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2.4 Application du modèle à nos lexiques

2.4.1 Systèmes bipartites

2.4.1.1 Les deux bases du navajo

Les verbes du navajo13sont habituellement décrits comme structurés en trois « domaines »

(Sapir et Hoijer1967; Kari1989) comme indiqué en (25).

(25) [(disjoint) conjoint - (classifieur) radical]

Le domaine disjoint, facultatif, contient des morphèmes aspectuels. Le domaine conjoint, obligatoire, contient des morphèmes qui marquent le mode et la personne du sujet. Le domaine du radical, obligatoire, coïncide toujours avec la dernière syllabe du verbe, et présente un mar- queur de valence (le « classifieur ») souvent incorporé. L’exemple (26) illustre cette analyse.

(26) yish-cha

.1-pleurer. Je pleure

McDonough et ses coauteurs (McDonough 1990; McDonough 1999; McDonough 2000; McDonough2003; McDonough et Wood2008; McDonough2014) ont conduit une étude des 13. La section qui suit a été élaborée en collaboration avec Olivier Bonami et Joyce McDonough. Elle a fait l’objet d’une présentation au colloque ISMo 2017 (Beniamine, Bonami et McDonough2017).

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propriétés phonétiques, phonotactique et phonologiques des verbes des langues athabaskanes, et fournissent un ensemble d’arguments pour identifier un « verbe noyau » constitué de deux éléments distincts mais interdépendants, porteurs de la spécification morphosyntaxique mini- male pour constituer un verbe bien formé.

Dans cette optique, le domaine conjoint constitue une base à laquelle se préfixe le domaine disjoint. Les verbes sont donc des sortes de mots composés formés de deux bases, que nous appellerons base1 et base2, comme en (27)14. La base2coïncide toujours avec la dernière syl-

labe du mot, si bien que la frontière entre les deux bases est toujours identifiable de manière déterministe.

(27) [ [aspect-radical1] [ valence-radical2] ]

Les marqueurs de mode et personne du conjoint sont généralement combinés en un ex- posant cumulatif. Analyser la frontière entre base1 et base2 comme une frontière morpholo-

gique permet de rendre compte des groupes consonantiques qui apparaissent à cet endroit mais ne peuvent apparaître à l’intérieur d’un mot. Phonétiquement, les deux bases sont toujours saillantes pour les locuteurs, la seconde constituant toujours la dernière syllabe du composé. Tandis que les noms sont minimalement monosyllabiques en navajo, les verbes ne peuvent faire moins de deux syllabes.

Les bases2forment une classe fermée de 550 items (Young et Morgan1987). Les bases1sont

environ 330 et figurent dans Young et Morgan (1987) sous la forme de tables de paradigmes. Dans nos données, elles donnent lieu à 802 paradigmes de surface distincts (en prenant en compte les variations aspectuelles, ainsi que celles dues à l’harmonie consonantique ou la dé- fectivité). Les entrées lexicales du dictionnaire sont des combinaisons de ces deux bases. Les entrées du dictionnaires retenues (annexe A) constituent 2113 verbes distincts, soit 12% des 181500 combinaisons possibles de bases1et bases2. Les exemples (28) à (31) montrent comment

deux bases1et deux bases2se combinent pour former quatre verbes distincts. Les combinaisons

sont ici sémantiquement transparentes, mais il est fréquent qu’elles ne le soient pas.

(28) bits’a’nísh-kǫ́ǫ́h

éloigner..1-nager.

Je m’éloigne à la nage (29) bits’a’nísh-’eeł éloigner..1-faire_flotter. Je m’éloigne en bateau (30) ’ahéé’nísh-kǫ́ǫ́h autour/en_cercle..1-nager. Je nage en rond (31) ’ahéé’nísh-’eeł autour/en_cercle..1-faire_flotter. Je rame/navigue en cercle

Les deux bases semblent constituer deux dimensions de variation distinctes. Les formes de surface complètes présentent un très grand nombre de patrons d’alternance distincts, suivant les nombreuses combinaisons d’alternances des deux bases. Lors de l’évaluation, il est donc très fréquent d’avoir besoin d’une combinaison de deux patrons qui n’a pas été vue à l’entraînement, même si chacun a pu être observé indépendamment.

Les exemples (32a) à (32e) présentent quelques alternances entre imperfectif et futur à la première personne du singulier. Dans les verbes de (32a) à (32c), l’alternance de la base1 est

la même : à l’imperfectif, la base présente un/iː/qui alterne avec/iteː/ au perfectif. Dans les exemples (32d) et (32e), l’alternance de base1 est différente : le premier ne présente pas le

contraste de longueur, le second voit alterner/iː/avec/ateː/. Dans les verbes de (32c) à (32e), l’alternance de la base2 est la même : il s’agit d’un contraste entre une voyelle longue avec

un ton haut et une voyelle courte sans ton haut. Les alternances de base2 des deux premiers

exemples sont différentes.

La combinaison de ces alternances produit cinq patrons distincts rendant compte des formes complètes, listées dans les exemples (33a) à (33e). Considérer chacun comme distinct revient à ignorer les similarités partielles que nous avons relevées. L’alternative évidente, que nous adopterons, consiste à analyser séparément les alternances de base1, données en (34), et de

base2, données en (35).

