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1.3 Vers une perspective abstractive

1.3.4 Les macroclasses

Contrairement aux microclasses, les macroclasses ne peuvent se déduire uniquement d’une analyse en patrons d’alternances. Elles sont fondées sur un certain degré de similarité. Or la similarité est gradiente et multidimensionnelle. Afin de décider d’un seuil de similarité, il est généralement nécessaire de faire entrer en compte d’autres critères de décision. Nous en exa- minons ici quelques-uns.

Nous avons vu que les décisions de Carstairs (1987) pour réunir des microclasses reposaient sur trois principes : les microclasses d’un macroparadigme doivent présenter des similarités, elles ne doivent pas être en compétition (il existe un prédicteur permettant de les distinguer), et leur réunion mène à un système désirable du point de vue du NBP. Nous avons également discuté les objections de Blevins (2004) aux découpages en faveur du NBP qu’il compare au « charcutage électoral ». Le critère de prédictibilité seul ne permet donc pas de décider d’une unique partition de classes.

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En général, les morphologues descriptifs motivent les classifications en macroclasses en fonction de propriétés discriminantes entre macroclasses. Le tableau1.10présente un extrait de paradigme de cinq verbes exemplaires du latin.

conjugaison lexème glose  .1 .2

première  ‘aimer’ amāre amō amās

seconde  ‘tenir’ tenēre teneō tenēs

troisième  ‘courrir’ currere currō curris

troisième  ‘prendre’ capere capiō capis

quatrième  ‘entendre’ audīre audiō audīs

T 1.10 – Extraits de paradigmes verbaux latins.

Les conjugaisons latines sont caractérisées par la qualité et la longueur de la voyelle théma- tique de l’infinitif présent actif :-ā-pour la première conjugaison,-ē-pour la seconde,-e-pour la troisième et-ī-pour la quatrième. Cependant, au sein de chaque conjugaison, il existe de nom- breuses façon distinctes de former le supin. Les conjugaison partagent également des points de similarités : Certains verbes de la troisième conjugaison comme  ont un indicatif présent première personne actif en-ō, similaire à ceux de la première conjugaison. D’autres, comme , sont distincts de la première conjugaison pour cette case, mais identiques à la quatrième conjugaison. La tradition considère que le contraste à l’infinitif est plus important que celui de la première personne du singulier au présent, ou que ceux du supin.

Une telle stratégie pour motiver une classification en macroclasses présente deux pro- blèmes. D’une part, il n’est pas facile de savoir si les propriétés fondent la classification, ou si elles sont sélectionnées post-hoc afin de contraster des classes pré-établies (par exemple pour des besoins pédagogiques). D’autre part, les raisons pour lesquelles certaines distinctions sont tenues pour prioritaires ne sont pas explicitées, et il est donc impossible de savoir leur nature. Les études des systèmes de classes flexionnelles dans le cadre de la « Morphologie Natu- relle » (Dressler et Thornton1996; Kilani-Schoch et Dressler2005; Dressler, Kilani-Schoch et

al.2008), de par leur caractère particulièrement explicite, permettent de mettre le doigt sur les arbitrages difficiles à motiver entre critères dans l’établissement des macroclasses.

Pour les tenants de la « Morphologie Naturelle », les classes, et donc entre autres les ma- croclasses, sont définies par des implications nommées « conditions de structure paradigma- tique28». Nous présentons ci-dessous quelques conditions de structure paradigmatique éta-

blies par Kilani-Schoch et Dressler (2005) pour les classes verbales du français :

(6)  Macroclasse I : Infinitif /X+e/

                          

Participe passé =/X+e/

Passé simple première personne du singuliers =/X+e/

Présent singulier =/X/

Présent indicatif troisième personne du pluriel =/X/

Subjonctif présent =/X/

(7) Classe I.1 : Imparfaitparl+ɛ, futurparl+ər+e.

(8) Classe II.2 : Infinitif/Xwar/

          

Participe passé en/y/

Passé simple en/y/

par défaut,/wa/fait partie de l’infinitif

Remarquons tout d’abord que les conditions de structure paradigmatique sont de nature va- riable. Elles sont parfois formulées en terme de relations implicatives (Wurzel1989; Ackerman, Blevins et Malouf2009; Stump et Finkel2013), comme c’est le cas pour la macroclasse I dont la condition de structure paradigmatique est reformulée en (6) ou pour la classe II.2, comme décrit en (8). Les implications sont parfois des relations entre les segmentations de deux cases, comme en (6), et parfois entre une case et une unité abstraite, comme en8. Certaines classes, au contraire, sont définies par des exposants, comme c’est le cas en7pour la classe I.1.

