Conclusion du chapitre
3.1. Les mécanismes du boom de la quinoa
3.1.1. Conjonctures et conjonctions du boom de la quinoa
3.1.2.1. L’organisation du territoire communautaire
Les communautés d’étude se situent sur un seul étage écologique au sens de C. Troll (1968) et J. Murra (1972) : la puna sèche. On peut cependant y distinguer plusieurs sous‐étages ou écosystèmes (cf. p. 43) : la partie supérieure des volcans et montagnes de la cordillère, les versants ou flancs de montagnes, le piémont et la plaine. À lʹexception de la très haute montagne désertique, lʹagriculture et l’élevage sont pratiqués dans toutes ces zones.
On trouve souvent, dans les descriptions de l’agriculture de l’Altiplano, les termes de aynoqa pour parler du système d’assolement situé loin du village (les unités domestiques ayant des parcelles en nombre variable, dispersées dans chacune des soles soumises à rotation collective) et de sayaña pour les terres gérées et utilisées par les familles, à proximité des unités d’habitation (Rivière, 1994). Dans la région de l’Altiplano Sud, seul le terme de manto, équivalent de l’aynoqa, est utilisé et on ne rencontre qu’exceptionnellement des terres cultivées proches des habitations.
Étant données les conditions agro‐écologiques, les terres de culture se situaient, jusqu’à une période récente, exclusivement sur les reliefs. Comme on le verra en détail plus loin, à partir des années 1960‐70 ou plus récemment encore dans certaines communautés (années 1980‐90), on assiste à un changement de localisation des aires cultivées avec une « descente » des cultures vers les zones de plaines. La communauté de Candelaria fait exception puisqu’elle a peu de relief cultivable et seulement quelques parcelles localisées sur le piémont. La préférence donnée jusque là aux zones de relief pour la mise en culture tient au fait, essentiellement, que le vent et le gel touchaient peu les pentes des montagnes et les piémonts. De plus, les sols ont toujours été réputés de meilleure qualité sur les pentes.
Deux formes de gestion des parcelles d’agriculture sèche (ou pluviale) étaient pratiquées, l’une de type collective et fondée sur une organisation interfamiliale, l’autre de type exclusivement familiale. Les deux modalités sont, respectivement, les suivantes :
1) les parcelles de tous les ayants droit de la communauté sont regroupées, c’est‐à‐dire que toutes les parcelles sont attenantes et clôturées par un mur de pierres ; dans ce cas, la règle veut que les parcelles soient cultivées une année sur n années (n étant le nombre de soles).
2) les parcelles de chaque famille sont clôturées. Chaque enclos regroupe plusieurs parcelles et, dans ce cas, chaque famille décide du rythme de mise en culture et d’assolement.
À partir des années 1950 (la période variant selon les communautés), la plaine constitue un nouvel espace pour la culture de quinoa. Dans cette nouvelle dynamique, intimement liée à l’expansion de la culture de quinoa, deux configurations sont à distinguer :
1) les parcelles de tous les ayants droit sont regroupées et cultivées une année sur n années selon une décision collective. C’est le cas de Palaya, Otuyo et Chilalo où l’on compte deux mantos.
2) les parcelles des ayants droit sont dispersées et l’année de mise en culture est indépendante de la décision communautaire (cas de San Juan et Candelaria).
Notons cependant que, dans certaines communautés, la culture de quinoa de plaine a totalement remplacé la culture en montagne (à Otuyo et San Juan par exemple). Dans d’autres la culture de pente perdure (cas de Chilalo et Palaya).
Encadré 5 : Différents aspects des territoires communautaires Photo 20 : Otuyo, manto de kakawinto Photo 21 : Une partie de l’immense territoire de San Juan Photo 22 : Chilalo, un territoire montagnard Photo 23 : Palaya, entre montagne et plaine Photo 24 : Candelaria, de grandes plaines entaillées de montagnes Source : clichés A. Vassas Toral 2008.
Il convient de préciser quelques éléments concernant les mantos. En effet, nous n’avons pas rencontré le système comme ceux décrits par X. Albó (1994) ou D. De Morrée (1998)46 qui attestent de l’existence de six aynoqas/mantos, voire plus. Dans la région du Périsalar, on trouve au maximum deux ou trois mantos. La multiplication des aynoqas/mantos signifie des temps de jachère relativement longs, autrement dit des temps plus importants de récupération de la fertilité des sols, notamment par le pâturage, ainsi qu’un système de rotation de cultures. Dans notre région d’étude, les mantos, lorsqu’ils existent, sont trop peu nombreux pour permettre la récupération de fertilité de la terre ou la rotation des cultures. Cette organisation a pour but essentiel de faciliter le gardiennage des troupeaux, en divisant en deux le territoire villageois : une partie destinée à la culture et l’autre au pâturage.
Si l’agriculture sèche est largement dominante en termes de surfaces cultivées, certaines communautés bénéficiant de sources d’eau développent une petite agriculture irriguée (luzerne 46 « À Qochapampa, les familles ont en moyenne 2‐3 parcelles dans chacune des 12 soles (zones où sont semés une seule culture) de la communauté, et, chaque année ils décident en réunion quelle culture va être semée dans quelle sole et ils s’accordent sur les soles en jachère » (traduction de l’espagnol) (De Morrée, 1998 : 350). Qochapampa est une communauté située au nord du département de Potosi.
et fève principalement). Ces périmètres sont localisés dans les zones de montagne où les familles ont des parcelles clôturées. Les surfaces irriguées n’ont pas connu de changement important en termes de superficie et sont toujours cultivées.
