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Les biologistes

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PARTIE 1. LES CONTEXTES DE LA DÉCISION DES ACTEURS, DES INTERACTIONS ET

1.3 L A RÉGULATION DES INTERACTIONS

1.3.2 Les interactions intra-professionnelles

1.3.2.1 Les biologistes

Dominique Memmi (1988) explique en partie le manque de reconnaissance du pouvoir objectif des biologistes par l’éclatement de ce groupe professionnel : « Isolés, sans unité réelle ni déontologie constituée, les biologistes associés aux pratiques n’ont guère les moyens d’en tirer les gratifications économiques, symboliques mais aussi éthiques ». La biologie médicale est une profession récente, qui n’a acquis son statut qu’en 197598. Les origines professionnelles des biologistes sont marquées par l’éparpillement : « C’est une profession trop hétérogène : elle comprend à la fois des diplômés des facultés de sciences, mais aussi des médecins, des pharmaciens, des vétérinaires ». Entre les pharmaciens, les médecins ou les scientifiques, l’univers professionnel des biologistes de la reproduction regroupe des praticiens d’horizons multiples. Les diplômes des praticiens instaurent des relations asymétriques : la « hiérarchie implicite qui règne dans le milieu est sans ambiguïté : le médecin gynécologue, surtout s’il est patron de service, dominant le médecin-biologiste qui en impose au biologiste “pur”, “simple” docteur es-science » (1988 : 516-519). La formation des biologistes modèle la nature des relations avec leurs confrères. Les médecins sont mieux reconnus par leurs homologues cliniciens que les pharmaciens ou les scientifiques. Cette hiérarchie est visible dans le sens donné à l’institutionnalisation de la formation des biologistes, qui est un enjeu de reconnaissance, ainsi que dans leurs motivations professionnelles.

La marginalisation progressive des scientifiques

L’activité initiale en AMP a principalement été assurée par des biologistes scientifiques. Les premiers à s’être intéressés aux mécanismes de la fécondation humaine sont issus de la recherche animale, comme Jacques Testart, Michèle Plachot, Anne-Marie Junca, Samir Hamamah ou Jacqueline Mandelbaum. Cette dernière raconte qu’en France, « les cliniciens ont parfois recrutés des scientifiques issus de la biologie de la reproduction animale ». Jacques Testart explique cette externalisation du recrutement par les connaissances partielles des gynécologues : « Les biologistes qui détenaient le savoir se situaient en dehors du corps médical ».

Or, l’origine professionnelle des premiers biologistes de la reproduction en France a fortement influencé la nature de leurs relations initiales avec les cliniciens, comme le montrent les parcours de Jacques Testart et de René Frydman.

Encadré 2.  Jacques Testart, un biologiste scientifique pionnier mais marginalisé

À l’indépendance de l’Algérie, où il travaillait comme ingénieur en agriculture africaine, il intègre une faculté de biologie à Paris. Deux ans plus tard, Charles Thibault lui propose un poste d’ingénieur à l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA) où il travaille jusqu’en 1976, sur les « mères porteuses de vache » et développe des techniques pour augmenter la production laitière. « Dégoûté » par l’absurdité de ce projet, il se dirige vers la biologie appliquée à l’homme : « J’ai assez vite été sollicité parce qu’il y avait très peu de gens dans ce milieu médical qui connaissaient la fécondation » (2001 : 17). Il rejoint très vite le laboratoire de physiologie d’Antoine Béclère. Sur sollicitation d’Émile Papiernik, il met en place le laboratoire de reproduction humaine en 1978 et travaille sur la culture in

vitro de follicules ovariens. Il devient directeur de recherche à l’INSERM. Il cofonde le

centre de l’hôpital Américain ainsi que le BLEFCO.

Sa position, d’abord centrale au sein de la communauté, s’est progressivement marginalisée. Il explique cette réaction par sa prise de distance critique vis-à-vis des usages de l’AMP, permise par sa formation de scientifique : « Je n’ai pas prêté le serment d’Hippocrate en particulier, que je n’ai pas non plus le sens de cette confraternité spéciale au corps médical, que j’ai pu me permettre un certain nombre de critiques » (2001 : 14). Cette attitude se solde par son exclusion : « Quand j’étais dans la période glorieuse les médecins me saluaient. J’étais respecté comme si j’étais un des leurs. Quand j’ai accentué mes critiques, on a commencé non pas à me combattre, mais à m’ignorer. J’étais de moins en moins invité dans les colloques (…). Ils ne comprenaient pas que je scie la branche sur laquelle j’étais assis » (1986 : 49). L’hostilité de ses confrères se manifeste par une stratégie d’exclusion active, lui interdisant l’accès à la parole publique. Lors de notre entretien, il confie que l’un d’entre eux l’a même « fait interdire des congrès

