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Des effets sur les futurs élargissements de l’UE ?

Article 2. La démocratie en Europe face au défi migratoire

2.2. Des effets sur les futurs élargissements de l’UE ?

Partant de Turquie, les migrants, dans leur route vers l’Union européenne, traversent les Balkans – c’est-à-dire qu’avant d’entrer dans l’Union et dans Schengen, ils sillonnent d’abord la zone constituée des pays qui souhaitent en faire partie, celle des « pays candidats » ou « potentiellement candidats », qui le sont parfois depuis assez longtemps (1999 pour la Turquie, 2005 pour la Macédoine) et avec lesquels l’UE entretient des relations évidemment particulières. On peut donc se demander si la crise des migrants peut affecter cette zone et donc avoir des répercussions sur les futurs élargissements de l’Union européenne.

94 En 2011, la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg avait déjà constaté, à une période où il n’y avait pas le flux migratoire que l’on connaît aujourd’hui, que la Grèce était incapable d’accueillir suffisamment dignement des réadmissions dans le cadre de Dublin II (arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011).

Le premier exemple qui vient à l’esprit est la Turquie. Peu de temps après une visite de la Chancelière Angela Merkel qui a souhaité un renforcement de la collaboration pour soulager en premier lieu l’Allemagne, l’ensemble des dirigeants de l’UE lui ont emboîté le pas et, le 29 novembre 2015, ont décidé l’octroi de 3 milliards d’€ à la Turquie pour l’aider à renforcer le contrôle de ses frontières vers la Grèce, de même qu’une libéralisation du régime des visas à partir d’octobre 2016 et la relance des négociations d’adhésion de ce pays, entamées en 2005, mais pratiquement au point mort depuis 2007 (14 chapitres ouverts sur 35, un seul refermé: Science et Recherche). Il a ainsi été décidé d’ouvrir un chapitre supplémentaire des négociations (donc, le quinzième) parmi les six demandés par la Turquie95: celui sur la politique économique et monétaire, la Commission s’engageant à travailler à l’ouverture d’autres chapitres pour le premier trimestre 2016. Tout ceci n’est-il pas un jeu de dupes

? Les autorités turques ont-elles la volonté ou même les moyens (pas seulement financiers) de contrôler un phénomène complexe, qui empiète sur la criminalité organisée (phénomène des passeurs)

? Par ailleurs, lorsque la crise des migrants attise en Europe certains éléments d’une crise identitaire, est-ce le moment de donner l’impression que l’on relance l’adhésion de la Turquie, par ailleurs aux prises avec une dérive autoritaire qui ne la rapproche pas de l’Europe, bien au contraire ? Enfin, quelles sont les perspectives réelles d’une future adhésion de la Turquie quand on sait que depuis dix ans que durent les négociations, moins de la moitié des chapitres ont été ouverts et qu’un seul a été clos, et que si jamais un jour tout était réglé au stade des négociations, la décision finale reviendrait de toute façon à l’unanimité des États-membres (qui aujourd’hui ne sont pas moins de vingt-huit, dont certains, comme la France, se prononceront par référendum populaire avec un refus que l’on peut prédire) ? Tout ce qui a été ravivé par la crise des migrants entre l’UE et la Turquie ressemble ainsi suffisamment à un théâtre d’ombres pour qu’on soit sans illusions excessives sur les résultats concrets qui puissent en sortir.

Les pays des Balkans occidentaux ont partagé pendant des siècles le destin de la Turquie au sein de l’Empire ottoman, jusqu’à ce que celui-ci se retire définitivement entre 1878 (Congrès de Berlin) et

95 Politique économique et monétaire ; énergie ; droits fondamentaux et appareil judiciaire ; justice, liberté et sécurité ; éducation et culture ; politiques étrangères de sécurité et de défense.

1913 (guerres balkaniques). Aujourd’hui, de la Macédoine à la Serbie en passant par l’Albanie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine ou le Kosovo, tous aspirent à rejoindre l’Union européenne, chose déjà réalisée par la Slovénie et la Croatie (qui historiquement ne sont pas dans les Balkans) et par la Roumanie et la Bulgarie (Balkans orientaux) sans oublier la Grèce (dès 1981), avec apparemment des chances de réussite plus grandes que celles de la Turquie, en particulier à cause de leur taille plus réduite et de leur degré d’« européanité » en principe moins discutée. Mais cela ne signifie pas que les problèmes qu’ils doivent surmonter soient mineurs. Qu’il suffise ici de dire que ce sont tous, malgré des dehors parfois autoritaires, des « États faibles » au sens de la sociologie politique (Badie, Birnbaum, 1983), c’est-à-dire où la puissance publique, dominée souvent par des luttes entre leaders ou clans politiques (parfois superposées à des clivages ethniques) et par de grands intérêts ou potentats économiques mal différenciés, est insuffisamment neutre d’une part, tandis que d’autre part, la capacité et l’efficacité de l’administration (de même que sa transparence) laissent souvent à désirer et permet à des phénomènes comme la corruption ou le crime organisé de se développer.