2.4. Application du modèle à nos lexiques 109 a. yiishj ́ ́h /jiːʃʧ ́ːh/ je projette ⇌yideeshj ́ ́ł /jiteːʃʧ ́ːɬ/ je projetterai b. diish’eeł /tiːʃʔeːɬ/ je pars en bateau ⇌dideesh’oł /titeːʃʔoɬ/ je partirai en bateau c. ’ádiishbááh /ʔátiːʃpáːh/ je me rends gris ⇌’ádideeshbah /ʔátiteːʃpah/ je me rendrai gris d. distsóós /tisʦʰóːs/ je commence à porter ⇌dideestsos /titeːsʦʰos/ je commencerai à porter e. ’iishkááh /ʔiːʃk͡xáːh/ je pars avec eux

⇌’adeeshkah

/ʔateːʃk͡xah/

je partirai avec eux (33) a. iː_h⇌iteː_ɬ b. iː_eː⇌iteː_o c. iː_Vː⇌iteː_V d. _Vː⇌teː_V e. iː_Vː⇌ateː_V (34) a. iː⇌iteː b. ϵ⇌teː c. iː⇌ateː (35) a. h⇌ɬ b. eː⇌o c. Vː⇌V

Nous proposons donc (Beniamine, Bonami et McDonough 2017) de modéliser les alter- nances entre formes verbales en navajo comme la conjonction de deux patrons, un pour chaque base. À cette fin, nous segmentons les formes de surfaces en deux ensembles de données, et cal- culons les patrons sur chacun indépendamment. La base2coïncidant toujours avec la dernière

syllabe de mot, nous avons dressé une liste de toutes les frontières de syllabe possibles, puis segmenté chaque forme en syllabes, et séparé la dernière syllabe (base2) du reste des formes

(base1). Nous rendons compte dans le tableau2.10des résultats de l’évaluation de ces patrons.

Nous évaluons séparément la généralisation sur chaque base seule, puis en combinaison. Pour évaluer les patrons en combinaison, nous prédisons un patron pour chaque base, et comptons une prédiction correcte si et seulement si les deux patrons sont corrects. Notons que pour la prédiction combinée des deux bases, nous n’indiquons pas de nombre de patrons moyens par paire de cases, puisque la prédiction s’appuie sur chaque ensemble de patrons. Le nombre de patrons moyens par paire de cases est donc d’une part celui des bases1et d’autre part celui des

bases2.

Navajo Paradigmes uniques Exactitude moyenne Nombre de patrons moyen

Base1 802 68.7% 74.7

Base2 1494 72.9% 84.7

Formes entières 2157 41.8% 468.7

Base1& base2 2157 81.3% —

T 2.10 – Évaluation pour la segmentation des formes du navajo.

Cette évaluation montre que la généralisation sur chaque base indépendamment est bonne, et que la prédiction sur les formes entières par deux patrons est bien meilleure que la prédiction à partir d’un patron holistique. Le nombre de patrons inférés par paire de cases en moyenne, bien inférieur pour les données segmentées, est également un indicateur de cette amélioration. Pour donner une image concrète des causes du gain en exactitude documenté dans le ta- bleau2.10, nous proposons d’observer pour chaque base les patrons obtenus pour l’alternance .1⇌ .1. Le tableau2.11présente les patrons de base1pour ces verbes. Les contextes

sont omis pour simplifier la lecture, et sur les 64 patrons trouvés, nous ne présentons que les 26 qui concernent plus de 5 lexèmes. Nous présentons à chaque fois un lexème illustrant l’al- ternance.

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/s/ou/ʃ/final de la base (le marqueur de première personne). Tous les autres patrons comportent l’addition au futur soit de /teː/, soit des variantes de /ti/. Le second patron le plus fréquent présente en plus une alternance de longueur pour la voyelle précédente. Notons qu’il existe 10 cas sur le modèle de « ’ahénásbąąs » pour lesquels l’alternance de longueur est inversée. De nombreux patrons présentent également une attraction de cette voyelle vers/i/, en conservant ou non le ton haut. Par ailleurs, les syllabes en/nV/et/nV/sont susceptibles de se réduire à/ń/ ou de disparaître.

Le tableau2.12présente les alternances correspondantes pour la base2. L’alternance la plus

fréquente est une alternance de longueur avec perte d’un ton haut. L’alternance de longueur existe aussi pour les mots comme « ádíshch’iish » sans altérer la présence ou l’absence de ton haut. Les mots qui instancient le second plus fréquent patron présentent une alternance entre /h/ et /ɬ/ finaux. Le troisième plus fréquent patron est un patron identité. Outre des combi- naisons des deux premiers patrons, on trouve également des alternances vocaliques et une alternance entre/t/et/ɬ/en finale, et la réduction de/n/en voyelle nasale.

Comme le montrent les tableaux2.11et2.12, la segmentation des verbes du navajo en deux bases sur un critère phonotactique permet de faire émerger des généralisations familières sur les types d’alternances dans un système qui apparaîtrait sinon remarquablement opaque. Nous pouvons donc conclure que la segmentabilité des verbes du navajo est avérée et constitue une caractéristique cruciale pour analyser ce système.