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1.3 Vers une perspective abstractive

1.3.3 Les microclasses

L’identification d’un système de microclasses se fait de façon transparente si l’on dispose d’un inventaire des propriétés flexionnelles de chaque lexème : il suffit alors de réunir les lexèmes dont toutes les propriétés sont identiques. Cependant l’extraction de cet inventaire est un problème difficile en soi.

Comment caractériser le comportement flexionnel d’un lexème dans une approche Mot et Paradigme ? Ces modèles se fondent traditionnellement sur des   qui réèrent implicitement au comportement flexionnel des lexèmes, comme le décrit Matthews (1991, p. 192) :

Tel est le génitif singulier domini au nominatif singulier dominus, tel doit être x (l’inconnue) au nominatif singulier servus. Quel est donc x ? Réponse : ce doit être

servi. En notation, dominus : domini = servus : servi . Le patron tient pour de

nombreux autres noms de ce qui est traditionnellement appelé la seconde décli- naison25.

La question des microclasses est donc la suivante : comment évaluer le domaine dans lequel ces égalités sont valides ? Pour cela, il nous faut évaluer la relation entre dominus : dominiet rosa : rosae. Il nous faut donc exprimer explicitement la fonction qui les relie, c’est à dire qu’il nous faut trouver f tel que f(dominus) = domini, g tel que f(rosa) = rosae, puis nous demander si f = g. Matthews (1991, p. 192) suggère d’écrire les fonctions telles que f et g, qu’il nomme « transformations morphologiques », comme indiqué ci-dessous (1) :

(1) dominus : domini =  Nominative,Singular, X+us  N [Genitive, X+i ]

Ces fonctions sont utilisées dans des  . Dans les termes de Bonami (2014, p. 88) :

25. [En anglais dans le texte] « As Genitive Singular domini is to Nominative Singular dominus, so x (unknown)

must be to Nominative Singular servus. What then is x ? Answer : it must be servi. In notation, dominus : domini =

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« a. Pour tout lexème L qui vérifie la condition C, si la case φ du paradigme de L est réalisée par la forme X , alors la case ψ du paradigme est réalisée par la forme

f (X).

b. C : [φ : X ⇒ ψ : f(X)] »

Nous proposons d’expliciter les fonctions f par des  ’, comme exem- plifié en (2). Ce patron peut se lire : Dans une forme du nominatif singulier,/-us/final précédé d’une consonne alterne au génitif singulier avec /i/. Les patrons décrivent des alternances qui

sont bidirectionnelles, car les analogies représentent des relations qui peuvent se lire dans les deux sens. Ils sont constitués d’une  formelle entre deux éléments (_us,_i) et d’un  ’ qui formule des contraintes phonologiques à l’application du pa- tron (XC_). On peut dire d’un patron qu’il est applicable à une forme si la forme remplit la contrainte formée par le contexte combiné par le membre approprié de l’alternance. Cette no- tation s’inspire des règles phonologiques de Chomsky et Halle (1968), ainsi que des patrons morphologiques de Albright et Hayes (2003) et Bonami et Boyé (2014).

(2) .⇌. :_us⇌_i / XC_

Le patron (2) exprime deux implications : d’une part, tout lexème nominal dont la forme de

nominatif singulier se termine par/-us/précédé d’une consonne se termine en/-i/au génitif sin- gulier, et inversement, Tout lexème nominal dont la forme de génitif singulier se termine par/-i/ précédé d’une consonne se termine en/-us/au génitif singulier. Il n’est pas nécessaire que ces im- plications soient toujours satisfaites : on s’intéressera (chapitre3) à leur probabilité d’être satis- faites. Elles constituent donc une forme de règle analogique plutôt qu’une implication logique. Guzman Naranjo (2017) remarque que dans cette perspective, « les analogies proportionnelles peuvent (et doivent) être étendues à des ensembles. Par exemple, ce n’est pas seulement la re- lationškola-školu qui détermine la relationmuščina-muščinu, mais c’est plutôt l’ensemble de toutes les paires nominatif-accusatif connues par les locuteurs26».

26. [En anglais dans le texte] « proportional analogy can (and should) be extended to sets. For example, it is not

just the relation škola-školu which determines the relation muščina-muščinu, it is rather the whole set of nominative- accusative pairs speakers know ».

Nous proposons de qualifier le comportement flexionnel d’un lexème non pas par une sé- rie d’exposants, mais par l’ensemble des patrons d’alternances qui peuvent être définis pour l’ensemble des cases de son paradigme abstrait.

