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CHAPITRE 4. Rendre compte de l’expérience de l’islamophobie par les récits de celles qu

A. Les dimensions expérientielles de l’islamophobie quotidienne

1. Les expériences directes

L’expérience de l’islamophobie comprend d’abord un ensemble d’expériences directes. En plus des événements routiniers tels que décrits par Essed, nous avons relevé des événements marquants. Souvent, il s’agit du premier souvenir de l’islamophobie ou de l’altérisation que la jeune femme peut retracer. Commençons par les événements routiniers.

1.1 Les événements routiniers

Les événements routiniers incluent souvent des gestes subtils ou anodins. Une des répondantes (Leila) l’explique bien, alors que je lui demande de me donner quelques exemples d’anecdotes d’islamophobie :

« Tu veux dire des trucs évidents ? Parce que ça m’est arrivé dans la rue de me faire crier dessus « Retourne en Arabie », des trucs comme ça, mais aussi des trucs subtils, comme au supermarché, la caissière est comme super fine avec tout le monde, pis là quand ça arrive à toi et là tout d’un coup elle se referme. Il n’y a pas mille et unes façons de l’expliquer. C’est le genre de choses qui arrivent régulièrement. »

La répondante souligne ici le caractère routinier de ces micro-événements qui tissent en quelque sorte un scénario typique de la vie de tous les jours. Une autre répondante (Lamia) confirme la régularité de ce genre d’expériences. « Juste par un regard méfiant, ça dit tout. T’as besoin de me dire « terroriste », je comprends que c’est ça. Si t’es raciste, même si tu dis rien, on le voit dans ton regard c’est quoi ton opinion. »

Comme nous l’avons expliqué au chapitre deux, l’expérience de l’islamophobie comprend aussi un ensemble d’expériences plus flagrantes. À la SAAQ, quelques mois avant l’entrevue, Lamia s’est assise pour attendre son tour, lorsque les deux dames à côté d’elle l’ont interpellée comme suit pendant plusieurs minutes :

« Il restait juste une place pour m’asseoir, et c’était à côté des deux madames…. Dès que je me suis assise, une a dit « ah tabarnak encore une ! », en voulant dire une voilée. Elles ont commencé à parler à voix haute : « pourquoi elles viennent ici eux-autres, elles causent des problèmes … » Moi je suis juste restée tranquille, je les ai laissé parler. Les gens autour me regardaient, mais tsé, que c’est que tu veux que je fasse ? Un moment donné miraculeusement ses lunettes sont tombées, et je les ai ramassées. J’ai dit « madame voici vos lunettes », en québécois, et là elle a arrêté.

- Qu’est-ce que tu te dis quand ça arrive ?

- Je suis tellement habituée … c’est sûr que en-dedans de moi mon cœur bat, la pression monte, je me sens tellement visée et humiliée … Mais dans le fond on peut pas vraiment les blâmer parce que c’est l’image que les médias donnent. On peut pas les juger, faut juste les éduquer un peu. Mais à part ça je me dis … correct. Encore une remarque raciste. What’s new.

- Ça fait partie de ton quotidien ?

- Oui. L’autre fois on marchait sur le trottoir avec mon amie, et y’a un gars, je pense que c’était un gars non-éduqué, il nous a dit « ah chriss de terroristes ». C’était y’a trois mois. Ça arrive très souvent, c’est rendu normal. » (Lamia)

Lami affirme ici que « ça arrive très souvent, c’est rendu normal » de se faire humilier ou se faire traiter de terroristes. Ceci rejoint l’hypothèse de l’étude de Nadal et al. (2012), selon laquelle l’expérience des musulmans inclue de manière importante des formes évidentes telles que des insultes ouvertement racistes et/ou islamophobes.

This suggests that although racism is said to have diminished, perhaps Islamophobia is still rampant and Muslim Americans still experience blatant discrimination on a regular basis. (Nadal et al. 2012, 28).

En effet, même si je recherchais des gestes « subtils », j’ai relevé énormément d’actes flagrants islamophobes et racistes, principalement au moment des « seuils épidémiques » (Allen 2010 traduit par Hajjat et Mohammed 2013, 93). Le concept de Morgan et Poynting peut peut-être expliquer ce phénomène : puisqu’il est « permis de haïr » les musulmans, il est possible que les gestes racistes à leur endroit se manifestent plus clairement qu’envers d’autres groupes. Est-ce que les dames de la SAAQ se seraient permises le même type de remarques humiliantes envers des membres de d’autres groupes ?42

Au fond, ces dames ont voulu faire savoir clairement à Lamia qu’elle n’avait pas sa place au Québec, qu’elle représentait une source de « problèmes ». Elles montrent clairement une

