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Les modalités de concertation : l’exemple Jean Verdier

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CHAPITRE 2. LES CONTEXTES LOCAUX DE LA PRATIQUE

2.3 D ES ORGANISATIONS ET DES INTERACTIONS DIVERSES

2.3.1 Un modèle hospitalier collectif et interdisciplinaire

2.3.1.2 Les modalités de concertation : l’exemple Jean Verdier

Les membres de ce centre valorisent un processus décisionnel collectif. Les rapports clinico-biologiques sont équilibrés et les décisions sont prises au cas par cas de manière collégiale. Les négociations sont favorisées par des règles peu nombreuses. Elles sont rendues possibles par un respect des prérogatives de chacun. L’intensité des interactions est un indice de la qualité des échanges. D’ailleurs, les individus saluent la qualité des relations. Michael Grynberg qualifie l’ambiance d’« extrêmement bonne. Les personnes apprécient travailler ensemble ». Héloïse Gronier, l’assistante attachée à temps plein qui a succédé à Clémence Roche, trouve l’atmosphère « très joviale », même si comme ailleurs, il y a des personnes « caractérielles ». Beaucoup comparent l’ambiance dans le centre à celle d’une famille. Ce contexte est alimenté par la personnalité fédératrice de Jean-Noël Hugues. La fête qu’il a organisée dans sa maison familiale pour les vingt ans de l’AMP à Jean Verdier témoigne de la convivialité qu’il impulse avec ses collaborateurs. De plus, l’ancienneté et l’harmonie de la collaboration entre Jean-Noël Hugues et Isabelle Cédrin renforce la cohésion du groupe. Les internes les appellent d’ailleurs « le papa et la maman du centre », filant ainsi cette métaphore familiale.

Fonctions

En tant que « lieu de mises en scène publique » (Vega, 2000 : 78), les staffs constituent un espace d’observation privilégié pour le chercheur, car ces échanges pluridisciplinaires donnent à voir les normes interactionnelles et décisionnelles des équipes.

Pour les professionnels, le staff remplit de multiples fonctions. C’est d’abord un espace de communication, qui permet d’échanger des informations, de pointer les dysfonctionnements et d’envisager des améliorations, tant sur le plan logistique qu’organisationnel. C’est ensuite un espace d’interdisciplinarité où biologistes et cliniciens mutualisent leurs compétences. Il permet de s’appuyer sur les connaissances des autres et sur le soutien du groupe lors des décisions difficiles : « Les décisions critiques sont ici d’autant mieux vécues qu’elles deviennent des

décisions partagées », remarque Kristina Orfali, sociologue et professeure de bioéthique (2003 : 52). L’aspect collectif de la décision légitime le choix des médecins et devient plus facile à assumer face aux couples. L’usage du « nous » efface le caractère individuel de l’accompagnement, au profit d’une répartition collective des responsabilités : « Cela donne un certain poids de dire que nous avons pris cette décision ensemble », explique Charlotte Sonigo. Le caractère collectif de la réflexion confère sa valeur à la décision. Le groupe allège le poids reposant sur les épaules des médecins. Le staff a ainsi pour vertu, selon le philosophe Pierre Le Coz, « d’apaiser l’angoisse de la responsabilité », cette dernière étant diluée par l’autorité du groupe (2007 : 118). Pour Anne Paillet aussi (2007), la collégialité décisionnelle apparaît comme un « mode de légitimation de l’autorité ». La nécessité de décider ensemble est renvoyée « à la difficulté de déterminer seul les meilleures options (donc à la nécessité de réunir les compétences) ainsi qu’à la difficulté d’assumer seul le poids subjectif des décisions (donc à la nécessité de partager l’épreuve) » (2007 : 65 et 62).

La réflexion collective permet d’objectiver des situations où les professionnels sont aux prises avec leurs émotions et leurs sentiments. Quand Charlotte Sonigo est dans l’incapacité de « prendre une décision seule », notamment lorsqu’elle est confrontée à des demandes qui mettent à mal son système de représentations, elle sollicite l’avis de ses confrères : « Ces demandes atypiques, je les mets en réunion pour en discuter ensemble ». La collégialité des discussions opère comme une forme de réassurance collective lorsque les médecins sont confrontés à des décisions difficiles, et notamment d’arrêt de prise en charge : « Quand les médecins sont confrontés à ça, ils sont un peu désarmés, un peu déstabilisés (…). Il faut donc mettre en place des systèmes de réflexion et d’aide à la décision, qui permettent de conforter les choix qui doivent être faits. Cela passe par des discussions de staff » (Jouannet, 2010).

