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Les prémices de la transplantation rénale

Sur la base de rétrospectives établies par les centres eux-mêmes100 ou par l’Office fédéral de la santé publique101 (OFSP), on peut situer la réalisation des premières interventions menées dans chacun des hôpitaux dans un cadre chronologique sommaire. Les premières transplantations de rein en Suisse sont réalisées d’abord à Berne,

99 Sur la conservation des archives administratives des hôpitaux universitaires suisses, voir Cochand 2017.

100 Voir par exemple le site du Centre de transplantation d’organes (CTO) du CHUV : www.

chuv.ch/transplantation/cto_home/cto-le-centre-en-bref/cto-le-cto-en-bref-histo-rique.htm (consulté en 2019).

101 Voir par exemple la page internet du site de l’OFSP, « La médecine de transplantation : un long passé » : www.bag.admin.ch/bag/fr/home/medizin-und-forschung/trans- plantationsmedizin/transplantieren-von-organen-geweben-Zellen/geschichte-der-transplantation.html (consulté en 2019).

puis à Zurich en 1964. Après une coupure de quelques années, elles se développent selon un processus de diffusion plus général et temporellement plus rapproché : elles sont effectuées en 1968 et 1969 à Bâle et Saint-Gall avant de s’étendre en Suisse romande, où elles sont pratiquées à Genève dès 1970 et à Lausanne dès 1971.

Si la réalisation de ces « premières » témoigne de l’existence d’un savoir médico-technique dans chaque centre, l’émergence et la mise en place de ce savoir restent difficiles à retracer. Si les aléas de la conservation des sources jouent un rôle, la rareté de la documen-tation directe pour cette période des années 1960-1970 s’explique surtout par une gestion administrative des pratiques médicales principalement assumée par les médecins eux-mêmes. Entre pairs et sans l’implication marquée d’acteurs extérieurs à la sphère médicale, la mise par écrit, rendue nécessaire par la rédaction de rapports, de budget ou présentation d’objectifs médicaux, est marginale102. Ainsi c’est surtout à la faveur de processus informels, comme des discussions et arrangements entre médecins, que la transplantation rénale est organisée dans les hôpitaux. La reconstitution de son développement est donc le plus souvent réalisée en « creux », par déduction face aux silences de la documentation103.

Circulation des savoirs

Dans une phase dont l’inscription chronologique précède les premières interventions thérapeutiques, la transplantation rénale fait l’objet d’expérimentations par un nombre limité de médecins.

Quelques rares mentions indirectes attestent d’une période où s’élabore l’acquisition d’un savoir spécifique, en marge de l’activité thérapeutique habituelle. À Saint-Gall, le président du Collège des chefs de service annonce en 1968 dans le rapport annuel fourni par

102 Sur le contexte économique favorable dans lequel les services médicaux se multiplient au sein des hôpitaux, voir Donzé 2003, 231-ss.

103 Comme cela est attesté sur le plan international, le chirurgien transplanteur est une figure centrale de cette phase expérimentale du fait de son rôle clé dans l’implantation de nouvelles techniques et la diffusion d’innovations scientifiques (Steiner 2010).

Cette phase historique est marquée du sceau de l’espoir, qui résume la tension entre l’incertitude thérapeutique et l’ethos médical qui pousse à tenter quelque chose pour soulager la détresse des malades (Steiner 2010, Fox et Swazey 1974).

l’hôpital cantonal que, grâce « à un travail expérimental et à l’étude intensive des questions théoriques104 », la clinique de chirurgie se prépare à la réalisation de transplantation dans l’année à venir. À Genève, c’est le travail entrepris « ces huit dernières années105 » qui permet, comme le relève René Mégevand de la Clinique universitaire de chirurgie, la première transplantation rénale le 14 novembre 1970.

Cette phase expérimentale consiste vraisemblablement en l’adap-tation de pratiques et techniques mises au point dans les centres de référence à l’étranger. À cet égard, les voyages « d’études » repré-sentent un moyen d’acquisition de connaissances médico-tech-niques en lien avec la transplantation dont disposent les médecins suisses. Gilbert Thiel, néphrologue de l’hôpital de Bâle, s’est ainsi formé dans le centre dirigé par John Merrill, lequel a dirigé la première transplantation rénale entre jumeaux homozygotes en 1954 à Boston106. Fondé sur des facteurs hétéroclites renvoyant à des trajectoires personnelles, l’intérêt scientifique développé par ces praticiens pour la transplantation représente un préalable indispen-sable à son émergence dans les hôpitaux suisses.

À leur retour de l’étranger, certains chirurgiens mettent en place dans un délai variable des programmes expérimentaux autour des-quels se constitue peu à peu une « équipe ». Le silence documentaire qui entoure cette période renforce l’image d’activités menées en marge de la pratique médicale proposée par les établissements. Le passage de l’expérimentation animale aux premières tentatives d’ap-plication clinique sur l’homme est difficile à identifier chronologi-quement. Les échecs médicaux que représentent ces transplantations sporadiques contribuent certainement à maintenir la transplantation aux marges des activités médicales jusqu’à la fin des années 1960.

À Berne par exemple, ce sont probablement les quelques tentatives infructueuses effectuées en 1964 qui poussent les médecins à

aban-104 Staatsarchiv St-Gallen, Jahresbericht über die Verwaltung des Santitätswsens des Kantons St.Gallen im Jahre 1968, Zweiter Teil : Krankenanstalten, p. 26 [notre traduc-tion].