internationaux, ce qui ne me gênait pas beaucoup parce que je n’étais pas à l’aise, ce n’est pas mon milieu mais la démarche était assez gonflée : j’étais quand même un des pionniers ». En 1990, il est exclu de son laboratoire, qui « était illégal », car l’APHP a

besoin de récupérer ses locaux. Pierre Jouannet le remplace à la tête du laboratoire. Jacques Testart achève sa carrière à l’INSERM en 2006. Aujourd’hui retraité, il se dit « coupé du

milieu des fivétistes ».

Encadré 3.  René Frydman : une figure centrale de la médecine de la reproduction

Il s’est d’abord orienté vers l’orthopédie et la traumatologie. Avec Bernard Kouchner, il créé l’association Médecins Sans Frontières. Mais il ne s’épanouit pas dans ces spécialités. Il n’est pas satisfait du poste en gynécologie qu’il obtient à la maternité de Bichat. Il constate « le désastre des accouchements » et milite pour la légalisation de l’avortement :

« Grâce à ces expériences, je me suis intéressé à la gynécologie, malgré ce que je pensais a priori ». Il demande à rejoindre Antoine Béclère qui représente à ses yeux la modernité,

par opposition à Bichat qui datait du « Moyen-Âge ». Émile Papiernik lui ouvre les portes de son service. René Frydman entame ses recherches en 1977 avec Jacques Testart :

« Nous recueillions des ovules, pour les étudier et pour nous préparer. À la naissance de Louise Brown, nous avons accéléré le mouvement ». Il obtient son agrégation en 1979. Il

est nommé chef de service en 1990. En 2012, il démissionne de sa fonction et devient consultant à l’hôpital Foch, pour organiser le transfert du centre de Neuilly. Il a été membre du CCNE entre 1986 et 1990et a participé à l’élaboration des premières lois de bioéthique.

Tous deux fils de commerçants, Jacques Testart et René Frydman sont originaires du même milieu social et sont de la même génération. Leur situation familiale est similaire puisqu’ils sont mariés et pères de plusieurs enfants. Leurs orientations professionnelles ont été hésitantes. Avant de commencer à travailler sur la fertilité humaine, grâce à des rencontres avec Charles Thibault et Émile Papiernik, ils se disent insatisfaits de leur situation antérieure. Malgré ces points communs, leurs positions dans l’espace de la médecine de la reproduction française s’inscrivent dans deux mouvements inverses. Partant tous deux d’une position centrale puisque pionnière, le clinicien s’est imposé dans le paysage médiatique et social alors que le biologiste a été progressivement marginalisé. Ces trajectoires s’expliquent en partie par leurs origines professionnelles et leurs formations : Jacques Testart n’est pas médecin mais biologiste scientifique, formé à la recherche sur l’animal, alors que René Frydman est gynécologue obstétricien au sommet de l’échelle hospitalo-universitaire. Selon Jacqueline Mandelbaum, les scientifiques subissent une double domination. Elle parle de « double inconvénient (…), n’étant pas des cliniciens mais des biologistes, mais aussi comme étant des scientifiques et pas des médecins ». La formation des acteurs influence les modalités relationnelles et « induit un comportement des cliniciens par rapport aux biologistes qu’ils considèrent souvent, dans certains cas et dans certains lieux, non pas comme un collaborateur avec lequel ils travaillent en toute complémentarité mais plutôt comme un prestataire ». Jacques Testart estime aussi que les biologistes n’étaient pas considérés par leurs confrères comme des « partenaires », mais plutôt comme des « techniciens ».

Les biologistes issus du monde scientifique n’ont aujourd’hui plus accès à cette spécialité. Pour être autorisés à exercer, ils doivent être médecin ou pharmacien. Les rares personnalités scientifiques ne sont acceptées qu’à titre exceptionnel99. Leur exclusion progressive, résultat de la médicalisation de la formation, n’empêche pas la reconnaissance de leur rôle de chercheur, notamment dans le contexte anglo-saxon, comme en témoigne l’attribution du prix Nobel de médecine en 2010 au biologiste scientifique Robert Edwards.