La démarche collective a valeur d’objectivation. Elle permet au médecin de prendre de la distance vis-à-vis de son implication dans le devenir du couple tout en conférant une dimension consensuelle à la décision, comme le mentionne Christophe Sifer : « Nous essayons de nous débarrasser de l’opinion propre du médecin qui les suit et de nous rattacher à une décision commune et collégiale ». Michael Grynberg souligne également cette vertu du staff, qui permet d’« avoir une réflexion objective pour aller tous dans le même sens ». La réflexion multidisciplinaire présente l’avantage de « limiter les facteurs individuels et l’application

dossiers revient à « exposer le vécu et les contre-attitudes des soignants au cours des consultations », remarque la psychiatre Claire Squires (2008 : 149). Le staff « favorise la révision des émotions », en protégeant la décision médicale des « émotions parasitaires que peut parfois induire la présence immédiate du patient » écrit Pierre le Coz (2007 : 183). La finalité des staffs, comme des comités d’éthique, est donc de « limiter l’arbitraire et d’accroître la légitimité par le caractère collectif et négocié des décisions » (Iacub et Jouannet, 2001 : 7). Par le contrôle que le groupe exerce sur l’individu, le staff favorise le « bon » exercice de la médecine, et endigue les déviances individuelles : « Les situations où le médecin est seul dans son cabinet sont plus propices à certaines dérives », estime Michael Grynberg. Ainsi, le staff encadre la subjectivité des acteurs. La collégialité des décisions participe à leur légitimation.

Déroulement

Les staffs se déroulent deux fois par semaine. Ces réunions, souvent placées sur le ton de l’humour, se déroulent dans une ambiance conviviale. Le contexte hospitalier favorise la création d’« une ambiance de proximité qui rappelle que dans un hôpital c’est la valeur du relationnel qui doit prédominer par-dessus tout » (Le Coz, 2007 : 125). Les participants sont assis autour d’une grande table, chargée des dossiers à traiter. Ils se regroupent par spécialité. Les dossiers informatiques des couples sont projetés sur un écran. Une feuille préparée par les secrétaires répertorie les dossiers à aborder. Ils sont traités en fonction de la présence du médecin en charge du dossier. Ces réunions sont animées : les participants entrent et sortent, répondent au téléphone, discutent entre eux, enregistrent les décisions au dictaphone, parlent parfois en même temps et se coupent régulièrement la parole. Les échanges sont arbitrés par Jean-Noël Hugues, qui maintient l’ordre en demandant à certains « d’arrêter de jouer » avec leur téléphone, ou d’interrompre leurs conversations : « Tu ne parles pas, sinon j’arrête ». Il joue le rôle du gardien de la répartition de la parole, remarquant parfois que « personne n’écoute ».

Les staffs sont organisés par thématiques relatives aux techniques et à la gestion du parcours du couple, de son inclusion à son arrêt.

Les staffs clinico-biologiques ont lieu une fois par semaine et sont divisées en trois parties. D’abord, lors des staffs chirurgicaux, les chirurgiens, et notamment Christophe Poncelet et Jérémy Boujenah, rejoignent les médecins pour discuter du recours à la chirurgie. Il s’agit

souvent de savoir, pour l’homme, s’il faut faire une biopsie testiculaire ou enlever une varicocèle, et pour la femme, s’il faut opérer une endométriose130 ou réaliser une cœlioscopie. Lors des retours de chirurgie, les médecins discutent de la stratégie à adopter après l’intervention chirurgicale. Le staff laboratoire met en lien l’opération clinique de production et de récupération des gamètes et l’opération biologique de leur traitement. Cliniciens et biologistes échangent sur la conduite de la stimulation, le nombre d’ovocytes attendu et obtenu, le choix des techniques ou encore la politique de transfert d’embryons. Lors du staff biologique, les biologistes présentent les dossiers d’indications masculines.

