Conclusion du chapitre
Type 1 : Les individus qui n’ont jamais quitté leur résidence dans leur communauté depuis leur installation
4.2. Mobilités professionnelles
4.2.3. Les nouveaux visages de la pluriactivité
Nous définissons la pluriactivité d’un individu par le fait qu’il combine, au cours de l’année, plusieurs activités et sources de revenus. Cette combinaison n’implique pas nécessairement de changement résidentiel. Elle peut se faire sur place, au sein même des communautés rurales ou bien à l’extérieur, ce qui signifie que l’individu articule différents lieux de reproduction sociale et économique, entraînant nécessairement des mobilités spatiales relevant de circulations fréquentes et répétitives, pour des durées d’absences relativement courtes (pouvant aller de quelques jours à quelques mois).
Plusieurs questionnements nous préoccupent ici. L’agriculture, jusque dans les années 1980, procurait très peu d’excédents et la commercialisation des produits agricoles était marginale dans cette région. Dans ce contexte, et comme dans la plupart des campagnes du Sud, la pluriactivité est une pratique de longue date, ancrée dans la vie quotidienne des familles. Il était banal que l’homme parte chaque année pour travailler temporairement dans les mines ou dans une oasis agricole du Chili, en particulier les années de mauvaise récolte. Depuis le boom de la quinoa, qu’en est‐il de ces vieilles pratiques de pluriactivité ? L’activité agricole devenue plus rémunératrice est‐elle suffisante pour subvenir aux besoins des familles ? Autrement dit, quelles sont l’intensité et les modalités de la pratique de la pluriactivité des résidents des communautés rurales de l’Altiplano ? Et quelle est la place de l’agriculture dans ces pratiques ? La pluriactivité semble s’être maintenue dans les campagnes rurales de l’Altiplano Sud. C’est ce que montre, en effet, J. Parnaudeau et S. Robin qui ont réalisé en 2006, dans le cadre d’un stage au sein d’AVSF, un important travail d’enquête dans douze communautés de la zone Intersalar (Parnaudeau, 2006 ; Robin, 2006). Le premier résultat fondamental de leur étude réside dans le fait que la grande majorité des familles de la région Intersalar qui pratiquent l’activité agricole sont pluriactives. En effet, elles combinent plusieurs activités et ce, à différentes échelles. Ces auteurs distinguent la pluriactivité localisée dans la communauté et les environs, de la pluriactivité impliquant des lieux plus éloignés. De même, ils différencient les familles permanentes (dont le temps cumulé de présence dans la communauté des différents membres de la famille est de plus de 6 mois dans l’année) des familles migrantes (qui résident de façon cumulée moins de 6 mois dans l’année dans la communauté).
Nos entretiens confirment cette tendance puisqu’ils mettent en lumière le fait que la pluriactivité des résidents permanents subsiste depuis le boom de la quinoa, mais qu’elle prend en même temps un nouveau visage. Si la vente de quinoa se réalise aujourd’hui à bon prix et que les superficies cultivées sont plus importantes qu’auparavant, cela n’empêche pas certaines années agricoles peu favorables, ou même catastrophiques, avec des volumes de récolte très faibles. Par ailleurs, comme nous le verrons ultérieurement, les inégalités d’accès à la terre au niveau intra‐communautaire et le fait que certaines familles n’ont que très peu augmenté leurs superficies cultivées, sont également des facteurs de maintien de la pluriactivité. Selon nos enquêtes, la pratique de la pluriactivité concerne avant tout les hommes. Les femmes sont largement occupées sur l’exploitation agricole, notamment par le gardiennage des animaux comme vu dans un chapitre précédent, et elles restent, par ailleurs, les gardiennes des lieux en l’absence des autres membres du foyer. Nombreux sont les hommes qui, localement, pratiquent une autre activité que l’agriculture : maçonnerie, tractoriste ou accueil touristique. La pluriactivité s’opère également dans un rayon plus large qui suppose une circulation
saisonnière de travail. Celle‐ci est entendue comme une mobilité plus ou moins régulière qui s’opère aux mêmes périodes de l’année, avec une durée d’absence variant de trois jours à six mois par an. Elle vient s’articuler ou se superposer aux mobilités résidentielles et aux autres activités professionnelles. D’après nos entretiens, c’est la culture de quinoa, et non les autres productions agricoles, qui détermine les rythmes de la mobilité saisonnière. Cette dernière étant plus difficile à capter par des enquêtes, du fait de son extrême variabilité, nous n’avons pas pu les quantifier. Nous en donnons simplement les traits dominants.
La circulation de travail n’implique pas forcément les mêmes lieux que la mobilité résidentielle. Pour ce type de mobilité, chaque communauté a ses lieux de travail saisonnier de prédilection. Les habitants des communautés situées sur la frange frontalière (Palaya, San Juan) partent travailler au Chili alors que ceux qui « regardent » plus vers l’intérieur de la Bolivie (Chilalo, Otuyo, Candelaria) se dirigent dans les villes de l’intérieur, même si le Chili se développe comme destination pour les jeunes de toute la région.
