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Les mouvements sociaux et les Balkans occidentaux

Article 4. Migration, mobilisation citoyenne et réseaux sociaux

1. Les mouvements sociaux et les Balkans occidentaux

Si le réseau est généralement entendu comme « une structure de liens et d’interactions entre individus ; en ce sens, il peut se situer dans une très grande variété de contextes sociaux, qui n’ont pas nécessairement trait à l’Internet »140, il est dès lors essentiel de préciser la définition retenue dans cet article. Les réseaux sociaux dont il est ici question font référence aux réseaux sociaux dans le sens de Social Network Sites (Boyd et Ellison, 2007) ou réseaux socionumériques (Stenger et Coutant, 2013), dont la participation des usagers est principalement liée à un intérêt (Stenger et Coutant, 2013), à l’exemple des groupes crées sur Facebook en faveur des migrants de la Route des Balkans.

Le mouvement social quant à lui, se définit généralement comme un réseau informel né de l’interaction entre plusieurs individus, groupes et/ou organisations, engagés dans une opposition sociale ou politique et animés par une identité collective (Diani 1992 : 13), ou une appartenance commune, je préciserais. Dans le contexte migratoire des Balkans occidentaux, il se décline à deux niveaux implicites et imbriqués : collectif et individuel. D’un point de vue collectif, il est synonyme de communauté d’intérêts (Mazzella, 2014 : 71) autour d’une cause commune, à portée locale et globale, grâce aux réseaux sociaux. Dans son acception sociologique, le terme de communauté renvoie à un groupe social autour d’un centre d’intérêt commun dont les membres sont régis par une volonté organique, c’est-à-dire par un comportement fondé sur la volonté réfléchie et sur des décisions libres (Tönnies, 1887 cité par Schrecker, 2006). La communauté d’intérêts est un espace de construction des identités collectives qui n’exclut pas l’idée d’une

140Tubaro, P. « Ces réseaux numériques dits sociaux », Sociologie [Online], Comptes rendus, 2012, http://journals.openedition.org/sociologie/1118.

appartenance multiple, correspondant à des intérêts divers qui se complètent à l’infini, au contraire, elle y prend tout son sens car elle va au-delà des notions de permanence et d’homogénéité au sein d’un groupe.

Quant au niveau individuel, il s’apparente à ce que l’historien Ernest Gellner a défini, dans le contexte des « mouvements citoyens » qui ont secoué l’Europe de l’Est de la fin des années 1980, comme homme modulaire, c’est-à-dire la capacité d’un citoyen à s’engager pour une cause, association ou institution, de manière libre et réversible, et qui s’oppose, de ce fait, à une affiliation statuaire et contractuelle à un groupe141. En poussant la pensée de Gellner plus loin, il n’est pas exagéré de dire que l’homme modulaire, tel qu’il l’a défini, est au fond le propre de l’homme moderne, aussi bien de l’Est que de l’Ouest de l’Europe, et de sa socialisation dans ce monde hybride empreint simultanément de rapports locaux intenses et de contacts virtuels étendus (Wellmann, 2002) 142 , et dont l’appartenance est plus malléable, éphémère et multiforme. Ainsi, les réseaux sociaux sont un outil additionnel à la sociabilité et contribuent de la complémentarité plutôt que de la substitution entre les liens en ligne et les liens hors ligne (Wellmann et al., 2001), en modifiant par la même occasion, la manière de produire de l’identité et de l’appartenance, de tisser des liens et de se mobiliser.

Aborder le mouvement social en faveur des migrants de la Route des Balkans sous c’est angle est d’autant plus pertinent que le débat sur le concept de société civile appliqué aux Balkans est complexe, bien qu’il soit tout à fait acceptable le fait qu’elle demeure l’espace privilégié de l’expression citoyenne143, et de ce fait, indissociable de la mobilisation civique. C’est la raison pour laquelle la société civile est envisagée dans le présent article comme corps social dans un environnement politique qui a toujours existé mais qui a revêtu différentes formes, au fil de l’historique particulière de la région, de nouveaux enjeux démocratiques qui y sont liés, notamment depuis la fin des années 1980, et d’une nouvelle identité qui se confond

141 Cité par Pirotte, G., Ibid, p.4.

142 Van Laer, J. & Van Aelst, P. « Internat and social movement action repertories

», Information, Communication and Society, vol. 13, no. 8, 2010, p.1154.