105 Mégevand 1972, 982.

106 www.living-donor-care.ch/pages/de/prof.-gil-thiel.php (consulté en 2019).

donner l’expérimentation clinique. À cet égard, l’hôpital de Zurich, où en 1966 on dénombre déjà seize transplantations dont certaines permettent à des patients de survivre vingt et un mois, constitue une exception dans le contexte helvétique107.

La transformation des centres de dialyse

Depuis le début des années 1950, le perfectionnement progressif des appareils de dialyse en fait un élément essentiel dans la prise en charge des patients souffrant d’insuffisance rénale irréversible.

Si la dialyse conduit à un prolongement de la durée de survie des patients, elle entraîne une surcharge des espaces où est proposé ce type de traitement. Un mélange de facteurs économiques et logis-tiques, comme le coût des appareils, l’implication d’un personnel soignant nombreux ou encore le manque de locaux, est avancé par les médecins pour expliquer la stagnation du nombre de lits attribués à ces unités. Le manque de places nécessite dès lors une sélection des patients qui met les néphrologues devant une situation délicate, comme l’évoque Claude Perret de la clinique universitaire de médecine de Lausanne dans la leçon inaugurale qu’il tient en 1966 :

« Pour de multiples raisons d’ordre médical, économique ou financier, il est impossible actuellement de recourir au procédé de la dialyse à long terme chez tous les malades en insuffisance rénale chronique terminale. Cela suppose un choix de la part du médecin qui décidera finalement de la vie du malade. Quels critères adopter pour établir cette sélection ? Quels arguments le médecin fournira-t-il pour justifier sa décision108 ? »

À cet égard, les critères médicaux engageant le pronostic vital à court terme ne représentent plus pour le patient la garantie d’obtenir une place dans un centre de dialyse. D’autres conditions complémen-taires sont nécessaires pour faire face à la demande accrue de prise en charge. Un néphrologue actif dans un centre de dialyse au cours

107 Filippini 1967, 768.

108 Perret 1966, 1510-1514.

de sa carrière explique dans un entretien que dans le centre où il exerçait « les patients de plus de 50 ans étaient refusés109 ».

Ce contexte sanitaire contribue certainement à favoriser le déve-loppement des transplantations dès le milieu des années 1960 dans les hôpitaux aux ressources financières et logistiques suffisantes.

Sous réserve d’une étude complémentaire de l’activité des centres de dialyse des hôpitaux de Berne et de Zurich à cette période, on peut supposer que c’est dans ce contexte que les premières transplanta-tions y sont menées au milieu des années 1960.

Avec la généralisation des tests de compatibilité cellulaire entre donneur et receveur, les centres de dialyse deviennent peu à peu, à partir du milieu des années 1960, essentiellement destinés aux patients dans l’attente d’une transplantation. Rassemblés, ils repré-sentent un « pool » dans lequel le receveur le plus compatible est choisi lorsqu’un organe est disponible. L’élaboration de programmes de dialyse à domicile, dont l’émergence se situe en Suisse au début des années 1970110, contribue à la transformation des centres de dialyse des hôpitaux universitaires en lieux de soins transitoires. On le constate par exemple à Genève, où, pour expliquer l’absence de programme de transplantation, le Conseil d’État en réponse à une interpellation explique qu’« il était tout d’abord nécessaire d’avoir un centre de dialyse chronique traitant les malades candidats à la transplantation111 ».

Des perspectives prometteuses

Au sein du corps médical large, la transplantation rénale consti-tue vraisemblablement au milieu des années 1960 une pratique limitée à la connaissance de praticiens spécialisés. Dans la revue genevoise Médecine et Hygiène (M&H), les premières trans-plantations rénales des années 1950, comme celles du début des années 1960, représentent un fait médical porteur d’espoir sans

109 Entretien réalisé le 18 novembre 2015.

110 Sur le développement de la dialyse à domicile en Suisse, voir par exemple Descoeudres C., « L’hémodialyse à domicile », Revue médicale de la Suisse romande, 6, 1973, 441-450.

111 Archives de l’État de Genève, Mémorial du Grand Conseil, 1969, p. 1329.

toutefois constituer la une de la revue. Alors que les aspects tech-niques comme le typage de tissus cellulaires et la mise en place de nouveaux protocoles médicamenteux favorisent l’obtention de meilleurs résultats, la transplantation est perçue, peu à peu, comme une option dans le traitement des insuffisants rénaux terminaux.

Dès la fin des années 1960, elle devient une opération dotée d’une valeur thérapeutique incontestable pour le public médical large.

Elle apparaît en 1972 dans le classement des interventions les plus marquantes figurant dans l’édition spéciale publiée à l’occasion du millième numéro de la revue112.

La médiatisation de la première transplantation cardiaque en décembre 1967 en Afrique du Sud entraîne certainement l’émergence d’un intérêt pour l’ensemble de ces pratiques hors de la sphère médicale113. Quatre mois après cette première mondiale, un député genevois interpelle le Conseil d’État au sujet de l’opportunité de développer la transplantation rénale. Cette requête est justifiée pour son auteur par « […] les progrès des techniques de transplantation rénale et leurs résultats de plus en plus favorables114 ».