Les staffs transferts permettent d’élaborer une réelle politique de transfert. Les professionnels se concertent notamment sur le nombre d’embryons à transférer. Alors qu’une biologiste juge cette démarche indispensable, elle semble être une particularité de Jean Verdier : « Nous discutons avec le clinicien du nombre d’embryons à transférer, ce qui ne se fait nulle part ». Cette concertation est pourtant recommandée par les règles de bonnes pratiques de 2010, qui stipulent que « le nombre d’embryons à transférer est discuté conjointement entre le couple, le clinicien et le biologiste ». Les rapports d’inspections insistent sur les enjeux de cette « politique concertée » avant la décongélation pour anticiper les hyperstimulations et les grossesses multiples (ABM, 2011 : 8).

Des règles décisionnelles peu nombreuses

À Jean Verdier, peu de critères décisionnels ont été définis avec précision. L’attitude consistant à évaluer les dossiers au cas par cas favorise les échanges.

Même si Charlotte Sonigo défend cette posture, elle semble soutenir la définition de règles communes pour aider à la décision : « Nous avons besoin de critères clairs pour autoriser ou pas l’accès à l’AMP et qui s’appliquent à tous ». Cela permet de prendre de la distance avec ses jugements de valeur : « Quand nous avons pris une décision de staff ou que nous pouvons nous appuyer sur une loi, nous pouvons dire non sans nous impliquer nous-même et sans donner notre avis ». Ainsi, la règle protège le médecin et lui permet « de se cacher derrière » ce dispositif. À cette force protectrice s’ajoute une vertu libératrice. Christophe Sifer pense aussi que la règle facilite le travail du médecin en lui évitant de se poser des questions : « C’est la règle et la règle libère. Elle permet de dire aux patients : “vous n’entrez pas dans nos critères, nous ne

vous prenons pas en charge” ». Cependant, il estime que prendre une décision en fonction d’indicateurs préétablis est une posture « très rigide ». D’ailleurs, Jean-Noël Hugues refuse d’adopter ce type d’attitude – « je n’incite pas à faire ces choix drastiques fondés sur des limites chiffrées » –, même s’il reconnaît que « c’est pratique, cela évite les discussions ».

L’ampleur des possibilités de négociation est directement liée à la densité du maillage de règles établies par le groupe. Anselm Strauss et ses coauteurs (1992 [1963]) remarquent que « là où l’action n’est pas réglementée, elle doit être l’objet d’un accord ». L’activité de délibération est d’autant plus intense quand le groupe a fixé peu de règles formelles. À Jean Verdier comme à l’hôpital de Chicago étudié par ce sociologue, la négociation est favorisée par des règles peu formalisées. Ce refus d’officialiser des règles s’explique par une « croyance profonde que la prise en charge des malades exige un minimum de règles immuables et un maximum d’innovation et d’improvisation ». Il ajoute que même lorsque qu’un accord tacite existe, il est régulièrement enfreint. Les conventions adoptées peuvent « être étendues, négociées, discutées, aussi bien qu’ignorées ou appliquées aux moments opportuns » (1992 [1963] : 93-95). L’accord passé n’est pas immuable mais temporaire, en évolution constante, et sera réévalué et renégocié si le besoin s’en ressent. L’intensité des échanges et des négociations est présenté par les acteurs comme fondamentale pour garantir la qualité de la décision.

Des relations égalitaires

Le processus décisionnel à Jean Verdier est fondé sur un respect des territoires professionnels et sur une forte implication des acteurs.

Le professeur Poncelet décrit la politique du centre sur le mode de l’« honnêteté ». Celle- ci renvoie à plusieurs critères. Il met en valeur la « qualité d’échange » entre les membres de l’équipe, unis autour de principes collectivement partagés. De cette « sensibilité » commune découle l’adoption de décisions validées par tous : « La décision n’est pas prise individuellement, ce qui explique peut-être la fréquence de nos désaccords en staff, mais dès lors que nous avons validé une prise en charge, c’est un consensus et tout le monde suit cette décision ». La confrontation de points de vue est présentée comme un « gage de qualité ». Les débats sont le signe d’une liberté de parole et d’un respect des positions. Les praticiens évaluent la qualité du fonctionnement d’une équipe en fonction de l’intensité des échanges. Charlotte Dupont pense qu’une « bonne dynamique » règne entre biologistes et cliniciens, et qu’« il y a vraiment un

échange, une discussion ». Christophe Sifer souligne aussi « cette indépendance et cette liberté de pouvoir discuter ».