42 Encore une fois, je ne peux apporter une conclusion avec l’état actuel de la recherche. Une chose est claire, c’est

que les formes évidentes de racisme et/ou d’islamophobie font partie font partie de l’expérience quotidienne des femmes de mon échantillon. J’inclus ainsi toutes les formes de racisme, d’islamophobie et d’alterisation que les femmes de mon échantillon ont décidé de rapporter, que celles-ci soient subtiles, comprises comme une micro- agression, ou qu’elles soient flagrantes et/ou violentes.

démarcation Nous/Eux par l’emploi de l’expression « eux-autres ». Pour Essed, la fonction de l’humiliation et de l’intimidation est justement de remettre les personnes racisées « à leur place » (Essed 1991, 173). Or, lorsque Lamia se penche pour prendre la paire de lunettes tombées par terre et pour lui redonner poliment en montrant qu’elle a un accent d’ « ici », elle veut répondre à la dame que son geste de rejet et d’altérisation est illégitime, et que sa place est bien au Québec. Elle ne les blâme pas outre mesure parce que « c’est l’image que les médias donnent ». Sa réponse est de montrer, par son geste de politesse, qu’elle ne correspond en rien à l’image stéréotypée du musulman qui ne cause que des problèmes.

Réponses et réactions

L’accumulation d’expériences d’actes islamophobes pour cette jeune femme normalise ces anecdotes humiliantes, ce qui ne revient pas à dire que les femmes musulmanes acceptent la situation et qu’elles la vivent toutes de la même façon. Leurs réactions varient énormément : certaines s’insurgent (Dina, Leila et Myriam), alors que pour d’autres (Yasmine et Lamia comme on vient de voir), l’expérience est devenue banale et il vaut mieux ne pas s’en faire outre mesure. Lamia perçoit/analyse ces événements comme du racisme, mais elle ne le « prend(s) pas personnel » puisqu’il s’agit avant tout d’un « problème d’éducation » et un problème de médias. Pour Yasmine, il n’y a pas de problème de racisme au Québec, mais un vrai problème d’éducation.

« Mais comme je te l’ai dit je n’ai jamais pris ca au sérieux. Ça ne m’a aucunement affectée. Moi je ne suis pas une personne qui va vraiment s’affecter ou qui va prendre ça au sérieux. Je me dis ok peut être la personne ne t’aime pas ou peut-être que, peut-être que je ne sais pas pour x raison. Mais aussi, il ne faut pas prendre ça personnellement parce que tu n’as pas le même background que cette personne, peut-être elle n’a jamais vu de voilée de sa vie tu comprends. Moi je suis sûre et certaine que si on amène une Québécoise au Zimbabwe, les personnes vont la regarder, c’est la même chose. Alors moi je le prends pas vraiment personnellement. » (Yasmine)

Il peut ici s’agir d’une stratégie de protection, développée par Dubet et al., sur laquelle je reviendrai un peu plus loin. Toutes ont néanmoins grandement consciente des stéréotypes auxquels on les assigne puisqu’elles doivent se surveiller pour éviter de donner raison aux stéréotypes. Ce qui rejoint la réaction des jeunes interrogées par Zine :

The realization that any actions by Muslims would be held against everyone who shared the same faith (some 1 billion worldwide) was seen as inevitable by these young women. They took proactive measures to ensure their own behaviour would not be negatively essentialized to pathologize other

at them by others. They were acutely aware of the double standards imposed on them as racialized Muslims and that “white people” did not have to contend with similar stereotypes and essentialized labels based on the actions of individual members of their group. (Zine 2006, 247)

1.2 Les événements marquants

En plus des événements routiniers, les répondantes ont rapporté des moments marquants, devenus en quelque sorte des points tournants dans leur vie, qu’elles détaillent avec soin. Elles sont souvent capables d’identifier leur(s) première(s) expérience(s) d’altérisation, qui constituent, dans leurs témoignages, des points tournants dans leur compréhension du racisme et de l’islamophobie :

« J’ai deux moments marquants dans ma vie, qui m’ont beaucoup affectée et qui m’ont fait réfléchir à ça. Une première fois au primaire, quand il y a eu les attentats du 11 septembre, c’était la première fois au primaire que ma différence … tsé je portais pas le voile à ce moment là, mais on savait que j’étais arabe… pis, évidemment les jeunes répètent ce que les parents disent, alors à partir de ce moment là j’ai commencé à avoir des commentaires « terroristes » etc. À ce moment là j’ai pris conscience de mon identité musulmane. (…) à ce moment j’ai pris conscience de l’altérité, encore une fois sans le nommer, j’ai senti que les autres enfants me percevaient comme différente d’eux, alors qu’avant cet événement, tout mon primaire, j’avais jamais ressentie ça. » (Leila)

Tout comme Leila, Lamia situe aussi son premier événement marquant au 11 septembre 2001, alors qu’elle était à l’école primaire.