Il en découle notamment que les pays des Balkans occidentaux ne peuvent avoir que des difficultés à réguler les passages à leurs frontières d’une part, et à gérer un afflux massif de migrants d’autre part. Ils oscillent donc entre deux attitudes diamétralement opposées : soit fermer complètement leurs frontières aux migrants, soit les laisser tous passer en leur donnant quelques jours (trois ou quatre) pour traverser le pays et continuer leur route vers l’Autriche, puis l’Allemagne. Tant que les migrants ne font que traverser le pays, ce qui a été le cas jusqu’à maintenant (puisque ce n’est pas leur destination), on n’y décèle pas semble-t-il énormément d’impact, que ce soit sur le plan politique ou économique. Il n’y a pas non plus, comme ailleurs en Europe, de courants d’opinion contradictoires à propos des migrants, du fait que la société civile est peu organisée et que le débat politique interne est polarisé sur d’autres sujets. Mais les choses pourraient fortement dégénérer si les migrants, pour une raison ou une autre, venaient à être bloqués dans l’un (ou dans plusieurs) de ces pays.

Le processus d’élargissement de l’Union Européenne est actuellement plus qu’au ralenti depuis que Jean-Claude Juncker a

annoncé, lors de sa prise de fonctions en octobre 2014, qu’il n’envisageait pas de nouvelles adhésions durant toute la durée de son mandat, qui court jusqu’en septembre 2019. Les pays des Balkans qui se sont vus reconnaître officiellement le statut de

« candidat » à l’entrée dans l’Union (Macédoine, Monténégro, Serbie, Albanie) se trouvent donc dans un long entre-deux qui, certes, n’a pas que des côtés positifs (manque de perspectives claires augmentant les risques de déstabilisation), mais qui permet à l’UE de conserver un pouvoir sur eux (notamment en matière de respect de l’État de droit et de certaines valeurs) paradoxalement plus grand que sur les pays qui sont déjà membres (on peut l’illustrer par le cas de la Hongrie). C’est notamment le cas en matière de politique d’asile, de migration et d’octroi des visas (voir notamment Lavenex, 2015 : 165). Mais il y a encore certaines problématiques qui sont mal appréhendées, comme la question du retour des migrants de certains pays des Balkans désormais reconnus comme

« sûrs » (on pense en particulier au Kosovo ou à l’Albanie) que nous traiterons spécifiquement plus loin.

Les caractéristiques du « choc » migratoire

En inversant la perspective, il s’agit maintenant de cerner de plus près les caractéristiques principales du présent afflux migratoire qui se présente, afin de préciser quelques-uns des défis que l’Europe se devra de relever. Après les incidents de la nuit de la Saint-Sylvestre dans plusieurs villes d’Allemagne, où il est apparu qu’une proportion importante de migrants était impliquée, on a pu parler de

« choc des cultures »96. Depuis Samuel Huntington, on reprend trop souvent cette expression qui devient un lieu commun sans portée explicative suffisante. Il faudrait plutôt parler, dans certains cas, de choc de modes de vie, ce qui évidemment n’a rien de surprenant étant donné que la quasi-totalité des migrants ont vécu dans des sociétés très différentes de celles que nous connaissons en Europe.

Tout en évitant de céder à la tentation (facile mais très réductrice) d’

« essentialiser » le migrant97, il faut donc pousser plus loin l’analyse

96 Voir le Journal Le Temps du 14 janvier 2016 : Étienne Dubuis, « Derrière Cologne, un choc des cultures ? »

97 On en a un exemple avec le journal allemand Die Zeit (loin d’être un tabloïde) qui a publié dans son numéro du 14 janvier 2016, après les attentats de Cologne,

en essayant de repérer les éléments plus structurels de la migration en cours, dont nous allons voir que certains posent problème alors que d’autres révèlent des éléments plus positifs (en tout cas à moyen terme).