Conclusion du chapitre
Carte 19 : Polarisations migratoires en 2008 des municipes de l’Altiplano Sud
4.1.2.2. L’attraction croissante de la ville
Appréhendées sur le temps des cycles de vie des populations, les trajectoires de mobilité résidentielle des populations de cette région sont donc marquées par une relative dispersion des lieux de destination, guidée cependant par des logiques de proximité spatiale et des effets de filières géographiques préférentielles. Dans ce contexte, qu’en est‐il de la différenciation entre destinations rurales et urbaines ? Voit‐on apparaître des filières plus urbaines, ou d’autres plus rurales, selon les communautés ? Les individus, dans leurs parcours migratoires, ont‐ils une pratique exclusive ou préférentielle de la ville ou alors de la campagne ? Ou combinent‐ils les deux types de destinations ? Enfin, voit‐on apparaître, au cours des dernières décennies, un changement dans les types de destination : la ville devient‐elle de plus en plus attractive ? Nous utilisons ici la définition statistique de l’urbain, à partir du critère des 2000 habitants. Nous présentons dans la figure 28 la répartition des destinations urbaines et rurales par communauté recensées, comme dans nos analyses précédentes, sur l’ensemble des 139 trajectoires migratoires des individus enquêtés. Aucune des communautés étudiées ne montre de filière préférentielle, soit vers l’urbain, soit vers le rural. On observe, au contraire, une répartition égale entre les deux types de destination.
Figure 28 : Caractère urbain ou rural des destinations migratoires par communauté de 1934 à 2008 (sur l’ensemble des migrants enquêtés par communauté)
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Cela étant, l’espace migratoire des populations de l’Altiplano Sud s’est reconfiguré au fil de l’histoire régionale et nationale. Les cycles se sont succédés, certaines destinations ont disparu tandis que d’autres sont apparues. Ces évolutions sont lisibles dans les trajectoires de la mobilité résidentielle à partir d’une analyse de la succession des destinations migratoires régionale, nationale ou internationale, que nous avons réparties en grandes périodes (voir en annexe 18 les figures qui restituent le détail des destinations par période).
La figure synthétique ci‐dessous (Fig. 29), qui considère le nombre cumulé d’événements migratoires recensés dans les trajectoires individuelles, montre une forte croissance des destinations urbaines en l’espace d’un demi‐siècle, allant de pair avec le processus d’urbanisation du pays qui démarre dans les années 1950 ; tandis que la part des destinations rurales est de presque 50% sur la totalité des événements migratoires recensés entre 1934 et 1970, elle n’est plus que de 20% sur la période 2000‐2008. 0 5 10 15 20 25 30 35 40
Candelaria San Juan Chilalo Palaya Otuyo Moyenne
Nombre de destinations migratoires Destinations urbaines Destinations rurales
Figure 29 : Caractère urbain ou rural des événements migratoires par période (en % du nombre total d’événements migratoires) Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008. En considérant cette fois le nombre absolu de destinations, tant urbaines que rurales (figure 30) et ce, sur un pas de temps décennal, nous constatons une augmentation continue du nombre des destinations jusqu’en 1980, suivi d’une réduction significative dans les années 2000 qui retombe au niveau des années 1960. Par ailleurs, une répartition pratiquement égale entre destinations rurales et urbaines se maintient, avec cependant une légère tendance à la baisse du nombre de destinations rurales dans la dernière décennie. Ce constat, qui vient largement nuancer le précédent, traduit le fait que ce n’est pas en termes de nombre de lieux pratiqués que la part des migrations rurales diminue, mais en termes de fréquence de la mobilité. Autrement dit, les migrations vers l’urbain cumulent plus d’événements migratoires que les destinations rurales73.
Figure 30 : Évolution du nombre de destinations en fonction de leur caractère urbain ou rural par période (pour l’ensemble de l’échantillon, 139 individus)
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Enfin, à l’échelle des individus migrants (tableau 30), seulement 11,5% des individus ont une expérience exclusivement rurale contre 46% seulement en milieu urbain. Les autres migrants (42%) ont combiné au cours de leur trajectoire destinations rurales et urbaines. Une très grande 73 Il faut tenir compte également du fait que certaines localités rurales, du fait de leur croissance démographique, ait pu passer dans la catégorie de l’urbain, ce dont ne tiennent pas compte les données présentées ici. 0 20 40 60 80 100 1934‐1970 1970‐1990 1990‐2008 % d'événements migratoires Destinations urbaines Destinations rurales 0 10 20 30 40 50 Nombre de destinations Destinations rurales Destinations urbaines (n = 99) (n = 150) (n = 197)
majorité de l’échantillon a donc une expérience migratoire en milieu urbain. Notons simplement que Palaya, la plus excentrée à l’ouest, est la communauté où les migrations sont le plus tournées vers le rural.
