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Les mesures de lutte contre la discrimination

5.1.2 « Plus on est formé, plus on se forme »

6. Discrimination : l’émergence d’une problématique

6.4 Les mesures de lutte contre la discrimination

Si la description des conditions en entreprise a pu puiser dans les nombreuses anecdotes et le riche vécu de nos interlocuteurs, nous avons vu que cette description ne fait pas l’objet d’une analyse largement partagée par les cadres et les salariés. Parmi les employeurs, cette question est en partie éludée, alors que de nombreux exemples tirés des interventions des salariés montrent que ce phénomène est plus présent que ne veulent le croire leurs responsables.

En raison de la faible sensibilité à ces questions, il n’y a pas de réflexion large et concordante sur les mesures aptes à contrer les comportements discriminatoires en entreprise. Nous avons cependant pris en considération toutes celles dont nous avons eu connaissance, en les insérant dans un cadre général qui puisse en éclairer le sens.

Il y a lieu, cependant, de se demander d’abord quelles raisons justifient la lutte contre les discriminations. La société est perdante en cas de discriminations systématiques, puisque le potentiel de ressources disponibles n’est pas adéquatement exploité. Le tissu social se déchire sous la pression des tensions qui produisent une exacerbation des conflits ethniques. Les salariés immigrés sont perdants puisqu’un traitement discriminatoire à leur égard influence négativement leur motivation et leur volonté de réussir ainsi que leurs possibilités d’avancement dans l’entreprise. Les salariés autochtones, quant à eux, voient leur position contractuelle envers les dirigeants affaiblie par des divisions internes.

Les entreprises aussi ont un intérêt précis à limiter ce type de tensions en leur sein. Les discriminations représentent en effet des coûts dans la mesure où elles aboutissent à une affectation non optimale des ressources humaines potentielles, entraînant des pertes de productivité, voire une baisse de la compétitivité. Le climat au travail est tendu. Or, les conflits consomment des ressources, produisent de l'absentéisme et engendrent un grand turn-over dans la main-d’œuvre.

Les cadres interrogés dans nos focus groups citent en effet la satisfaction de leurs collaborateurs au travail, la possibilité de s’adjoindre les services des plus motivés et de ne pas les perdre au profit de la concurrence, comme des objectifs auxquels il faut veiller. Par exemple ce cadre hôtelier :

Der Mitarbeiter wechselt in der Regel nur, wenn er sich im Betrieb nicht wohl fühlt. Integration ist ein wichtiges Thema, denn Leute, die in ihrem Arbeitsumfeld gut integriert sind, wechseln wahrscheinlich auch weniger schnell den Arbeitsplatz.

Es gibt ja eine sehr grosse Fluktuation im Gastgewerbe, und das Interesse von dem Personalchef ist eigentlich, diese etwas zu stoppen, damit man mehr langjährige Mitarbeiter hat.

Pour cela, certaines directions d’entreprise sont amenées à contenir les expressions de racisme, ne tolèrent pas les dérapages verbaux et vont jusqu’au licenciement en cas de différend caractérisé. C’est aussi la raison qui incite bien des travailleurs à en référer à leurs supérieurs, notamment en cas d’attaque verbale dans l’espoir d’obtenir une protection, par une action qui sanctionne a posteriori les actes répréhensibles. Le salarié n’est pas sûr qu'il obtiendra une protection : tout dépend de la façon dont le cadre interprète son rôle.

Il convient donc d’envisager une action plus incisive si l’on veut promouvoir l’intégration des migrants de la première génération sur le lieu de travail. En effet, face aux changements que nous avons mis en lumière (nouvelles migrations, stratification ethnique dans la hiérarchie des entreprises, perte de légitimité des clivages nationaux - étrangers), ces seules réactions a posteriori ne paraissent pas suffire à contrer le phénomène de la discrimination. Une collaboratrice d’un groupe mixte :

On peut exiger des entreprises et des institutions une clarté dans leur attitude, qu’elles disent qu’elles sont antiracistes, que les immigrés sont égaux aux Suisses sur le lieu de travail. Comme ça, il n’y aura pas de problème.

Quels buts peut-on raisonnablement poursuivre dans la lutte contre les discriminations ? Nous voyons deux lignes directrices : prévenir et contenir les discriminations, promouvoir l’égalité.

