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CHAPITRE 3. Démarche méthodologique

C. Étudier le racisme en partant des témoignages des personnes racisées

3. Analyser les témoignages rapportés dans mes entrevues

Soulignons qu’au moment de réaliser mes entrevues, je n’ai pas suivi méthodiquement ces étapes pour chaque événement rapporté. J’ai plutôt utilisé une méthode souple, semi dirigée, pour laisser les récits émerger. De temps en temps j’ai interrompu la personne pour qu’elle m’explique pourquoi elle pensait qu’on avait agi ainsi envers elle, afin d’aller chercher les éléments pour les catégories « évaluation » et « argumentation ». Toutefois, je pense qu’interrompre la répondante à chaque fois aurait été moins confortable et aurait nuit au libre cours de son témoignage. Comme expliquer précédemment, les répondantes choisissent quels événements et quelles expériences elles partagent, de quelles manières elles le font, elles choisissent elles-mêmes ce qu’elles jugent le plus important et pertinent. En outre, en retranscrivant les témoignages, je me suis aperçue que même sans poser les questions précisément et méthodiquement, les récits des répondantes comprennent plusieurs éléments de ces étapes. Par ailleurs, certains témoignages englobent plusieurs situations en même temps, les répondantes ayant déjà accumulé suffisamment d’expériences pour reconnaitre tel ou tel type de traitement pour savoir qu’il s’agit d’islamophobie ou de racisme (plus généralement d’altérisation). Ayant déjà analysé ces comportements, elles sont en mesure de donner un portrait général d’une situation récurrente, sans avoir recours à des exemples concrets.

Je vais illustrer ici mes propos avec un extrait de l’entrevue de Maha (nom fictif), étudiante d’origine libanaise qui porte le voile. Lorsque je lui ai demandé comment elle reconnaissait les

situations où elle vivait de l’islamophobie ou de l’altérisation, Maha m’a donné quelques exemples un peu en vrac.

- C’est vraiment dans la subtilité, parfois c’est dans la manière qu’on m’infantilise, on me pose une question de manière enfantine. Je le vois dans le traitement, si je me compare avec quelqu’un d’autre comment il lui parle, moi je suis vue un peu bébé. Parfois les personnes plus vieilles aussi, je sais pas si je fais de l’âgisme en disant ça, mais ouais les personnes âgées ou de région me parlent d’une certaine façon comme « allez ma fille » (imitation) … je sens de la pitié dans leur regard comme « pauvre elle je vais la sauver ».

- Pourquoi tu penses qu’ils te regardent comme ça ?

- Ils ont vraiment des idées préconçues que je dois être sauvée. - Parce que t’es musulmane ?

- Oui. Je te donne un exemple. Si toi tu te plains de n’importe quoi aujourd’hui, je vais pas avoir pitié de toi, comme quoi tu viens d’une culture rétrograde. Mais moi par exemple si je dis que j’ai faim … Parfois j’hésite même à me plaindre pour pas qu’on pense que … Je peux même pas me plaindre pis me frustrer comme n’importe quel humain normal. Parce que tout est sujet à interprétation avec ma culture. J’ai l’impression parfois que je porte à moi sur mes épaules toute ma communauté, toute ma couleur, toute ma culture. Je peux pas juste penser pour moi, il faut que je représente tout le monde. C’est lourd à des moments. Parfois tu peux porter un message pour une cause, comme en politique. Mais parfois tu voudrais juste parler pour toi, mais c’est comme si tout avait un message politique tout le temps.

Ainsi, si on décortique cet extrait suivant les catégories de Essed, nous avons ceci :

1) Le contexte : il est général, elle relate comment on peut lui parler ou la regarder dans une conversation banale, en particulier lorsqu’elle se plaint de quelque chose de peu important. Elle avance que cela se passe souvent lorsqu’elle discute avec des personnes âgées ou venant de l’extérieur de Montréal.

2) La complication : lorsqu’elle se plaint, elle sent des attitudes de pitié vis-à-vis d’elle alors qu’elle voulait simplement dire quelque chose de banal comme « j’ai faim ».

3) La jeune femme évalue ce type de situation ainsi : tout est rapporté à sa culture, même ses propos les plus ordinaires. « Ils ont vraiment des idées préconçues que je dois être sauvée. » Le stéréotype de la femme musulmane à sauver (tel que décrit au chapitre premier) surgit ici à des moments de la vie ordinaire, et devient lourd à porter au quotidien. (Cette méthode permet d’articuler la dimension symbolique et concrète de l’islamophobie. Nous y reviendrons au prochain chapitre). Elle ajoute une autre analyse : « J’ai l’impression parfois que je porte à moi

sur mes épaules toute ma communauté, toute ma couleur, toute ma culture. Je peux pas juste penser pour moi, il faut que je représente tout le monde. » On trouve le même genre de témoignage dans l’étude de Zine :

The girls felt they had to represent Islam everywhere they went and that they needed to be careful of what they said or did since their behaviour would be essentialized to represent all Muslims. […]They took proactive measures to ensure their own behaviour would not be negatively essentialized to pathologize other Muslims, by monitoring their actions and consciously avoiding re- acting to “rude” behaviour leveled at them by others.10 They were acutely aware of the double standards imposed on them as racialized Muslims and that “white people” did not have to contend with similar stereotypes and essentialized labels based on the actions of individual members of their group. (Zine 2006, 246-247).

4) Argumentation : la méthode heuristique que Maha emploie consiste à comparer sa situation avec une blanche athée: « Si toi tu te plains de n’importe quoi aujourd’hui, je vais pas avoir pitié de toi, comme quoi tu viens d’une culture rétrograde. » Elle souligne ainsi l’incohérence que soulèverait la même attitude si elle s’adressait à une Québécoise athée qui se plaint ordinairement dans une conversation banale. Une Québécoise blanche athée peut se comporter librement, sans avoir à se soucier de la responsabilité qu’elle porte comme représentante de sa communauté.

5) Décision ou réponse : Maha s’empêche parfois de se plaindre, de peur de passer pour la victime à sauver. En outre, lorsqu’elle discute, elle doit souvent souligner qu’elle le dit en son propre nom et non au nom de sa culture. Elle se dit fatiguée de devoir représenter un groupe, alors qu’elle voudrait avoir le droit de parler pour elle-même.