« - Si on parle de ton école au primaire, as-tu dans tes souvenirs un événement qui t’a plus marquée ?

- Oui le 11 septembre 2001, j’avais une prof d’éthique et de morale, dès qu’on a entendu les nouvelles, elle a commencé à parler des musulmans pis des Arabes en général, elle disait des choses très très méchantes, elle savait que moi j’étais musulmane et arabe. Elle nous a fait faire un projet juste consacré sur le 11 septembre. Mes parents n’ont pas aimé ça. Ils ont fait une plainte à l’école. Elle a dû retirer ce projet. Parce que elle a fait un projet qui a duré trois mois, j’en pouvais plus, elle nous faisait découper des photos de musulmans avec des « X » barrés dessus. J’ai toujours cette image de The Gazette avec les Twin Towers en feu parce que j’ai tellement vu ça pendant trois mois à cause d’elle… tsé j’ai toujours cette image, j’ai vu les photos de journal, j’ai lu plein d’articles sur ça, j’étais vraiment fatiguée, pis elle m’a vraiment énervée… Je me souviens on avait des copy books et j’avais trois copy books avec plein de photos des Twin Towers.

- Mais c’était quoi le but du projet ?

- Il fallait décrire ce qui s’était passé, tsé « What happened ? Who are these people ? Pourquoi ils ont fait ça ? » Elle prenait des photos de Oussama Ben Laden genre, pis elle disait que.. eux-autres ils disent que tous les arabes sont musulmans et tous les musulmans sont comme lui, dans le fond elle faisait comme « this is what muslims are ». C’était raciste. Très raciste.

- Ayoye …

- Toi tu pouvais pas faire grand chose parce que c’était ton prof …

- Non mais le pire, c’est que j’ai pas compris tout de suite… C’est ma mère qui a remarqué. Ma mère est prof … c’est elle qui s’en est rendu compte. C’était exagéré. » (Lamia)

Plusieurs répondantes ont rapporté des événements marquants, comme premier souvenir d’islamophobie ou de racisme qui engendre une prise de conscience, sans nécessairement pouvoir en saisir toute la mesure à ce moment là, et sans pouvoir problématiser l’expérience. Comme le souligne Essed, la compréhension du racisme doit atteindre une certaine « maturité » avant de pouvoir être formalisée.

First, personal experiences with hostility, discrimination, or, more generally, negative attitudes or behaviour from Whites add to the stock of knowledge about race relations, but these incidents do not mean that the women could already comprehend specific acts in terms of racism. If the women were able to recall specific experiences at all, they often explains that at that time they did not realize they were subjected to racism. (Essed 1991, 90).

Une des différences entre les expériences des femmes musulmanes de ce mémoire et celles des femmes noires interrogées par Essed aux États-Unis est que ces dernières ont une connaissance du racisme qui se transmet de génération en génération (Essed 1991). La famille y est une des premières sources d’informations sur le racisme (Essed 1991, 99) et les enfants sont relativement préparés à ce genre d’expérience puisqu’ils peuvent en parler avec leurs parents ou avec des membres de la famille qui ont vécu des faits apparentés. Les immigrantes dits de « deuxième génération » ne vivent pas des expériences identiques à celles de leurs parents. Elles sont nées ici, sont socialisées et scolarisées dans le système d’éducation québécois. Toute leur vie et leurs repères sont dans la province. Sans dire que l’une est pire que l’autre, l’expérience d’altérité dans son propre pays natal est choquante pour un(e) jeune, surtout si elle n’y est pas du tout préparée. La deuxième expérience marquante rapportée par Leila est très significative sur ce plan:

« L’autre événement c’était à ma première job, je travaillais dans un salon esthétique, j’avais 16 ans. Il y a une cliente qui rentre qui venait se faire faire un soin. Moi j’étais dans une autre pièce je faisais un peu de ménage et la dame était avec la gérante, et, je sais pas comment elles en viennent au sujet, mais elle dit « moi les femmes voilées, j’suis pas capables », tsé la cliente, a’ commence à tout’ vider son sac islamophobe … J’étais dans une autre pièce, mais je l’entendais. Pis je m’en suis pas mêlée, j’ai continué à faire ce que j’avais à faire. Alors la gérante arrive, elle ferme la porte et me dit « reste ici ». Mais elle ferme la porte et elle la barre là ! Et moi je me dis « voyons est-tu vraiment en train de m’embarrer ici ? »

- T’as été embarrée combien de temps ?

- Est-ce qu’elle t’a expliqué pourquoi ?