Les circulations saisonnières de travail sont généralement conjoncturelles puisque les populations « sortent travailler » pour une saison, selon les besoins (et donc de la qualité de l’année agricole). Mais certaines circulations saisonnières de travail sont plus structurelles, les populations étant installées dans une circularité permanente.
Si les rythmes de circulation dépendent essentiellement de l’activité agricole développée dans la communauté, ils peuvent être déterminés par d’autres facteurs. Pour la migration saisonnière au Chili, par exemple, le rythme est généralement trimestriel, lié à l’obtention et le temps de validité du visa touristique auquel ont recours la très grande majorité des circulants pour travailler au Chili.
Nous présentons ici deux exemples de circularité assez représentatifs de l’ensemble de la zone. Le premier concerne Filemón, membre de la communauté de San Juan, et qui est installé dans la circulation depuis 2003. Après avoir passé une grande partie de sa vie en Argentine, Filemón s’installe à San Juan comme agriculteur à l’âge de 32 ans. En parallèle, il est contremaître en bâtiment à Uyuni et à Calama (Chili) où il se rend régulièrement. Avec l’argent gagné au Chili, il s’achète un tracteur et exerce le métier de tractoriste dans les environs de San Juan. Il combine au final trois activités au cours de l’année dont le calendrier est indiqué dans la figure 41.
Figure 41 : Calendrier annuel d’activités en 2008 de Filemón, résidant à San Juan
Mois J F M A M J J A S O N D
Activité dans la communauté (quinoa) Récolte et post‐récolte Semis Surveillance parcelle + contrôle des ravageurs Activités en dehors de la communauté Contremaître dans le bâtiment (Uyuni) Contremaître dans le bâtiment (Calama) Tractoriste dans les environs (semis) Source : A. Vassas Toral, entretiens 2008.
Le second exemple est celui de Nicanor, résident en 2008 à Candelaria de Viluyo. Nicanor a alterné au cours de sa trajectoire des périodes de résidence dans la communauté et à l’extérieur (Potosi, Villazón, Poopó, Porco78). En 2003, il s’installe de façon plus stable dans la communauté avec toute sa famille, après 14 ans de migrations alternantes. Les années de mauvaise récolte, comme en 2007, Nicanor part avec toute sa famille à Potosi le temps des grandes vacances
78 Villazón est une ville située à la frontière argentine, Poopó est une mine située entre Oruro et Challapata. Porco est
scolaires (décembre/janvier). À Potosi, il travaille comme journalier dans la mine alors que sa femme se dédie au commerce de rue. Cette activité à Potosi n’est pas régulière, la famille s’y rend seulement les années où la récolte de quinoa ne procure pas assez de revenus. Sachant que les mois de décembre et janvier correspondent à un creux dans le calendrier agricole de la quinoa, il peut confier son troupeau au frère de sa femme, et ce dernier surveille également ses parcelles. À la différence du cas précédent, qui reflétait une stratégie choisie de cumul de revenus et de capitalisation permise par le nouveau contexte de la quinoa, la logique de pluriactivité de Carlos correspond à une nécessité. Elle est très clairement une réponse aux aléas climatiques et économiques, selon le modèle traditionnel qui anime ces régions depuis plusieurs décennies.
Figure 42 : Calendrier annuel d’activités en 2008 de Nicanor, résidant à Candelaria
Mois J F M A M J J A S O N D
Activité dans la communauté (quinoa) Contrôle des ravageurs Récolte et post‐récolte Semis Activités en dehors de la communauté Journalier dans la mine (Potosi) Journalier dans la mine (Potosi) Source : A. Vassas Toral, entretiens 2008.
Il est important de signaler que la pluriactivité concerne également les originaires de la communauté résidents à l’extérieur. Le boom de la quinoa, en effet, a déclenché une regain d’intérêt pour la communauté chez nombre d’individus migrants, renouant avec l’activité agricole et faisant, du même coup, des allers et retours entre leur lieu de résidence et leur lieu d’origine. Nous reviendrons sur ce type spécifique de circulation, qui s’opère de la ville vers la campagne, dans le sixième chapitre traitant du lien entre mobilité et gestion des ressources locales.
Ainsi, la pluriactivité regroupe les activités en migration, les activités dans la communauté et les activités saisonnières qui n’impliquent pas de changement de résidence. Prenant des formes et des temporalités différenciées, elle peut‐être conjoncturelle ou structurelle dans les stratégies individuelles. Mais la pluriactivité doit se lire à l’échelle de la famille nucléaire, dans la mesure où les agencements résidentiels mais aussi de la circulation, reposent sur des logiques de complémentarité. La pluriactivité, phénomène généralisé chez les familles de l’Altiplano Sud, révèle l’importance à donner aux espaces de vie fondés sur la multi‐localisation et à la performance des familles à pouvoir combiner les activités dans le temps et dans l’espace.