Wurzel (1989), Ackerman et Malouf (2013) et Stump et Finkel (2013) examinent les rela- tions implicatives entre cases de paradigmes en s’appuyant sur des exposants préalablement segmentés. Mais pour les besoins de l’évaluation ultérieure des points de similarités entre pa- radigmes, il est crucial que ces patrons soient élaborés sur la base des mots entiers, plutôt que d’une segmentation préalable en affixes. Ainsi, des patrons fondés sur les affixes présentés dans le tableau1.2des noms latins présumeraient entre . et . le patron (3) pour l’alter- nance dominōs : dominōrum et le patron (4) pour l’alternance rosās : rosārum :

(3) .⇌. :_ōs⇌_ōrum / X_ (4) .⇌. :_ās⇌_ārum / X_

Il semble pourtant fallacieux de considérer que  et  ont des comportements distincts pour cette alternance. Un patron qui rend mieux compte des alternances entre mots pourrait décrire les deux alternances d’une même façon (5) :

(5) .⇌. :_s⇌_rum / XV_

Les analyses affixales manquent souvent des points de similarité entre mots formes dont les patrons d’alternances rendent compte naturellement. Prenons pour exemple quelques formes adjectivales du français, présentées dans le tableau1.7.

Lexèmes . ./ .

 /nɔʁmal/ /nɔʁmal/ /nɔʁmo/

 /vɛʁ/ /vɛʁt/ /vɛʁ/

 /blø/ /blø/ /blø/

T 1.7 – Trois paradigmes adjectivaux français.

Nous présentons une analyse affixale de ces adjectifs dans le tableau1.8. Celle-ci procède à un découpage global du paradigme, en retirant de chaque ligne la sous-chaîne commune à

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chaque forme, c’est-à-dire le radical (Beniamine, Bonami et Sagot2017). Cette segmentation identifie deux points de similarité entre les paradigmes de  et de , qui portent chacun un affixe zéro au masculin singulier et pluriel. Elle n’identifie aucun autre point de similarité entre les paradigmes.

Lexèmes . ./ .  /-al/ /-al/ /-o/

 — /-t/ —

 — — —

T 1.8 – Analyse affixale de trois paradigmes adjectivaux français.

Une analyse en patrons d’alternance se fonde au contraire sur des contrastes entre paires de formes, et produit donc une segmentation locale à cette paire de formes. Nous présentons dans le tableau1.9le résultat d’une telle analyse sur les formes du tableau1.7. Nous notons « ϵ⇌ ϵ » le patron identité, et plus généralement employons le symbole ϵ pour dénoter la chaîne vide dans les patrons d’alternance. Ici, les patrons d’alternance identifient non seulement une simi- larité entre  et  (avoir des formes identiques au masculin singulier et pluriel), mais également une similarité entre  et , que la segmentation affixale ignorait : tous deux présentent des formes identiques au masculin singulier et au féminin. Il existe donc des généralités dont l’analyse affixale ne rend pas compte, au contraire de l’analyse en patrons d’alternances. Il est notable que la grammaire traditionnelle du français ne traite justement pas l’alternance/-al///-o/comme affixale.

Lexèmes .∼ ./ . ∼ . ./ ∼ .

 ϵ⇌ ϵ _al⇌_o _al⇌_o

 _⇌_t ϵ⇌ ϵ _t⇌_

 ϵ⇌ ϵ ϵ⇌ ϵ ϵ⇌ ϵ

T 1.9 – patrons d’alternances binaires pour trois paradigmes adjectivaux français.

définie en termes de similarité. Les affixes sont des unités abstraites, dont le calcul nécessite une connaissance globale de l’ensemble des paradigmes d’un système. Les patrons constituent des unités de plus bas niveau, et ne sont pas des façons alternatives de noter des affixes. Ils manifestent l’ensemble des segmentations pertinentes pour chaque paire de cases. Par ailleurs, ils ne postulent pas d’allomorphie phonologiquement conditionnée. Ils exposent donc tous les contrastes de surface observables à travers les formes d’un même lexème, et ne masquent pas les similarités qui ne peuvent s’exprimer en termes d’affixes. En somme, ils constituent une meilleure base pour l’évaluation de la similarité entre paradigmes, et donc pour l’analyse en classes flexionnelles.

Le chapitre2sera consacré à l’inférence automatique non supervisée de tels patrons d’alter- nance à partir de tables de paradigmes contenant des mots formes en notation phonologique, et à l’étude des systèmes de microclasses qui en découlent. Ce faisant, nous prenons au mot Blevins (2006), qui écrit des classes flexionnelles : « elles contiennent des items qui présentent des patrons flexionnels communs27».