6.4.1 Prévenir et contenir les discriminations

Il s’agit de promouvoir une action préventive par le biais de l’explicitation des principes qui gouvernent la vie en entreprise. Certaines entreprises, notamment les grandes, ont inscrit dans un document interne (règlement, Leitbild) le principe de non-discrimination explicitant pour tous les salariés les

principes cardinaux du comportement envers les collègues et les subordonnés.

Cette exigence est fortement ressentie par certains de nos interlocuteurs dans les focus groups, par exemple par ce cadre du groupe mixte alémanique :

Im Leitbild verankert, dass niemand diskriminiert werden darf? Ja, das haben wir.

Das darf nicht sein bei uns.

La forme la plus achevée de ce genre de document, que nous avons trouvée parmi nos études de cas, concerne une société multinationale. Au bout d’un long processus de dialogue et de négociation, initié par les syndicats européens, l’entreprise s’est donné les règles qu’elle s’engage à respecter dans les relations de travail et les a consignées dans un document interne. Les salariés peuvent s’y référer en cas de problème dans leur unité de travail.

Etude de cas 6 : Une Charte sociale - l'expérience d'une grande multinationale

L'initiative d'une Charte sociale vient des syndicats européens. Les syndicats de la Fédération européenne des Travailleurs du Bois et du Bâtiment (siège à Bruxelles) ont pris contact avec la direction Ressources humaines du groupe et ont proposé une représentation européenne des travailleurs. Le processus entamé en 1991 a abouti à la création d'une Instance de Dialogue Européenne (IDE) en 1996, pour améliorer l'information des représentants des travailleurs du groupe et pour permettre des consultations avec la Direction Générale du groupe sur les décisions de portée majeure, comme les projets du groupe, les délocalisations, les perspectives en matière d'emploi, les éventuels licenciements ou l'introduction de nouvelles technologies. En 2001, l'IDE a débouché sur la signature de la Charte sociale.

La Charte, « fondée sur le respect de la personne dans sa dimension humaine, professionnelle, citoyenne et sociale », stipule à son premier article : « Nous donnons à chaque collaborateur des opportunités d'emploi et de promotion sans distinction de sexe, de race, de religion, d'engagement social ou syndical ».

La formulation même du texte fait apparaître qu'il s'agit d'une déclaration unilatérale de l'entreprise ; elle a cependant été contresignée par les représentants de la Confédération Européenne des Syndicats et la Confédération Européenne des Cadres.

La direction de l'entreprise a étendu l'applicabilité de la Charte ainsi négociée à toutes ses filiales européennes, y compris à la Suisse, même si le pays est en dehors de l'Union européenne. La charte est distribuée par le service Ressources humaines à tous les salariés, qui sont ainsi mis au courant de la politique de l'entreprise. Les rapports entre les syndicats et les ressources humaines sont excellents.

Un représentant syndical, contremaître de son état, contrôle l'application de la Charte en Suisse. Il est en contact avec le Comité d'entreprise des diverses filiales suisses du groupe, notamment avec des réunions régulières tous les 1 ou 2 mois. Par ailleurs les salariés le connaissent personnellement et n'hésitent pas à s'adresser à lui en cas de problème. Il intervient alors comme médiateur dans le cas de conflits en s'appuyant notamment sur le service Ressources humaines du groupe.

Si la dynamique dans laquelle s’inscrit ce processus est manifestement européenne, l’entreprise a choisi d’étendre l’application de cette charte à l’ensemble de ses unités de production, y compris en Suisse. Ainsi l’entreprise s’est approprié et a développé de son propre chef la démarche initiée par les syndicats.

D’autres entreprises pourraient, par contre inscrire, ces principes dans la convention collective, ce qui implique que les syndicats ne donnent pas seulement l’impulsion, mais sont étroitement associés à son développement.

Chartes sociales, règlements et, à plus forte raison, conventions collectives constituent la boussole que les partenaires sociaux se donnent afin d’orienter l’action concrète dans la lutte contre les discriminations ; ils concernent tant les objectifs prioritaires pour l’entreprise que les moyens adaptés à l’entreprise, son fonctionnement et son environnement, dans le respect des spécificités de chaque branche. La définition de ce cadre comporte une réflexion approfondie sur le mode de fonctionnement de l’entreprise et sur les problèmes prioritaires. Le consensus nécessaire à l’élaboration de ce cadre permet une confrontation d’opinions et enclenche un véritable processus d’apprentissage à l’intérieur de l’entreprise / la branche.

