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Chapitre 3 : La période de la Nouvelle Contestation

3.2. Les inégalités : importantes mais pas suffisantes

Tableau 12: Dépenses sociales de l’État du Chili et indice de Gini du pays (1990-2012)

Année Éducation Santé

Logement et autres

Allocations sociales et

prévision Total de GiniIndice Brute* % PIB Brute* % PIB Brute* % PIB Brute* % PIB Brute* % PIB

1990 130.3 2.1 101.5 1.7 14.8 0.2 439.2 7.2 685.8 11.3 0.554 1991 139.9 2.2 117.6 1.8 10.2 0.2 474.0 7.4 741.7 11.5 1992 159.2 2.2 140.0 2.0 15.8 0.2 505.6 7.1 820.5 11.6 0.551 1993 178.6 2.4 156.4 2.1 17.9 0.2 539.9 7.2 892.8 12.0 1994 191.1 2.5 175.3 2.3 17.4 0.2 538.5 7.0 922.4 11.9 0.552 1995 206.9 2.5 179.3 2.1 19.5 0.2 550.1 6.5 955.7 11.3 1996 250.1 2.8 202.9 2.3 22.8 0.3 614.3 6.9 1090.1 12.2 0.553 1997 273.5 2.9 215.8 2.3 25.4 0.3 625.5 6.7 1140.2 12.2 1998 312.1 3.3 235.8 2.5 26.6 0.3 666.4 7.0 1240.8 13.0 0.560 1999 349.2 3.7 246.5 2.6 37.5 0.4 701.7 7.5 1334.9 14.3 2000 354.5 3.7 259.8 2.7 33.5 0.3 724.7 7.5 1372.5 14.2 0.564 2001 375.4 3.8 277.3 2.8 29.1 0.3 739.2 7.5 1421.0 14.4 2002 391.9 3.9 282.9 2.8 26.5 0.3 731.7 7.3 1433.0 14.4 2003 381.6 3.7 288.2 2.8 24.7 0.2 710.0 6.9 1404.4 13.7 0.552 2004 382.7 3.6 288.0 2.7 29.4 0.3 678.7 6.3 1378.7 12.8 2005 363.9 3.2 297.2 2.6 28.3 0.3 685.7 6.1 1375.1 12.3 2006 350.2 3.0 306.3 2.6 33.9 0.3 642.7 5.5 1333.1 11.5 0.522 2007 389.4 3.2 339.6 2.8 38.4 0.3 651.1 5.4 1418.5 11.8 2008 484.7 3.9 389.9 3.2 51.8 0.4 742.9 6.0 1669.4 13.5 2009 536.8 4.4 460.3 3.8 54.8 0.5 852.2 7.0 1904.1 15.7 0.524 2010 531.0 4.2 449.2 3.5 53.3 0.4 837.3 6.6 1870.7 14.7 2011 539.2 4.1 468.9 3.5 52.3 0.4 847.9 6.4 1908.3 14.3 0.516 2012 594.2 4.3 514.0 3.7 59.5 0.4 879.8 6.3 2047.5 14.7

* Milliards de pesos chiliens

Source : CEPAL, 2017

L’un des paradoxes de ce cycle de protestation est le fait qu’il n’avait pas de lien direct avec les crises économiques ou la contraction des dépenses sociales de l’État qui au contraire avait augmenté sa participation au cours de cette période (tableau 12). Le sens commun indique que la précarisation sociale à la suite d’une crise économique impulse la mobilisation politique. C’est bien le cas du

cycle de protestation de 1983-86 qui s’est déclenché à la suite de la crise économique de 1982. Certes, l’année 2008 a été marquée par la crise mondiale du système financier et le Chili a été touché tout comme plusieurs autres pays du globe. En effet, le pays a connu une décroissance économique (2009 = -1, Banco Mundial, 2017). Cependant, entre les années 2009 et 2010, cette mobilisation a également connu une diminution semblable (voir à la page 109). Ceci est peut-être dû à l’action de l’État, qui à ce moment-là s’est fort mobilisé pour diminuer les conséquences de la crise au travers de mesures économiques contre-cycliques, qui ont considérablement fait augmenter les dépenses dans de différents domaines y compris les dépenses sociales (FFrench-Davis, 2014). Le déphasage entre l’action de l’État et la mobilisation sociale s’était cependant installé il y a longtemps. Les deux sous cycles les plus importants en sont la preuve. L’année 2006 par exemple, a connu le taux de chômage (6 %) le plus bas depuis 1997 (Instituto Nacional de Estadísticas, 2010), un taux de croissance du produit interne brut de 4,6 % (Banco Central de Chile, 2011), alors que seulement 13,6 % de la population se trouvait sous le seuil de pauvreté, le taux le plus bas d’Amérique latine (CEPAL, 2007). Pour l’année 2011, le taux de croissance a été de 5,8 % (Banco Mundial, 2017), le taux de chômage était de 7,2 % (Instituto Nacional de Estadísticas, 2011) et 11 % des Chiliens se trouvaient sous le seuil de pauvreté (CEPAL, 2013). De plus, le Chili a connu pendant la période une augmentation croissante de l’indicateur de développement humain (UNDP, 2017). La courbe de développement social, mesuré à partir des indicateurs traditionnels, ne montre ainsi aucune relation avec la trajectoire des mobilisations au cours de cette période.