- Elle m’a dit « ah mais tu sais, je veux pas perdre la clientèle, je voulais pas qu’elle te voit » … Je suis rentrée chez nous avec une émotion indescriptible. J’pense que c’est la première fois que je le vivais de manière très … très viscérale. Je ressentais quelque chose, sans encore une fois pouvoir le nommer, tsé je pouvais pas dire « c’est du racisme ». Mais physiologiquement, biologiquement, je ressentais quelque chose, comme une boule dans le ventre et tout. À partir de ce moment là, je suis retournée travailler une couple de fois, mais j’étais plus capable. Mes parents le voyaient, me disaient « té un peu bizarre, ça va tu ? », je leur ai expliqué la situation, et ils m’ont dit comme « tu peux pas retourner là ». Mais j’ai essayé quand même, faik j’suis allée une couple de fois, mais chaque fois que je retournais au travail, j’avais des réactions de panique un peu, je me sentais pas bien, le cœur qui battait vite, faik quelques jours plus tard j’ai remis ma démission et j’suis partie. Donc ça été un moment où vraiment j’ai été confrontée […] Après je rentre au Cegep, à l’Université, et là j’ai été capable de mettre des mots sur ces phénomènes là. »

La jeune fille qui, à l’âge de 16 ans, se fait enfermée par sa supérieure pour éviter qu’une cliente ne la remarque, est une expérience traumatisante. Elle semble présenter des symptômes de stress post-traumatique (PTSD). La description qu’elle donne de la charge émotionnelle vécue est on ne peut plus claire. C’est un souvenir lourd qu’elle porte en elle.

Réponses et réactions des parents

Dans ce cas-ci, les parents de la jeune fille ont été très compréhensifs, se sont inquiétés pour elle, et lui ont conseillé de quitter son emploi. Une autre répondante (Maha) n’a pas eu la même chance. Sa première expérience marquante se déroule à l’école secondaire en deuxième année et concerne un professeur de sciences qui a tenu des propos extrêmement déplacés :

« Il profitait du fait qu’il était un homme et qu’il avait une classe de filles devant lui … il était un peu creepy comme homme, il avait touché les fesses à des filles […]. Un moment donné il nous avait donné une leçon de comment il était un père ouvert, comment il élevait ses filles : « moi j’ai dit à mes filles, au lieu d’avoir mal la première fois, allez aux toilettes et rentrez vous un doigt, ça va vous dévierger » [exclamation]. Alors moi je me suis retournée vers la classe genre : « mais il est qui pour nous dire ça ?! » Là il s’est retourné vers moi en disant : « tsé toi dans ta religion je sais que vous devez rester vierge, mais coudonc, c’est tu dommage ! ». J’étais la seule musulmane dans la classe, les autres filles étaient des blanches québécoises, elles restaient silencieuses … mais bon je les comprends. […]

Il avait vraiment des conceptions sur le corps des femmes, comme s’il voulait me sauver de ma vie. Il donnait toujours des leçons. Il voulait prouver comme il était ouvert, qu’il s’en fou des religions … Tsé je respecte cette vision, mais la façon de … tsé c’est de la haine. Alors ça c’était la première fois, je suis rentrée chez moi et j’en ai parlé à mes parents. Mais pour mes parents il faut respecter l’autorité. Leur mentalité, c’était « sois bonne à l’école, tais-toi, dis rien ». Ils pensaient que se plaindre allait nuire à mes notes. Alors je me sentais vraiment invalidée dans mon vécu, je pouvais pas me confier à mes parents. […] J’ai vécu un peu une double vie au secondaire … j’ai commencé à me confier à des personnes sur internet. Je me faisais des amis virtuels. Comme si je voulais un peu escape ma réalité. » (Maha)

La répondante sait que son expérience d’islamophobie croise son expérience de femme : elle décrit son professeur qui a des propos déplacés à l’endroit de jeunes filles et cela s’aggrave avec une musulmane. Cette expérience est très choquante pour elle.

Dans son cas, elle ne peut pas se confier à ses parents librement. Sa situation est celle d’une jeune fille dans une famille plus religieuse aux valeurs traditionnelles. Elle explique avoir vécu une double-vie pendant plusieurs années de sa jeunesse pour cette raison. Elle n’en veut pas à ses parents outre mesure puisqu’elle analyse leur réaction au fait qu’ils ont émigré du Liban pour offrir une meilleure vie à leurs enfants et que le plus important pour eux est de les voir réussir. « Les parents immigrants nous mettent beaucoup de pression, ils veulent que leurs enfants aillent mieux qu’eux. Ça fait des enfants qui vivent beaucoup d’anxiété, qui suivent les rêves de leurs parents et pas les leurs », explique-t-elle. Cela rejoint plusieurs travaux sur les immigrants de « deuxième génération » réalisés au Québec par Maryse Potvin. En outre, des études montrent que les attitudes de la famille sur le racisme ont une influence sur les perceptions sociales des enfants.

In a study of “mixed race” children Wilson (1987) related the mother’s attitude about racism to