Un autre principe organisateur est présent dans la classification verbale du français de Kilani-Schoch et Dressler (2005). Leur modèle de la flexion est fondé sur un double mécanisme (Clahsen2006) et suppose qu’il existe une différence catégorique entre lexèmes réguliers et ir- réguliers, et que les lexèmes réguliers et irréguliers sont traités différemment par les locuteurs. Kilani-Schoch et Dressler (2005) considèrent que la bipartition entre réguliers et irréguliers est

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un critère décisif pour distinguer les macroclasses. Ils définissent donc deux macroclasses : la première regroupe l’ensemble des verbes productifs, caractérisés par un infinitif en/-e/. Elle correspond à la première conjugaison traditionnelle du français. La seconde réunit tous les autres verbes.

La notion de régularité est souvent employée pour justifier des classifications en macro- classes. Wurzel (1989, p. 64) propose une liste de propriétés permettant de juger de la « norma- lité ». Les classes normales, ou régulières, sont :

— des attracteurs pour les classes moins régulières,

— productives, tant pour les néologismes que les pseudo-mots,

— attractives, donc plus souvent sur-généralisées, et les erreurs résultantes semblent plus acceptables aux locuteurs que des erreurs résultant de la sur-généralisations de classes moins normales,

— moins touchées par les troubles aphasiques,

— plus rapidement acquises par les enfants et les apprenants en général.

La régularité d’un lexème, d’après ces critères, s’observe non en regardant la structure im- plicative d’un système flexionnel en synchronie, mais à travers l’étude diachronique et des expériences psycholinguistiques. Quelle que soit la position adoptée concernant les modèles à double mécanisme, ou la supposition que seule la première conjugaison traditionnelle des verbes français est productive (voir Bonami, Boyé, Giraudo et al. (2008)), il nous faut donc conclure que ce type de classification est entièrement distinct, et potentiellement orthogonal, à une classification fondée sur la similarité des patrons flexionnels.

La régularité d’une classe flexionnelle peut aussi être vue comme corrélée avec la fréquence de type (les classes plus grandes sont plus régulières), la simplicité formelle (notion elle-même floue et difficile à mesurer), et l’extensibilité à des items inconnus dans les expériences d’élici- tation. Notons que le trio productivité, attractivité et extensibilité devraient corréler au moins en partie avec la généralité des contextes d’application d’un patron flexionnel. Le chapitre 5

explorera une façon de fonder l’inférence de macroclasses sur les similarités structurelles des comportements flexionnels des lexèmes. Nous évaluerons également comment ces classes sont distribuées en termes de généralité et de fréquence de type des patrons.

1.4 La canonicité des systèmes de classes flexionnelles

Au-delà de la question d’une partition remarquable du lexique en macroclasses, on peut s’intéresser à la structure des similarités entre les classes. Ainsi, Dressler et Thornton (1996), Kilani-Schoch et Dressler (2005) et Dressler, Kilani-Schoch et al. (2008) intègrent les macro- classes et microclasses dans un arbre dans lequel tout nœud peut être considéré comme une classe flexionnelle. Chacun de ces nœud hérite des propriétés de tous ses ancêtres selon un principe d’héritage monotone.

Corbett et Fraser (1993) et Brown et Hippisley (2012) proposent une théorie de la mor- phologie nommée Morphologie en Réseau (Network morphology) qui représente l’ensemble du système flexionnel par une arborescence d’héritage par défaut. Ces analyses sont de type constructif, et permettent de générer les formes d’un lexème en parcourant le chemin qui le relie à la racine. L’héritage par défaut a deux avantages dans ce contexte : d’une part il permet des représentations compactes en limitant les répétitions et le nombre de nœud dans la hiérar- chie, et d’autre part il donne un statut naturel à la notion de régularité : un nœud qui réécrit un défaut fait exception à la règle définie par son parent.

Si partitions et arborescences peuvent être considérées comme des modèles concurrents pour représenter les systèmes de classes flexionnelles, on peut également voir les partitions comme un cas limite maximalement simple de classes flexionnelles : un système de classes formerait une véritable partition si les microclasses ne présentent aucune similarité entre elles. Wurzel (1989, p. 63) décrit comme suit les propriétés d’un système de classes idéalement uniformes et indépendantes :

Nous avons supposé qu’il existe une classe flexionnelle indépendante et uniforme dans une langue si chaque catégorie ou ensemble de catégorie dérivés sont for- mellement réalisés d’une façon uniforme pour un certain groupe de mots, et si les formes flexionnelles dérivées sont toutes formellement distinctes des formes dérivées pour tous les autres groupes de mots.

La constitution des classes flexionnelles se fonde sur l’uniformité et la distinctivité des paradigmes, exactement comme chaque classification se fonde sur les proprié-