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Chapitre 6 : La préfixation

6.3 Les préfixes dans la formation des lexèmes

Dans la formation des lexèmes construits, l’exposant des règles peut subir quelques modifications, que nous passons en revue ci-dessous. Certaines sont liées à l’interaction que le préfixe entretient avec la base, d’autres sont davantage indépendantes.

6.3.1 Modification de la base

Mise à part la modification de la prononciation de la voyelle initiale de la base dans certains cas de préfixation, très peu de modifications sont opérées sur la base par la préfixation. En italien, une des rares modifications est le redoublement de la consonne initiale, avec les préfixes contra, fra, ra, so, su. Mais en synchronie, seuls les préfixes sopra et sovra provoquent encore ce doublement. Dans la formation de nouveaux lexèmes, le doublement semble assez aléatoire, et peu prédictible. Par exemple, dans le corpus de l’italien La Repubblica (Baroni, Bernardini et al. 2004), nous avons trouvé des paires de néologismes construits avec ou sans doublement de la consonne initiale (sovraconsumo ou sovracconsumo). (Montermini 2002) montre également que dans le dictionnaire italien De Mauro (De Mauro 1999), le nombre de lexèmes construits et enregistrés, avec ou sans redoublement ou avec les deux versions, est relativement identique. Enfin, ajoutons également que, d’un point de vue phonologique, les préfixes de l’italien ne modifient pas l’accent tonique de la base. Tout au plus, dans certains cas, la voyelle initiale est légèrement modifiée (Iacobini 2004).

En français, le préfixe « dans son contact avec la base, ne provoque aucune variante de cette base qui conserve sa forme » (Béchade 1992).

En revanche, le lexème préfixé peut appartenir à une catégorie différente de celle de sa base, en français comme en italien. Ainsi, le préfixe anti peut former des adjectifs à partir de noms (un produit anticorrosion (Béchade 1992)), tout comme le préfixe inter (interfacoltà).

Selon (Iacobini 2004), ces cas apparaissent quand la base nominale ne possède pas d’adjectif relationnel. Mais cette question se rapproche d’une autre problématique : quand la base

« sémantique » d’un lexème construit n’est pas la base « formelle ».

6.3.2 Quand le préfixe ne porte pas sur la base formelle

Dans certain cas, la préfixation met formellement en jeu un préfixe et une base, mais sémantiquement, l’application de la règle s’effectue sur la base « profonde » de la base formelle. Ce phénomène apparaît quand la base formelle est elle-même issue d’une construction morphologique. Il est surtout présent avec les préfixes « modaux » et avec les règles qui impliquent un adjectif relationnel.

Les préfixes modaux, par définition, portent sur l’aspect processuel de la base, ce qui implique que les bases sont toujours, de près ou de loin, verbales, ou issues d’un procédé

« déverbalisant ». Par exemple, le préfixe re implique en français une réitérativité du procès impliqué dans la base, même si cette dernière est nominale (refondation) ou adjectivale (remangeable). Dans ces deux exemples, la rétitérativité porte sur le verbe de base (fonder ou manger). La RCL doit alors rendre compte de ces deux applications formelle et sémantique, comme le montre l’exemple ci-dessous de RCL de réitérativité sur base adjectivale.

INPUT OUTPUT

(G) VAble47 reVAble

(F) /VAble/ → /re/⊕/ VAble /

(SX) cat :a cat :a

(S) ◊ V’(x, y) REITERATIVITE (◊ V’(x, y))

Figure 20 : RCL de réitérativité sur base adjectivale

Dans la règle présentée dans ci-dessus, les rubriques G et F présentent l’application du préfixe sur la base formelle (VAble reVAble). La rubrique S de l’input déclare, pour les adjectifs de ce type, les arguments du verbe de base et la manière dont ils sont impliqués dans l’adjectif (x mange y mangeable = qualifie le y que x peut manger). Ainsi, le patient du verbe devient le nom qualifié par l’adjectif construit. D’un point de vue sémantique, la fonction de réitérativité, dans la rubrique S de l’output, s’applique sur la base verbale de l’adjectif (ici V’(…)).

Le deuxième cas de figure d’application de préfixation sur la base sémantique concerne la préfixation d’adjectifs relationnels qui permet la formation de lexèmes, dont le sens construit est un peu particulier. En effet, dans ce type de préfixation, « la signification du lexème construit résulte de la combinaison du lexème-base et du préfixe, et non de la combinaison du lexème-suffixé et du préfixe » (Fradin 2003b). Ce phénomène est étroitement lié au statut particulier des adjectifs relationnels qui sont dérivés de nom (présidentiel président) et qui désignent une relation entre l’entité dénotée par leur nom base et l’entité qu’il modifie (présidentiel, dans le syntagme élection présidentielle désigne la relation entre l’élection et le poste de président). A l’inverse des adjectifs qualificatifs, ils ne peuvent être gradés (*très présidentiel) ni être utilisés comme attributs (*elle est présidentielle).