La médicalisation de la formation

Aux débuts de l’AMP, la biologie est une discipline peu développée. Il n’y a par exemple pas de formation spécifique à la reproduction humaine. Jérôme Pfeffer rappelle aussi que les

laboratoires n’étaient pas des entités autonomes mais « des annexes de services cliniques », créées et gérées par les chefs de service de gynécologie. Pour pallier ce manque de professionnalisation, la formation des biologistes s’est construite progressivement sur le modèle des études de médecine. Si les académiciens admettent que « les spécialistes de diverses origines actuellement en fonction, qui se sont formés en grande partie par eux-mêmes » continuent à exercer, ils réclament néanmoins plus de « rigueur concernant, à la fois, la formation des praticiens, l’étendue de leur responsabilité, ainsi que l’organisation et le contrôle des laboratoires » (Bourel, 2000 : 457). Ce groupe de travail demande que l’internat soit obligatoire pour les biologistes en vertu de leurs actions sur le vivant. C’est aujourd’hui chose faite : pour exercer des activités d’AMP, le biologiste doit être titulaire du diplôme d’études spécialisées (DES) de biologie médicale et d’un diplôme complémentaire spécialisé en AMP100. L’internat est accessible aux médecins comme aux pharmaciens. La reconnaissance de la biologie de la reproduction passe ainsi par un rapprochement de la formation des pharmaciens vers celle des médecins. Sa légitimation passe par sa médicalisation, comme l’illustre l’opinion de Patrice Clément. Selon lui, au-delà de la technicité de l’acte, l’important c’est d’acquérir un regard médical : « La compétence médicale est nécessaire (…). C’est une prise en charge globale, ce n’est pas un acte. L’AMP, ce n’est pas seulement savoir faire une FIV ou une ICSI. L’apport des biologistes dans le diagnostic et dans la prise en charge du couple demande une formation de biologiste médical ».

Rapports de domination entre pharmaciens et médecins

L’harmonisation progressive de la formation a permis d’homogénéiser les origines professionnelles des biologistes, tout en favorisant une mixité entre pharmaciens et médecins. Mais cette ouverture ne suffit pas à gommer les hiérarchies entre ces professions, dotées d’une valeur symbolique différente. L’analyse des motivations professionnelles des biologistes, qu’ils soient pharmaciens ou médecins, montre que la biologie est à la fois valorisée par les pharmaciens et peu prisée par les médecins. Elle se situe à l’interface entre deux systèmes de valeurs professionnels.

100

Décret n° 2003-76 du 23 janvier 2003 fixant la réglementation du diplôme d’études spécialisées de biologie médicale et arrêté du 4 juillet 2003 définissant les objectifs pédagogiques et la liste des spécialités biologiques du diplôme d’études spécialisées de biologie médicale.

Alors qu’elle représente le premier vœu des internes en pharmacie, les futurs médecins font souvent ce choix par défaut. Charlène Herbemont souligne que la biologie « est la filière la plus difficile à obtenir en pharmacie ». À l’inverse, les médecins choisissent la biologie quand « ils ne sont pas très bien classés. Il y a certaines vocations, mais beaucoup sont motivés par l’argent ». Christophe Sifer explique l’attirance des pharmaciens par son aspect lucratif : c’est « une profession très rémunératrice, l’une des mieux payées dans le monde médical », spécifiquement dans le secteur libéral. Le comité national de biologie médicale (2001) reconnaît aussi la « faible attraction qu’exerce la biologie pour les internes en médecine alors que les pharmaciens choisissent cette filière en priorité ». Les auteurs constatent que la biologie est souvent choisie par des internes mal classés au concours de l’internat. À l’inverse, pour les pharmaciens, la « biologie médicale a une image positive car elle leur permet d’être directement impliqués dans le diagnostic et le traitement des maladies »101.

L’analyse des motivations de Marine Durand, médecin biologiste et chef de clinique à Jean Verdier, illustre les multiples raisons qui président aux orientations professionnelles. En choisissant la médecine, elle souhaite initialement devenir gynécologue obstétricienne. Elle découvre l’AMP et la biologie de la reproduction lors d’un stage en gynécologie. Son orientation vers la biologie « n’est pas un choix ou une vocation, c’est un concours de circonstances ». En effet, son classement au concours de l’internat lui permet d’accéder aux spécialités qu’elle convoite seulement dans de petites villes, dont la qualité de formation n’était pas optimale et qui ne coïncident pas avec les objectifs professionnels de son compagnon. Admissible à Paris, elle suit les conseils d’une consœur et se tourne vers la biologie de la reproduction. Ainsi, le choix d’une spécialité est déterminé en amont par le classement à l’internat. Il est ensuite effectué en fonction du prestige de la discipline, de sa valeur symbolique, mais également de la renommée des services, elle-même interprétée à travers l’opposition entre Paris et la province.

