régulière, soit par l’entremise d’outils en ligne (forum de discussion, wiki, etc.), soit lors de rencontres en face-à-face. Les membres qui en font partie partagent leur expertise et s’intéressent aux solutions trouvées par les autres institutions pour répondre à des problèmes qui leur sont communs. Cette manière de faire correspond avec l’idée chère aux mouvements du libre de ne pas « réinventer la roue », mais plutôt d’innover en réutilisant et en améliorant ce qui a déjà été bien fait ailleurs:

Savoir ce que les autres avaient développé, ça c’était intéressant (…) C’tait l’fun aussi de voir leurs pages d’aide, de voir que c’est plus clair que les nôtres. Des fois, on pourrait prendre exemple sur eux. Y’avait des affaires qui donnaient des idées (…) Comme là, je me suis noté d’aller voir ce que fait [autre université québécoise], ça a l’air bien, je vais aller fouiller sur leur site. Ça avait l’air clair, des icônes claires, bien espacées, on pourrait essayer de s’améliorer [Développeur 3, mars 2009].

Certes, des relations similaires peuvent aussi se développer autour d’un logiciel propriétaire, mais dans une mesure différente puisque les institutions peuvent moins facilement créer de nouvelles composantes elles-mêmes. Les organisations utilisatrices de Moodle mutualisent désormais leurs efforts et expertises en faisant fi des frontières physiques et organisationnelles qui les isolent dans d’autres secteurs. Les membres de ces organisations vont même jusqu’à se communiquer leur plan de développement pour le futur tout en discutant parfois de leurs problèmes politiques internes. Ces rapports « inter organisations » peuvent être considérés comme une forme de « coopétition » (Ransom Love, cité dans Görling, 2003 p. 19), puisque certaines universités sont en compétition par rapport à leur visée (la clientèle étudiante), mais elles coopèrent et partagent leur expérience respective avec l’outil.

La communauté à l’origine de Moodle ne se caractérise pas uniquement par son adhésion à la philosophie open source, mais aussi par son ancrage dans le milieu pédagogique. Contrairement à plusieurs communautés open source qui sont composées en majorité de programmeurs issus du milieu de l’informatique, la communauté Moodle compte une majorité enseignants et de développeurs œuvrant dans le secteur de l’éducation. À l’origine, la plateforme a été créée par un doctorant en éducation en Australie, Martin Dougiamas, puis son évolution s’est effectuée à travers les contributions d’usagers de partout dans le monde (Moodle Docs, 2006). Il est intéressant de noter que son implantation dans l’Université étudiée s’est accompagnée d’une reconfiguration de la division des tâches qui reflète cette appartenance des outils pédagogiques aux enseignants, plutôt qu’aux informaticiens seulement. Au chapitre précédent, nous avons traité des tensions relatives au double modèle de gouvernance de l’Université qui combine un management central et des instances facultaires décentralisées (voir 4.1.5). Historiquement, un outil de travail tel que Moodle aurait été sous la responsabilité unique et centralisée du service informatique à un niveau « global ». Le nouveau mode de gestion de Moodle implique une reconfiguration de la structure organisationnelle en faisant en sorte que les services centraux impliqués dans la maintenance et le support de la plateforme soient soumis aux décisions du Comité auquel nous avons fait référence plus tôt. En effet, une reconfiguration de la division des tâches est survenue à l’interne, telle que notée par un des développeurs interviewés qui contraste le modèle de répartition des responsabilités qui prévaut désormais avec celui en vigueur à l’époque de WebCT :

WebCT avait toujours appartenu au service informatique, et ce n'est pas normal qu'un produit d'apprentissage en ligne soit identifié comme appartenant au service informatique. (…) Moodle est un des rares produits qui n'appartient à personne (…) C'est comme, à tout le monde mais à personne à la fois. Et ça, je crois que c'est une première à l'Université, qu'un produit ne relève pas d'un service spécifiquement. Le service informatique, il installe Moodle. Les facultés l'utilisent, les budgets sont alloués par un comité [Développeur 2, mai 2009].

Rappelons que ce Comité institutionnel a toujours été présidé par un(e) professeur(e) et qu’il est composé d’enseignants de chaque faculté, d’un étudiant et de représentants des différents services, qui font des recommandations au vice-rectorat à l’enseignement qui approuve ses budgets. Cet amalgame organisationnel fait en sorte que les « utilisateurs finaux » de la plateforme soient au cœur du processus décisionnel en considérant les membres du Comité comme des représentants et des porte-parole de leurs collègues. Ainsi, la gestion et l’évolution de Moodle au sein de l’Université s’écarte du modèle habituel voulant que les outils informatiques soient strictement gérés par un ou des services administratifs. En implantant Moodle dans l’Université, on a aussi adopté l’idée que la plateforme doit « appartenir à tout le monde à mais personne à la fois » puisque que cette façon de faire convenait davantage à un produit utilisé en enseignement. Ainsi, Moodle n’est pas considéré comme un outil de travail générique au même titre que l’équipement téléphonique, par exemple. De plus, la dimension interfacultaire du Comité crée un lieu d’échange permettant de partager les initiatives menées localement et de « faire remonter » les besoins des facultés à un niveau institutionnel.

La structure du Comité se distingue non seulement le fait qu’elle soit davantage orientée vers l’usager, mais aussi par la plus grande place faite aux « employés de terrain », c’est-à-dire à ceux qui habituellement, doivent se contenter d’exécuter les décisions prises par des administrateurs, comme l’explique ce développeur :

On a toujours senti qu'on était les bienvenus et qu'on était désirés même, au sein de ce comité-là. Alors qu'au début, ce devait être un comité décisionnel, pour décider d'un produit autre que WebCT. On a été invité au début pour une démonstration, puis après ça, on a été invité une fois, deux fois, puis à un moment donné, on faisait partie du comité. [Le premier président du Comité] disait ouvertement: « de tous les comités que j'ai eu à m'occuper, celui-là a été le plus enrichissant pour moi. » C'est plaisant à entendre. Ça reflète le fait que c'est plutôt rare à l'Université comme dynamique (…) Disons que ça aide à continuer. Notre travail devient plus visible [Développeur 1, mai 2009].

Les enseignants et les développeurs ont donc leur place au sein des processus décisionnels associés à la gestion de Moodle, mais s’y immiscent également de manière moins formelle à travers leurs interactions, comme nous le verrons au point suivant.