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Cultures et politiques de centres

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3.3 U N COMPROMIS ENTRE VALEURS INDIVIDUELLES , IDÉOLOGIES PROFESSIONNELLES ET

3.3.3 Cultures et politiques de centres

Pour lier la dimension microsociologique – celle de l’acteur individuel et des réseaux collectifs –, à la dimension macrosociologique – celle de la structure –, nous utiliserons la notion de culture de centre. Celle-ci désigne l’existence d’une identité qui recouvre les savoirs et les habitudes de travail entretenus et transmis entre les professionnels d’un lieu particulier. Cette culture dessine les modalités d’action des individus, orientées et justifiées en fonction d’un système de hiérarchisation des valeurs propre à chaque équipe.

Selon Leigh Turner (2005), chercheur en bioéthique, le terme de culture est le plus souvent employé pour caractériser des manières communes de voir le monde et des formes de connaissances locales. Mais il reproche à cette définition d’être homogénéisante car les groupes sont alors décrits comme ayant une culture commune et uniforme. Or, notre objectif est justement, par ce vocable, de mettre en exergue les spécificités et les particularismes de chaque centre, et d’examiner ce qu’ils nous apprennent sur la culture professionnelle globale. Nous

particulière et recouvre les valeurs, les pratiques et les représentations élaborées et majoritairement adoptées par un groupe. Dans cette recherche, nous chercherons à pallier le manque d’intérêt des chercheurs déploré par Leigh Turner vis-à-vis des cultures soignantes et des interactions qui façonnent les normes morales et comportementales des professionnels. Grâce à la lecture portée par Olgiered Kuty (1975), sociologue des organisations, nous ajouterons une dimension interactionnelle à la notion de culture de centre. À la suite d’une étude menée dans des unités de dialyse et de transplantation françaises et belges, il met en exergue l’influence des dirigeants des services et de leurs « orientations culturelles » sur les cultures locales et sur la relation thérapeutique. Pour lui, le terme de culture renvoie à une « disposition fondamentale à l’égard d’autrui ». Cette manière de se comporter avec l’autre « implique une conception de l’autorité, une préférence pour un type de rapport de pouvoir et une vision du monde » (1975 : 189-190).

Les cultures de centres s’organisent dans des politiques décisionnelles, ce que les acteurs appellent les politiques de centre. Ce terme met en relief le caractère collectif des modalités de jugement, et les relations de pouvoir dans lesquelles elles s’inscrivent (Fassin, 1996). Il met également en valeur la singularité des pratiques selon les contextes locaux. Les politiques de centres se déploient à deux niveaux : celui des politiques d’accès à l’AMP et des politiques médicales. Les cliniciens et les biologistes de la reproduction sont en effet principalement confrontés à deux types de choix : choisir le candidat à l’AMP et définir la stratégie thérapeutique. Ils ont entre leurs mains « l’accès au système de diagnostic, l’identification de la réponse médicale appropriée, l’orientation vers une prise en charge spécialisée si nécessaire (la FIV par exemple) et, enfin, sa mise en œuvre » (Slama et al., 2008 : 62).

Notre principale question est donc de savoir dans quelle mesure l’étude des décisions médicales, qui s’inscrivent dans des contextes globalement régulés et localement situés, et qui se structurent dans les politiques de sélection des couples et dans les politiques médicales, permet d’éclairer les logiques à l’œuvre dans le polymorphisme des pratiques et des représentations des spécialistes de l’infertilité. Pour y répondre, notre réflexion est organisée en trois temps.

Nous présenterons d’abord les différents cadres qui structurent la médecine de la reproduction en France. Celle-ci s’inscrit dans un contexte législatif, réglementaire, institutionnel, déontologique et économique commun. Si ces dispositifs favorisent l’homogénéisation des

pratiques médicales, la nature publique ou privée de l’institution contribue à les singulariser : elle oriente l’offre de soins, conditionne l’organisation du travail et dessine les grandes lignes des modalités interactionnelles.

