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CHAPITRE 2. Le racisme quotidien comme objet d’études

C. Les « micro-agressions » et l’approche psychosociale

Nous avons vu que Essed ne se penche pas sur les crimes racistes violents commis par exemple par des militants d’extrême-droite, mais s’intéresse plutôt à des formes plus subtiles de racisme.

Dans des recherches plus récentes, les formes subtiles de discriminations prennent souvent le nom de « micro-agressions ». Les premières recherches proposant ce terme semblent être celles de Kevin Nadal (2008). Derald Wing Sue définit le terme ainsi : « the everyday verbal, nonverbal, offences, snubs, or insults whether intentional or unintentional, that communicate hostile, derogatory, or negative messages » (2010b, 3). Dans les dernières années, on assiste à une émergence de recherches en psychologie sociale sur les micro-agressions raciales et autres formes de discriminations subtiles, en soulignant leurs conséquences négatives sur la santé mentale :

Microaggressions tend to leave targets feeling angry and confused, often wondering if race was involved in an interaction, or whether or not to confront the perpetrator. Studies have found that the process of encountering racial microaggressions can be psychologically and physically draining, often to leading to higher levels of stress and poor mental health outcomes (Nadal, Wong, et al., 2011; Rivera, Forquer, & Rangel, 2010; Sue, Bucceri, Lin, Nadal, & Torino, 2007; Sue, Capodilupo, & Holder, 2008; Sue, Nadal, Capodilupo, Lin, Torino, & Rivera, 2008). (Dans Nadal et al. 2012, 16).

Selon Nadal, parmi l’émergence de ces études aux États-Unis, les musulmans sont le groupe minoritaire le plus ignoré par la littérature en psychologie. En outre, ce sont les formes d’islamophobie évidentes qui sont étudiées :

There are multitudes of ways in which Muslims in the US and abroad have been victims of Islamophobia (Lopez, 2011; Nadal, Issa, et al., 2010). In fact, several reports have discussed the increase of hate crimes and discrimination toward Muslim Americans, particularly after the 9/11 attacks and the subsequent wars in Iraq and Afghanistan (Council of American Islamic Relations [CAIR], 2003, 2008; Rippy & Newman, 2006). In 2002, there were an array of hate crimes that were reported against Muslims across the US, including the burning of mosques, bomb threats, physical and verbal assaults, and discrimination in employment (Rippy & Newman, 2006). In 2007, there were 2,652 reported cases of civil- rights violations against Muslims in the US, including 141 reported cases of passenger profiling and 613 reported cases of hate mail (CAIR, 2008). Previous research has found that Muslim individuals who perceived religious discrimination had an increased likeliness of suspicion, vigilance, and mistrust (Rippy & Newman, 2006) and even mental and physical health problems (Kira et al., 2010; Sheridan, 2006). Thus, it is evident that blatant religious discrimination is detrimental to Muslim American individuals and communities. (Nadal et al. 2012, 17).

Ces chercheurs publient ainsi en 2012 la première étude sur l’expérience des micro-agressions envers les musulmans vivant aux États-Unis. Leur méthodologie, qualitative, repose sur l’analyse d’entrevues semi-dirigées avec dix musulmans, hommes et femmes, de tranches d’âge et d’origine ethnique variées. Ils en dégagent six grands thèmes pour résumer l’expérience des micro-agressions religieuses :

(1) Endorsing Religious Stereotypes of Muslims as Terrorists, (2) Pathology of the Muslim Religion, (3) Assumption of Religious Homogeneity, (4) Exoticization, (5) Islamophobic or Mocking Language, and (6) Alien in Own Land. (Ibid., p.22)

Les chercheurs remarquent que, sans diminuer l’intérêt de se pencher uniquement sur les « micro » agressions, l’expérience des musulmans incluent toutefois de manière importante des formes évidentes telles que des insultes ouvertement racistes et/ou islamophobes. Faut-il continuer de parler de « micro-agressions » dans ces cas-ci ?

Sue, Capodilupo, and colleagues (2007) described that microaggressions can take the form of microassaults (e.g., old fashioned, conscious, and intentional racism) and microinsults (e.g., subtle behavioral and verbal communications). This suggests that although racism is said to have diminished, perhaps Islamophobia is still rampant and Muslim Americans still experience blatant discrimination on a regular basis. (Nadal et al. 2012, 28).

Ma recherche ne peut donc pas uniquement se pencher sur les micro-agressions, en excluant toutes les insultes, parfois violentes, qui font partie de leur quotidien. J’inclus ainsi toutes les formes de racisme, d’islamophobie et d’alterisation que les femmes de mon échantillon ont décidé de rapporter, que celles-ci soient subtiles, comprises comme une micro-agression, ou qu’elles soient flagrantes et/ou violentes.

D’autres études statistiques en santé mentale montrent un lien de corrélation entre l’islamophobie et la dépression, l’anxiété, et le syndrome du choc post-traumatique. Des chercheurs ont par exemple montré qu’une majorité d’Arabes et de musulmans vivant à New York avaient plusieurs symptômes post-traumatiques au lendemain des attentats du 11 septembre.

Not only were they emotionally stunned and wounded like the rest of the world, but, unlike other communities, they became targets of discrimination and harassment within the first 9 weeks following 9/11 (Eggen, 2003; Singh, 2002) […]

Concerning safety issues before and after 9/11, the vast majority of both male participants (88.3, n = 45) and female participants (94.1%, n=48) reported feeling “safe to extremely safe” before 9/11, whereas post 9/11, the same number and percentage of men and women participants (82.4%, n=42) reported feeling “unsafe to extremely unsafe” in the United States—a complete and drastic change. (dans Abu-Ras & Suarez 2009).

Concernant les changements dans leur vie et leurs perceptions d’eux-mêmes, les femmes ont été plus nombreuses à déclarer être négativement affectées de manière générale (86,2% pour les femmes et 54,9% pour les hommes) (Ibid.). Elles étaient également plus souvent victimes de

crimes haineux (Ibid.). Un tiers des femmes ont rapporté un changement négatif dans leur estime de soi, pour 13,7 % des hommes, selon cette même étude32.

L’approche psychosociale est primordiale pour comprendre la complexité du vécu des personnes et des conséquences psychologiques des micro-agressions et des autres formes de discriminations. Cette approche s’intéresse toutefois moins aux dimensions macrosociologiques de l’enjeu, et aux différentes manières dont le contexte social et politique intervient dans le processus. Comme l’écrit Essed dans son ouvrage :

Accounts of racism are more than just personal stories: Racism is a social problem, and, therefore, such accounts represent social experiences. Accounts of racism should be seen not only as descriptions, opinions, images, or attitude about race relations but also as “systems of knowledge” and “systems of values” in their own right, used for the discovery and organization of reality (Jaspars & Fraser, 1984, p.102 dans Essed 1991 p.54)

C’est en poursuivant cet objectif ambitieux que j’ai choisi l’ouvrage de Essed comme appui pour définir mon cadre théorique, puisque peu d’études sur le racisme font le lien entre la sociologie et la psychologie sociale. Le prochain chapitre présente la méthodologie de Essed, pour introduire et détailler ma démarche méthodologique.

32 Dans mon étude, deux femmes sur sept ont confié avoir fait une dépression pendant les mois de la « Charte des

valeurs » et ont dû abandonné une session à l’université. Cinq femmes sur sept ne se sentent pas en sécurité dans l’espace public principalement dans les transports en commun (voir chapitre 4).