Le matériel réuni dans les focus groups fournit quelques suggestions sur les points qui pourraient être abordés dans ces chartes. Voici trois exemples de définition de politiques internes pensées dans le sens de la lutte contre les discriminations qui n’épuisent de loin pas les points qui pourraient être inclus, mais reflètent des thèmes apparus dans le travail de terrain.

 La politique en matière de reconnaissance des diplômes. Nous avons vu en effet que là où l’établissement hospitalier prend sur lui d’initier la procédure de reconnaissance des diplômes, les pratiques approximatives, voire discriminatoires quant à l’affectation des employés aux diverses classes salariales sont éliminées.

 Le rôle du personnel d’encadrement, aux divers échelons de la hiérarchie professionnelle, dans la répression des manifestations verbales ou autres formes de racisme au sein de l’entreprise. Nous avons vu que les salariés immigrés ne savent pas clairement dans quelles conditions ils pourront compter sur la protection des cadres, et les personnes tentées par une action « raciste » ne savent pas précisément quels comportements sont considérés irrecevables par la direction. Pour tout le monde, mieux vaut un cadre institutionnel clair qu’une variabilité des situations en

fonction du bon vouloir de l’un ou l’autre responsable. Cela est d’autant plus nécessaire qu’en entreprise – comme dans d’autres organisations – les hiérarchies informelles prennent parfois une place importante.

 La politique d’embauche. Le processus d’élaboration de la charte est également propice à une analyse des éventuelles pratiques « irréfléchies » susceptibles d’avoir des conséquences discriminatoires à l’embauche et à une interrogation sur leur bien-fondé.

L’élaboration d’une telle charte/convention collective a, en outre, un impact symbolique non négligeable (Van Suntum und Schlotböller 2002) pour les salariés immigrés comme pour les autochtones, qui ne se cantonne pas à la seule enceinte de l’entreprise, mais s'étend aussi à l’extérieur, et touche notamment les clients de l’entreprise et les usagers de ses services. Les syndicats sont doublement concernés, en tant qu’employeurs et en tant que partenaires sociaux, dans l’élaboration et la mise en œuvre des dispositifs au niveau des entreprises.

6.4.2 Faire reculer le racisme : promouvoir l’égalité

Une fois les balises posées, l’action peut se développer en vue de promouvoir véritablement l’intégration des immigrés, qui aujourd’hui se décline en termes d’égalité des chances (Mahnig 1998; Wicker 2003). Cet objectif ambitieux peut s’articuler en trois points : faire connaître les droits, promouvoir la prise de conscience du problème de la discrimination et se former à la gestion des conflits afin qu’ils deviennent sources de changement, faire valoir ces droits.

6.4.2.1 Faire connaître les droits

Nous avons vu que la demande d’information est largement ressentie par les collaborateurs interviewés dans les focus groups. L’information est cruciale non seulement parce qu’elle renseigne sur la manière de se débrouiller dans une réalité encore mal connue mais aussi parce qu’elle permet de connaître, outre ses devoirs, aussi ses droits. Ainsi ce syndicaliste en arrive à imaginer une loi qui obligerait les employeurs à informer les salariés sur les possibilités de formation.

Es bräuchte ein Gesetz, das die Arbeitgeber dazu verpflichtet, die Leute darüber zu informieren, was ist dieser Ausbildungsfonds, der die Firma abzieht. Und wie können diese Leute davon profitieren.

Retenons surtout le sens de cette proposition : rendre systématique une information précise et circonstanciée sur les droits des salariés, notamment

immigrés, confrontés aux multiples aspects des relations de travail dans un nouveau contexte (cf. chapitre 4.4 qui traite de manière détaillée de l’accès à l’information sur le lieu de travail).

6.4.2.2 Apprentissage de la gestion de conflits

Les cadres supérieurs que nous avons rencontrés reconnaissent volontiers qu’il y a un problème du côté des cadres intermédiaires et inférieurs : ils sont

« sur le front » aux prises avec des situations concrètes et parfois inédites ; en conséquence ils ne savent pas toujours comment les gérer.