Si la structure impose un certain nombre de contraintes, les professionnels bénéficient d’une liberté importante pour assurer le rôle régulateur que leur a confié l’État, de contrôler l’accès aux techniques d’AMP. Ce type de choix a peu été étudié en médecine de la reproduction, comparativement à d’autres domaines médicaux56. Cette situation peut s’expliquer par le fait que les refus explicites d’accès au dispositif sont rares. Selon Dominique Memmi (2003), ils ne constituent que 5 % des dossiers du plus grand centre d’AMP de Paris. De plus, ces refus se formulent difficilement : l’intervention régulatrice des spécialistes « ne se traduit pas en un jugement moral explicite » mais s’opère par des procédés détournés visant à médicaliser, à biologiser ou à naturaliser la décision, ce qui leur permet d’agir « sans sortir de leur compétence, en justifiant médicalement leurs préférences » (2003 : 161 et 147). Nous réutiliserons les travaux des chercheurs qui se sont penchés sur le processus de sélection en AMP (Bataille et Virole, 2013 ; Bateman, 2001 ; Iacub et Jouannet, 2001 ; Mathieu, 2013 ; Tain, 2001, 2005, 2013), mais nous adopterons un point de vue plus global, pour montrer que si cette sélection ne s’effectue pas nécessairement dès l’accès à la consultation, elle est pourtant effective à chacune des étapes du parcours de soins, et elle s’applique tant aux couples qu’à leurs embryons.

Après avoir présenté les multiples contextes des décisions, nous consacrerons notre deuxième partie à l’analyse de la première décision prise par les spécialistes : permettre l’accès aux techniques biomédicales. La sélection des patients à l’entrée du dispositif s’ancre principalement dans les critères définis par la loi et par la communauté médicale. Néanmoins, les professionnels disposent d’une large marge d’autonomie. Ils déploient un ensemble de critères complémentaires, dont le poids varie selon les situations et selon les équipes, et qui sont régulièrement l’objet de désaccords entre les spécialistes. L’analyse des modalités d’appropriation de cette liberté par les acteurs permet de mieux saisir l’influence conjointe de leurs valeurs et du milieu du travail sur leurs choix.

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Comme les urgences (Dodier et Camus, 1997 ; Jefferey, 1979 ; Vassy, 1999, 2001), la pédiatrie (Fortin, 2015), la réanimation néonatale (Paillet, 2002, 2007), la fin de vie (Bazsanger, 2002 ; Bataille, 2012 ; Kentish-

Dans notre troisième et dernière partie, nous montrerons que si les stratégies médicales sont guidées par des recommandations de bonnes pratiques, elles sont également influencées par la politique médicale adoptée dans les centres par les professionnels. Le terme de politique médicale désigne les choix relatifs aux dispositifs biomédicaux, organisés au sein d’une unité de lieu. Les différences observées dans les usages des techniques traduisent la double influence de la structure et des préférences thérapeutiques des acteurs, qui hiérarchisent les techniques d’AMP en fonction d’un ensemble de représentations. De manière globale, l’utilisation des dispositifs biomédicaux s’inscrit dans un processus de médicalisation, qui tend à privilégier rapidement les techniques certes les plus intrusives, mais également les plus efficaces.

Ainsi, nous examinerons les principaux jalons du processus décisionnel dans le domaine de la médecine de la reproduction, du début à la fin du parcours, en passant par le choix des techniques. Nous montrerons que les choix relatifs à la gestion des patients et aux stratégies thérapeutiques apparaissent comme des compromis trouvés par les acteurs pour composer avec un ensemble de contraintes et adopter des pratiques en adéquation avec leurs valeurs et leurs représentations du médecin, de la médecine et du système de soins.

Ces bases étant posées, il est temps « d’entrer plus directement en rapport avec les faits, d’acquérir à leur contact le sentiment de leur diversité et de leurs spécificités, afin de diversifier les problèmes eux-mêmes » (Durkheim, 1970 [1900] : 132).

Partie 1. 

Les contextes de la décision. Des acteurs, des interactions et des

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