Les zones de pâturage, enfin, se dispersent sur l’ensemble du territoire de la communauté (les pâturages communs à plusieurs communautés sont très rares) et sont gérées de façon alternée au cours de l’année : tout d’abord, les troupeaux pâturent les parcelles non cultivées recouvertes d’espèces herbacées ou buissonnantes (dans la plaine et dans la montagne), puis ils pâturent entre la récolte et le semis les résidus de culture. L’expansion de la culture de quinoa s’étant réalisée sur des zones anciennement dédiées au pâturage, les zones de pâturage ont drastiquement diminué depuis le boom de la quinoa.
Les modes d’organisation socio‐spatiale du partage et de l’usage des ressources correspondent finalement à la mise en place de « zones de production », telles que les conçoit E. Mayer (1992) au Pérou. E. Mayer part du principe selon lequel on ne peut se contenter d’étudier les étages écologiques (et donc les ressources présentes) pour comprendre les modes d’occupation du territoire. En effet, c’est le groupe social qui a fabriqué, géré et entretenu ces zones. L’auteur met donc l’homme au cœur de la compréhension de l’agriculture et de son organisation spatiale. La zone de production est « un ensemble territorial de ressources productives, géré par la communauté, et
dans lequel la production est réalisée de façon spécifique. [Chaque zone de production] possède des infrastructures caractéristiques, un système particulier de répartition des ressources et des mécanismes permettant la régulation dans lʹutilisation de ces ressources. Les unités de productions individuelles (les familles paysannes) détiennent des droits dʹaccès sur des portions identifiées et différenciées ; tous les produits quʹelles y obtiennent par leur travail leur appartiennent sans réserve ; elles ont le droit de les transmettre à dʹautres » (op.cit. : 163). Enfin, E. Mayer (op. cit. : 165) décrit très bien l’organisation
sociale de ces zones de production : « C’est un système de décision dual. Au premier niveau, lʹunité
domestique (la famille) est lʹunité réelle de production ; au deuxième niveau, la communauté gère et administre le territoire à travers le contrôle quʹelle exerce sur les familles. Les unités de production individuelles ont accès à la terre dans chaque zone de production, mais ne peuvent les utiliser quʹaux conditions établies par les autorités. Elles peuvent influer sur ces conditions, en participant aux assemblées ou en faisant pression sur les autorités. Si la production est spécialisée par zones, les unités de production individuelles sont diversifiées. » Si, jusqu’à une période récente, les territoires
communautaires étaient divisés en zones de production clairement délimitées, nous allons voir que pour les zones de culture nouvellement établies en plaine, il est plus difficile de parler de zonage de production.
Les modes d’occupation des sols et l’organisation de l’usage des ressources territoriales montrent une très grande diversité de situation selon les communautés. Les croquis des territoires communautaires des cinq communautés d’étude (figure 19) illustrent cette diversité tant au niveau de la superficie du territoire que de la topographie et des usages.
Figure 19 : Relief et usages agricoles des territoires communautaires
Précisons qu’il n’existe pas de base de données cartographiques où apparaissent les limites des territoires communautaires (et donc leurs superficies exactes). Il n’existe pas non plus de cadastre foncier permettant le repérage des limites du parcellaire au sein de ces territoires47. Sur la carte 12, nous avons indiqué la localisation du « village centre » pour l’ensemble des communautés du Périsalar. La densité des points nous révèle indirectement la taille des territoires communautaires48. Carte 12 : Localisation des communautés du Périsalar de l’Altiplano Sud Source : fond de carte ministère de la décentralisation modifié par A. Vassas Toral ; élaboration propre. Nous observons qu’au nord du salar d’Uyuni, la densité des points est particulièrement élevée, ce qui signifie des territoires communautaires de superficie plus réduite que dans le reste de la région. Cette densité de communautés est à mettre en relation avec la densité démographique plus forte au nord et au nord‐est (entre 1,2 et 2,6 hab./km²) qu’à l’ouest et au sud (entre 0,2 et 0,7 hab./km²). À l’ouest et au sud du salar en revanche, la densité de communautés est plus faible, ce qui indique des territoires communautaires de superficie beaucoup plus vastes. En première approximation, ce contraste correspond pour les communautés les plus étendues à celles qui
47 Cependant, les certificateurs de quinoa biologique ont dressé des croquis des terres des producteurs certifiés qu’ils
souhaitent géo‐référencer.
48 L’élaboration de cette carte a été un travail fastidieux de nettoyage de la base de données fournie par le ministère
sont plus tournées vers l’activité pastorale, tandis que les communautés de taille plus réduite privilégient l’agriculture.
Ces variations de densité sont également liées aux facteurs topographiques. Rappelons à ce titre que certaines communautés n’ont accès qu’à des terres en pente (cas de Chilalo), tandis que d’autres ont leur territoire partagé entre montagne et plaine (cas de Palaya, Candelaria, Otuyo, San Juan). Les communautés installées uniquement dans les plaines existent mais elles ne rentrent pas dans le cadre de notre étude, puisqu’il s’agit exclusivement de communautés d’éleveurs ne pratiquant pas la culture de quinoa (tout au moins au début de cette recherche). Certaines communautés bénéficient de micro‐conditions climatiques plus favorables puisqu’elles sont à l’abri du gel alors que d’autres sont localisées dans de véritables couloirs d’air froid. Enfin, les communautés du sud et sud‐est du salar manquent régulièrement d’eau alors que la pénurie est moindre dans celles du nord et nord‐est.