Tableau 30 : Part des destinations urbaines et rurales dans les expériences migratoires (en % des migrants enquêtés par communauté)
San Juan Chilalo Otuyo Candelaria Palaya Total
Expérience uniquement rurale 12,5 3,2 4,0 8,0 38,9 11,5
Expérience uniquement urbaine 37,5 71,0 52,0 40,0 22,2 46,0
Combinaison des expériences
urbaines et rurales 50,0 25,8 44,0 52,0 38,9 41,7
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Cette tendance globale à l’urbanisation des destinations migratoires concerne aussi bien les échelles régionale et nationale, qu’internationale. Nous pouvons distinguer, d’un côté, les destinations migratoires qui se sont maintenues depuis les années 1950 et, de l’autre, celles qui ont disparu depuis une dizaine d’années. Ces dernières concernent en particulier les localités minières en Bolivie et au Chili. À l’échelle régionale (c’est‐à‐dire les départements d’Oruro et de Potosi), la part des migrations vers les centres urbains a connu une croissance surtout à partir des années 1970. Hors de ces départements, les destinations en Bolivie qui émergent également à cette même période concernent les capitales départementales (La Paz, Cochabamba, Santa Cruz). En revanche, les destinations rurales hors de la région, comme les Yungas ou le Chapare 74, ne sont plus des pôles migratoires, notamment depuis les années 2000. À l’échelle internationale, les villes du Chili deviennent des pôles migratoires surtout depuis les années 1990, alors que la migration vers l’Argentine a eu tendance à diminuer depuis les années 2000. L’attraction de plus en plus marquée de la ville tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, la croissance urbaine en Bolivie, au Chili ou en Argentine a signifié l’ouverture de nouveaux bassins d’emploi pour les populations de l’Altiplano Sud. En deuxième lieu, la ville attire les ruraux par le mode de vie et de consommation qu’elle propose. Ce phénomène est généralisé dans tous les pays du Sud lorsque le pays s’urbanise, et il atteint aujourd’hui les zones rurales périphériques de la Bolivie, y compris les espaces marqués par les cultures indigènes aymara et quechua. Enfin, lorsqu’une filière géographique s’initie, il est fréquent que la migration se diffuse rapidement au sein de la communauté grâce aux réseaux sociaux de parenté, de compérage ou de voisinage. En effet, il est communément admis que la décision du lieu de migration n’est pas simplement guidée par l’opportunité d’un emploi mais aussi par l’activation des réseaux sociaux (Locoh, 1991 ; Ceriani et al., 2004). D’après T. Locoh : « on émigre
hors d’un lieu de résidence, rarement hors d’une famille. […] Une migration est donc rarement un départ « à l’aventure ». Presque toujours la famille a déjà des représentants dans une zone d’accueil et l’on enverra le candidat de préférence là où il y a une possibilité d’accueil, une « tête de pont » de la famille. Dans l’amortissement des coûts liés à des migrations, les réseaux familiaux vont donc jouer un rôle clé, en l’absence quasi générale de structures institutionnelles. L’hébergement à l’arrivée, la recherche d’un emploi sont des domaines où les solidarités familiales sont les plus sollicitées » (Locoh, 1991 : 280‐ 281). De leur côté, G. Ceriani et al. écrivent : « ce ne sont pas forcément les qualités intrinsèques du lieu qui les attirent [les migrants], comme le fait que l’économie y soit florissante ou qu’il y ait besoin de main‐d’œuvre, mais ce sont les liens qu’ils ont avec d’autres migrants sur place qui vont déclencher la 74 Les Yungas sont les vallées chaudes et humides qui se situent au nord‐est de la Paz, à la retombées des Andes. Le Chapare se situe dans la partie orientale du département de Cochabamba, en direction de la ville de Santa Cruz.
migration. Ce n’est que dans une deuxième phase qu’ils vont prendre la mesure des opportunités et contraintes du lieu en question et mettre en place des stratégies pour s’y adapter » (op. cit., 2004 : 246).
Le réel tournant en Bolivie se situe dans les années 1950 mais s’amplifie à partir des années 1970. Aujourd’hui, les jeunes vont préférentiellement en ville : « Une façon de comprendre ces
phénomènes est de prendre en compte le changement de conception du niveau de vie familial produit à partir de l’émergence de l’État‐nation en 1952. Depuis lors, le niveau urbain est conçoit comme optimal, entendu comme celui dans lequel la famille dispose de certaines facilités technologiques et qui a accès à l’éducation, la possibilité d’épargne et l’accumulation, etc. Ce changement, opéré dans la conception du niveau de vie, a entraîné une estimation d’insuffisance de la production agricole pour atteindre ce niveau de vie posé comme modèle » (Madrid Lara, 1998 : 94). De fait, le mode de vie et le statut social des urbains sont plus valorisés que ceux des ruraux75. Nous avançons aussi l’idée que la ville, avec son anonymat, peut représenter une échappatoire aux pesanteurs de la vie communautaire en milieu rural, où le contrôle social est fort, et offrir une plus grande indépendance individuelle. Comme l’indique M. Stock, « la mobilité participe
d’un processus d’individualisation, c’est‐à‐dire d’autonomie par rapport aux autres membres de la société. Le modèle de l’habiter polytopique pourrait donc correspondre à la formule suivante de l’individualisation géographique : s’impliquer ailleurs, se distancier chez soi » (Stock, 2006 : 8).