Lorsqu’ils sont la base d’une préfixation, la règle porte alors sur le nom-base de l’adjectif, comme le montre les préfixés glosés ci-dessous :

(1) un véhicule sous-marin véhicule qui est sous la mer

(2) un traitement anticancéreux un traitement contre le cancer

(3) une lutte antiparasitaire une lutte contre les parasites

Dans les exemples (1) à (3), où la base est un adjectif relationnel, la préfixation porte sur le nom base (mer, cancer, parasite). D’un point de vue théorique, le phénomène est souvent expliqué dans la littérature par le fait que l’élément terminal de la base n’est qu’une marque adjectivale (un intégrateur paradigmatique selon les termes de D. Corbin) et que la base est en fait nominale. Le même phénomène apparaît avec un certain nombre de préfixes du français comme de l’italien. Pour Corbin (1987, p. 121-139), il s’agit réellement d’une préfixation nominale. Ainsi, le suffixe, ou suffixoïde, de la base n’est pas nécessaire à l’interprétation du lexème construit, il est seulement là pour intégrer ce lexème dans la catégorie des adjectifs.

Selon le modèle de (Fradin 2003b), il est relativement aisé de formaliser ces deux liens, formel et sémantique. Si l’on reprend l’exemple de anticancéreux, nous avons affaire à une préfixation qui s’applique, d’un point de vue formel, à un adjectif relationnel, et d’un point de vue sémantique à la base nominale de cet adjectif. Ainsi, un traitement anticancéreux est un traitement contre le cancer (et non pas un traitement contre les cancéreux). La RCL qui formalise la préfixation en anti doit alors exploiter les propriétés phonologiques de cancéreux

47 Able regroupe les différents allomorphes du suffixe (able/ible/uble) en français.

et les propriétés sémantiques de cancer. Cette articulation provient du cas particulier des adjectifs relationnels, qui instaurent une relation prédicative entre le nom recteur de l’adjectif relationnel et le nom base de l’adjectif. De plus, il existe des cas où la base nominale peut être utilisée comme input formelle (un traitement anticancer). Ce cas survient généralement lorsque l’adjectif relationnel n’existe pas (un plan antidrogue)48.

Ainsi, deux RCL de préfixation nominale doivent être formalisées pour former des adjectifs, chacune prenant en input une des deux bases formelles possibles, comme le montrent les deux figures ci-dessous :

INPUT OUTPUT

(G) Xsfx G antiXsfx

(F) /Xsfx/ F /ãti/⊕/Xsfx/

(SX) cat : a SX cat : a

(S) X’ S OPPOSITION (X’)

Figure 21 : RCL de préfixation en anti sur bases adjectivales

INPUT OUTPUT

(G) X G antiX

(F) /X/ F /ãti/⊕/X/

(SX) cat :n SX cat : a

(S) X’ S OPPOSITION (X’)

Figure 22 : RCL de préfixation en anti sur bases nominales

La première règle permet de rendre compte de cette double provenance des propriétés du lexème construit, préfixé sur des adjectifs relationnels. Le signifiant prend les éléments formels de l’adjectif de base (Xsfx), mais le signifié prend les instructions sémantiques du nom-base de l’adjectif (X’). La deuxième règle, qui préfixe un nom pour former un adjectif, applique la même valeur sémantique sur le même signifié. Dans une optique bilingue, ces deux règles doivent être toujours considérées ensemble, étant donné que cette double possibilité de formation des adjectifs (anticancer/anticancéreux) n’est pas forcément identique dans les deux langues. Nous le verrons plus précisément au chapitre 11.

Dans notre approche taliste, nous fondons notre analyse sur l’existence de la base dans le lexique. Les adjectifs relationnels seront donc aisément analysables, car la base adjectivale sera présente dans le lexique de référence. En revanche, l’analyse sémantique du lexème construit devrait pouvoir rendre compte de la base sémantique de l’adjectif relationnel.

Retrouver la base nominale des adjectifs relationnels nécessitera l’adaptation de nos ressources lexicales, comme nous le verrons au chapitre 9.

6.3.3 La modification formelle du préfixe

Dans le processus de construction du lexème, le préfixe subit parfois des modifications.

Il faut ici distinguer la modification des préfixes se terminant par une consonne de ceux se terminant par une voyelle.

Parmi les premiers, nous pouvons notamment citer les préfixes in et con qui

« s’assimilent » à la base, avec une importante modification, en italien comme en français.