143 Pirotte, G. « Engagement citoyen et société civile », SociologieS [Online], Files, L'engagement citoyen en Europe centrale et orientale, Online since 05 November 2009, http://journals.openedition.org/sociologies/3017.

avec le passage d’une région d’émigration à une région d’immigration pour des populations extra-européennes.

En effet, dès les années 1990 l’Union européenne et ses valeurs démocratiques s’imposent comme la seule voie possible pour contrer les régimes nationalistes alors hégémoniques et à la guerre, en reconnaissant la « vocation » de tous les pays des Balkans occidentaux à la rejoindre144. Dès lors, la politique des Balkans occidentaux se structure autour de la question européenne qui mène à de nombreuses transformations au niveau politico-institutionnel, économico-social, identitaire et d’appartenance, mais aussi de la mobilité145. C’est dire que la transition politique représente un enjeu réel dans les rapports avec le reste de l’Europe, et plus précisément avec l’Union européenne, en vue de l’adhésion des Balkans occidentaux à l’institution supranationale. Pourtant, elle demeure difficile et peine à se débarrasser des dérives autoritaires, profondément empreintes par le nationalisme ethnique et par la corruption endémique, auxquels s’ajoute l’absence de perspectives pour les jeunes, ce qui a provoqué le mécontentement voire la colère des populations en Serbie, en Macédoine ou en Croatie146, où les manifestations dans la rue se sont multipliées depuis quelques années, créant une nouvelle dynamique citoyenne.

La mobilisation d’une partie de la société civile en faveur des migrants de la Route des Balkans puise dans le souvenir de l’histoire récente de la région, - notamment de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, de la guerre du Kosovo et de leurs conséquences dramatiques sur le plan humain et socio-économiques, qui ont mené les populations locales à se reconstruire autour de projets humanitaires et sociaux, de protection et d’aide aux migrants forcés, aux personnes déplacées ou victimes de guerre -, pour s’aligner sur cette nouvelle dynamique citoyenne qui investit désormais d’autres

144 Heimerl, D. « UE-Balkans occidentaux. Après le sommet de Thessalonique de juin 2003 », Le Courrier des pays de l'Est, vol. 9, no. 1039, 2003, p. 31-39.

https://www.cairn.info/revue-le-courrier-des-pays-de-l-est-2003-9-page-31.htm

145 Ragaru, N. « Repenser la politisation des identités : les engagements militants dans les Balkans d'aujourd'hui », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol.

38, n°4, 2007. Les politisations de l'identité dans les Balkans contemporains. pp.

5-28.

https://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_2007_num_38_4_1858, pp. 6-7.

146 Dérens, J.-A. « Les Balkans, périphérie oubliée de l’Europe ? », Cairn.Info, 9 septembre, 2016, pp. 26-27.

lieux d’expression et de mobilisation civique, à l’exemple des réseaux sociaux.

Si ces associations créées dans le contexte de la crise migratoire de 2015 ont pour objectif initial l’aide d’urgence auprès des migrants qui transitent la Route des Balkans, et qu’une partie d’entre elles disparaissent une fois l’urgence maîtrisée, d’autres deviennent, au fur et à mesure de la crise et de sa gestion politique par l’UE, des acteurs non-étatiques essentiels de la nouvelle identité des Balkans occidentaux, à savoir une région d’installation, plus au moins durable, donc d’immigration. Dès lors, leur rôle dans la société et leur rapport à l’Etat change car représente désormais un nouvel acteur social avec lequel il faut composer pour aborder la question migratoire dans la région et par extension, l’intégration des populations extra-européennes dans ces sociétés.

2. La mobilisation citoyenne en faveur des migrants de la