Il s’agit donc de les accompagner dans une analyse de ce qui se passe dans leur unité et de leur donner les instruments adéquats pour éviter que des biais en matière de la promotion interne des salariés ne se reproduisent ou qu’un climat d'irrespect d’autrui ne s’installe. Diverses manières de gérer et de prévenir les conflits existent, qui sont décrites plus concrètement dans le chapitre 7.2 et qui prennent avant tout la forme d’ateliers de gestion des conflits, de formation des cadres à ces questions, de réunions de bilan réunissant cadres et salariés.

Des démarches de formation et d’échange telles que prônées ici renvoient à la compréhension que l’on a des causes sous-jacentes aux éventuelles pratiques discriminatoires. La discrimination, en effet, peut être délibérée ou inconsciente, due à de l'intérêt et de l'aversion ou à de l'ignorance. Or, une approche qui passe par la discussion révèle que l’on considère les discriminations comme étant non pas la conséquence d'une action raciste intentionnelle, mais plutôt comme l'effet et le résultat d'une absence de réflexion à propos de certaines règles sociales et pratiques en entreprise (Caglar und Javaher-Haghighi 1998).

6.4.2.3 Faire valoir les droits

Pour parvenir à plus d’égalité dans l’entreprise, il faut finalement donner la possibilité concrète de faire valoir les droits formellement ouverts à tous les travailleurs. Cela commence par la possibilité de surmonter la peur : plusieurs de nos interlocuteurs ont peur puisqu’ils sont en position de faiblesse pour négocier les conditions de travail et les rapports sociaux à l’intérieur de l’entreprise.

Les personnes qui ont des bas salaires ont peur. Ils ne veulent pas parler, ils ne veulent pas se plaindre, ils ont peur de perdre leur place de travail. Je connais une dame qui est allée chez son patron demander une augmentation de salaire : une semaine après, on lui a donné son congé.

Or, la possibilité de parler ouvertement est fondamentale pour créer un climat de confiance et de collaboration dans l’entreprise, comme l’exprime cette collaboratrice d’un groupe mixte.

Il faut parler pour lutter contre les discriminations salariales et le racisme entre collègues ; les personnes ont peur.

Il devient ainsi salutaire de créer des espaces de parole pour les personnes, sous la forme qui paraît la plus adéquate au contexte : cela pourrait avoir lieu lors de réunions annuelles de bilan ou encore sous la forme d’un Spurgruppe.

On peut également imaginer la création d’une Anlaufstelle ou d'une figure de médiateur, d’Ombudsman, avec qui on pourrait parler des questions ouvertes et des difficultés rencontrées, afin de rechercher ensemble des solutions. Les syndicats pourraient être des interlocuteurs potentiels pour les salariés, mais, dans nos focus groups, aucun participant ne les a mentionnés pour ce type de rôle ; la conception que les collaborateurs ont du syndicat reste prioritairement liée aux questions salariales.

La remarque finale d’un patron pointe dans une autre direction intéressante : celle d’une intégration accrue des immigrés dans les structures ordinaires de gestion des relations de travail : dans son exemple, il s’agit des prud’hommes.

L’égalité de droit, sanctionnée par la présence d’immigrés au niveau de l’instance de gestion des conflits, est une promesse d’égalité de droit dans le traitement de son cas pour le travailleur immigré, qui se sent parfois écrasé par le décalage du pouvoir dans l’entreprise et dans la société. Par sa remarque, qui souligne les avantages de la nouvelle situation, notre interlocuteur rassure ses pairs dans le groupe de discussion en confirmant que les relations industrielles en Suisse sont suffisamment solides pour se lancer dans une telle ouverture, qui

– pourrions-nous ajouter – permettrait également de surmonter la peur de l’étranger.

J’ai encore une point concernant les prud’hommes. A Genève, il y a quelques années, on a voté un nouveau règlement qui permet l’élection de non-Suisses. Il y a eu une ouverture à des gens d’autres nationalités, plutôt des permis C, Italiens ou Portugais par exemple, mais aussi des gens qui étaient là depuis peu.

Fondamentalement, on remarque que ça n’a rien changé : on ne peut pas dire qu’avant, le prud’homme jugeait d’une telle manière, et après d’une autre manière.

Ce sont donc des gens qui s’intéressent à la vie ici, qui sont bien intégrés, qui sont parfois plus suisses que nous... C’est enrichissant parce qu’il y a d’autres points de vue, mais je dirais que ça ne change pas le fonctionnement de la juridiction. Cela avait été très controversé.