Une autre cause de l’attrait des pharmaciens pour la biologie de la reproduction réside dans leur participation à l’engendrement d’un être humain. Cette visée la distingue des autres secteurs, plus souvent synonymes de maladie. Cette dimension est visible dans les motivations professionnelles de Charlène Herbemont, pharmacienne biologiste à Jean Verdier. Elle situe l’origine de son désir de se tourner vers la biologie lors de l’affaire du dopage sur le Tour de France en 1998. À cette vocation se greffe rapidement « l’envie de faire de la recherche ». Mais

constatant la difficulté s’y consacrer exclusivement, elle s’oriente vers la pharmacie et passe l’internat pour se spécialiser en biologie médicale. Les autres secteurs de la biologie comme l’hématologie ou la bactériologie lui paraissent « trop tristes » et elle préfère une spécialité « plus positive ».

Le rôle du pharmacien et la relation qu’il entretient avec les médecins est une autre source d’attractivité, soulignée par Charlotte Dupont, pharmacienne biologiste à Jean Verdier. Son goût pour les sciences l’a incitée à s’orienter vers des études pharmaceutiques. Elle passe son internat en biologie « parce que cela avait l’air d’être ce qu’il fallait faire » et lui donnait l’assurance d’avoir du travail. Elle apprécie la technicité de cette spécialité et le contact privilégié qu’elle induit avec les patients et les cliniciens. Elle souligne cette spécificité : « Les pharmaciens n’ont pas accès à la clinique, c’est une des seules spécialités qui implique de s’entretenir avec les patients ». Cette occasion rare pour les pharmaciens biologistes de se ménager une place de choix auprès de leurs homologues médecins et des patients est aussi mise en valeur par Christophe Sifer. Ce pharmacien biologiste, responsable du laboratoire de biologie de la reproduction de l’hôpital Jean Verdier, s’est dirigé « un peu par hasard et un peu par défaut » vers la pharmacie. Effrayé par le côté « sacerdotal » des études de médecine, il choisit la biologie à la fois en vertu du prestige symbolique que lui attribuent les internes en pharmacie mais également grâce à des rencontres déterminantes, et notamment avec René Frydman, un élément « déclencheur » de son orientation. Il apprécie particulièrement « le rôle du biologiste, dans le cadre de la biologie interventionnelle », l’égalitarisme des relations avec les médecins. Cette place dans la chaîne de soins valorise cette spécialité. Son intervention « relativement forte et très impliquée, quasiment à part égale dans les choix thérapeutiques, s’éloigne de la prestation de services souvent réservée aux biologistes » et notamment aux pharmaciens. Pour résumer, la biologie de la reproduction permet aux pharmaciens biologistes de collaborer avec des médecins, de rencontrer des patients et de participer aux décisions, le distinguant ainsi du rôle du biologiste traditionnel.

Les médecins biologistes spécialisés en AMP jouissent d’une position confortable. Ils regroupent des médecins ayant fait un internat dans différentes disciplines. Quelques-uns étaient pédiatres, endocrinologues, ou gynécologues médicaux. La légitimité des médecins biologistes est alimentée par leur formation : ils ont une « culture médicale », explique Pierre Jouannet. La domination symbolique du médecin biologiste sur le pharmacien se manifeste par le fait qu’ils dirigent le plus souvent les services de biologie de la reproduction dans les établissements publics

(Memmi, 1988 ; Chauvenet, 1973). L’ascendant des médecins biologistes sur les pharmaciens se concrétise également par leur accès aux patients, ce que souligne Pierre Jouannet : les premiers « ont cette capacité à mener des entretiens médicaux », alors que les seconds « n’ont pas forcément l’expérience ni la compétence. Ils n’ont pas été formés ». Les pharmaciens ne peuvent assurer des consultations que sous la responsabilité d’un médecin.

La biologie de la reproduction est valorisée par son objectif, sa distance avec la maladie, son interdisciplinarité et la proximité avec le patient. Malgré l’homogénéisation et la médicalisation de la formation des biologistes d’un côté, et l’institutionnalisation conjointe de l’organisation du travail et des modalités de collaboration de l’autre, le rapport de force reste souvent en leur défaveur.

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