48 La préfixation en anti est largement présentée, d’un point de vue contrastif, dans l’annexe 1.

Ainsi, in devient il devant une base commençant par l, im devant une base commençant par b, p, m, et ir devant une base commençant par r. De même, la consonne finale de con peut subir des modifications devant les bases commençant par b, p ou m. (Béchade 1992) et (Iacobini 2004).

Parmi les préfixes se terminant par une voyelle, on assiste parfois à la suppression de la voyelle finale quand la base commence par une voyelle. Cependant, cette suppression est avant tout guidée par des considérations d’élocution, ou de transparence sémantique (Iacobini 2004).

6.3.4 Autres phénomènes : récursivité, substitution, factorisation, et trait d’union La récursivité concerne les rares cas où une règle de préfixation s'applique plusieurs fois. Elle est réservée aux préfixes réitératifs (ririregistrare), aux préfixes de position (après-après-guerre) et aux préfixes évaluatifs (supersuperchouette) (Montermini 2002). Ces cas relèvent le plus souvent du langage parlé. Évidemment, la récursivité dépend intrinsèquement de la valeur sémantique du préfixe. Ainsi, il est difficile de l’envisager pour les préfixes d’antonymie, de privation ou d’inversion, car il semble en effet difficile d’interpréter inincapable, dédéfaire, etc.

La substitution concerne avant tout les préfixes impliqués dans la formation de verbes.

Quand il y a formation d’un sens d’action, il y a souvent possibilité de former le contraire de cette action, comme dans embarquer/débarquer, accélérer/décélérer, même si la plupart de ces formations n’ont pas été réalisées en synchronie. De rares cas existent également avec des formations nominales, pour des préfixations comme préface/postface.

La factorisation concerne les cas où deux éléments font référence à une seule base, comme dans la séquence « pre- e poststrutturalismo ». Ces cas étaient assez rares en italien, mais deviennent fréquents, sans doute à cause de l’influence des langues germaniques où la factorisation est souvent utilisée (Iacobini 2004). En français, la factorisation est également possible, et pas seulement avec des préfixes, comme l’indique le premier des deux exemples suivants proposés par (Grevisse 1980) 49 :

« La particule humaine, considérée dans ses déterminations physio- et psychologiques »

« Si l’on supprime les vides inter et infra atomiques ».

Le trait d’union est également un phénomène particulier. En effet, contrairement au suffixe, le préfixe peut être accolé à la base par l’intermédiaire d’un trait d’union. C’est sûrement l’un des signes qui a parfois provoqué l’amalgame entre préfixation et composition.

L’usage du trait d’union est, en italien, plutôt aléatoire (Iacobini 2004, p 126). On remarque qu’il est toujours utilisé quand la base commence par une majuscule (dans les préfixations de noms propres, comme pre-Ciampi). Mise à part cette tendance précise, il est difficile d’en dégager d’autres.

En français, nous avons déjà souligné au chapitre 1, l’incohérence dans les prescriptions sur l’usage des traits d’union. En effet, si (Grevisse 1980)50 précise que les composés commençant par le préfixe anti « soudent ensemble, sans trait d’union, les éléments composants », le TLF51 énonce que anti forme des « composés soudés ou avec trait d'union ».

De plus, l’usage de celui-ci dans les préfixations semble davantage fréquent en néologie. En

49 Ces deux citations utilisées par Grevisse sont tirées respectivement de P. Teilhard de Chardin, L’apparition de l’homme p.

350, et P. Valéry, L’idée fixe, p. 243.

50 qui contrairement à nous, ne considère pas anti comme un préfixe mais comme un élément de composition.

51 Trésor de la langue française, http://atilf.atilf.fr/ consulté le 8 avril 2005.

effet, comme le rappel Iacobini (Iacobini 2004) « le trait d’union est utilisé principalement dans des cas de néologismes, probablement pour souligner le caractère nouveau de certaines formations ».

Dans notre analyse automatique des lexèmes préfixés, nous prendrons évidemment en compte toutes ces modifications. En effet, comme nous travaillerons sur les chaînes de caractères, il faudra nécessairement lister toutes les formes possibles des préfixes et prendre en compte notamment l’absence ou la présence potentielle du trait d’union.

Concernant la récursivité, ce phénomène semble assez marginal, et nous renonçons donc à le traiter. Enfin, la factorisation représente une autre problématique car elle étend le problème au-delà du lexème. En effet, dans la séquence : pre e post-strutturalismo, seule la chaîne post-strutturalismo sera identifiée comme un lexème inconnu. Ces cas de factorisation, bien que rares, représentent sans doute une des limites de notre approche. Nous verrons, dans le chapitre 9 sur l’analyse automatique, comment nos règles traiteront de ces différents cas de figure. Mais à présent, nous nous intéressons à la formalisation bilingue des RCL, telles que nous les avons décrites jusqu’à présent.

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