L’égalitarisme revendiqué par ces médecins entre biologistes et cliniciens s’inscrit dans l’histoire du centre. Christophe Sifer estime que Jean-Philippe Wolf, l’ancien responsable du service de biologie, « a su imposer une place importante aux biologistes de la reproduction dans ce centre ». La position actuelle des biologistes a été facilitée par la personnalité et l’action de ce médecin dont la légitimité est renforcée par sa formation initiale de gynécologue. La qualité de la collaboration est également le résultat de l’action du dirigeant du centre, comme le souligne Marine Durand : « Jean-Noël Hugues donnait beaucoup d’importance au travail de chacun. Il a beaucoup joué sur cette entente (…). Il répartissait bien les tâches et valorisait le travail de chacun ». Christophe Poncelet pense aussi que la personnalité des médecins, notamment de ceux qui se situent au sommet de la hiérarchie, influence l’existence de discussions : « Certains médecins, ayant le plus d’expérience, globalement les plus âgés, mettent une telle pression sur leurs confrères, notamment les plus jeunes, qu’il n’y a pas d’échange ». Des personnalités ou des hiérarchies trop fortes créent des relations trop déséquilibrées pour favoriser un échange constructif. Selon Jean-Noël Hugues, le « respect des compétences et des territoires » est une des clés pour entretenir des relations harmonieuses. Christophe Sifer souligne que l’expertise des acteurs n’est pas contestée et que « chacun apporte sa pierre à l’édifice ».

La place des biologistes dans le processus décisionnel est également préservée grâce à l’application du système de double consultation. Ce mode de fonctionnement est vécu comme une spécificité par Charlotte Sonigo : « Les patients rencontrent les biologistes, y compris pour les inséminations, ce qui l’une de nos particularité ». Les biologistes refusent de parler d’un dossier s’ils n’ont pas rencontré les couples, en témoigne une réflexion de Christophe Sifer qui, pour résister à la pression de Jean-Noël Hugues selon lequel qu’il « faut prendre une décision », lui répond que « nous ne les avons pas rencontrés, donc nous n’en parlerons pas ».

La dynamique de groupe est également influencée par l’implication des médecins et la répartition de leur activité. Héloïse Gronier remarque qu’à Jean Verdier, la présence de quatre personnes à plein temps permet d’assurer « un vrai suivi » ainsi qu’un traitement équitable des dossiers. Dans un autre centre où elle a exercé, le chef de service travaille à temps plein, et y réalise la moitié de son activité en privé, ce qui entraîne à la fois l’absence de suivi au long cours

dans le privé et qu’il ne voulait pas refuser ». L’existence d’une clientèle privée nuit à la confection d’une politique décisionnelle commune. Alors que la multi-activité favorise l’hétérogénéité des pratiques, la présence exclusive des médecins permet l’établissement d’une attitude commune pour l’appréciation des dossiers. Christophe Poncelet dresse le même constat. Lorsqu’il travaillait à l’hôpital Bichat, et que le service était mené par des praticiens à temps partiels, les médecins attachés « posaient les indications, le staff était là pour les valider et les biologistes acceptaient ou pas ». Le rôle des biologistes était réduit à son minimum : « Il n’y avait pas de discussion, pas d’échange. L’indication était posée par le médecin, et le biologiste réalisait l’acte. Nous discutions éventuellement la politique de transfert, mais seulement lorsque Christophe Sifer est arrivé aux manettes ! ».

Le contexte et les conditions des interactions à Jean Verdier, malgré l’existence de hiérarchies propres aux statuts et aux appartenances professionnelles, favorisent un dialogue égalitaire. Cette ouverture aux compétences de chacun s’enracine dans l’histoire du lieu. Celui-ci s’est construit autour de la revendication, portée par des médecins formés en endocrinologie, d’une reconnaissance de la médecine de la reproduction comme une spécialité à part entière. La place des biologistes dans le processus décisionnel est également le résultat de la capacité des acteurs, passés ou présents, à défendre ce pouvoir. Cette aptitude est elle-même dépendante de leur position dans l’espace hiérarchisé des spécialités médicales. Cet ensemble de facteurs contribue à la culture entretenue dans ce centre qui se singularise également, nous le verrons, par une approche spécifique de la prise en charge médicale de l’infertilité.

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