La réponse à ce paradoxe viendra ainsi des inégalités structurelles dans la distribution de revenus (Donoso, 2013b; Mayol, 2012; Roberts, 2017). Toutefois, en dépit de ces différences aberrantes, les inégalités dans la distribution de revenus sont restées stables depuis les années 1990 ayant connu une légère diminution à partir de 2006 (voir tableau 12). Espinoza et ses collègues expliquent que la société chilienne subit une grande rigidité de la structure sociale, ce qui empêche la mobilité et la stabilité d’une classe moyenne de longue durée (Barozet & Espinoza, 2011; Espinoza, Barozet, & Méndez, 2013). Même si la classe moyenne a une certaine perméabilité, la hiérarchie générale du pays n’a pas changé, ayant une tendance à « générer un pôle de richesse et un pôle d’exclusion ou

de marginalité » (Barozet & Espinoza, 2011, paragr. 29). Ce n’est donc pas la présence des

inégalités dans le pays qui explique cette vague de mobilisation. Comme Huntington (1996) le signalait déjà à la fin des années 1960, les mouvements sociaux n’émergent pas forcément en raison de la pauvreté ou d’un manque de modernisation des pays, mais plutôt à cause d’un processus de modernisation rapide, comme celle que le Chili a vécu pendant les années 1990. Comme c’est

souvent le cas chez les mouvements sociaux, la montée des manifestations ne s’explique pas par des faits concrets de privations ou d’inégalités, mais par l’interprétation qu’une partie de la population donne à ces faits (Contamin, 2010). La re-politisation des inégalités dont Roberts parle peut expliquer cette réinterprétation. En effet, d’après Roberts (2017), la mobilisation des étudiants chiliens est le résultat d’un processus de re-politisation des inégalités des mouvements de base dans un contexte de dépolitisation des inégalités au niveau structurel, notamment du système des partis. Le contexte de stabilité politique, la démobilisation sociale et le consensus technocratique autour des questions économiques pendant les années 1990 ont servi de base pour que l’institutionnalisme politique néglige ces inégalités structurelles (Roberts, 2017). Il en a résulté un divorce entre le système politique et les mouvements de base, qui a poussé ces derniers vers une action extra- institutionnelle. À partir de l’étude nationale de l’université « Diego Portales » de 2015, Roberts démontre d’ailleurs que les jeunes travailleurs et les classes moyennes inférieures ont été les plus actifs lors des manifestations. Ceci contredit l’hypothèse que les classes moyennes sont celles qui y ont participé en plus grand nombre lors de cette période. Au contraire, les participants les plus actifs ont été les groupes aspirant à une mobilité sociale.

Les inégalités ne sont cependant pas suffisantes pour expliquer ce cycle, même si elles en restent importantes. Il faut mettre en relation trois autres éléments.

a) Le premier est aussi souvent cité (Cummings, 2015 ; Somma, 2015) : une nouvelle génération née en démocratie ou pendant les dernières années de la dictature. En effet, la génération antérieure, celle qui a vécu le coup d’État de 1973 pendant ces premières années ou qui est née dans la première décennie du régime de Pinochet, a été la génération de la phase de démobilisation pendant la période de la désillusion politique. Le cas des étudiants est évident, toutefois à l’intérieur d’autres organisations interviewées, il existe également une distinction entre les anciens cadres et les nouvelles générations. « Je suis homosexuel et

aujourd’hui c’est le monde des gays » (DS6) me dit l’un des activistes du mouvement

LGBTQ. Les membres les plus vieux ont souvent milité auparavant dans un parti de gauche et ont vécu l’expérience de la dictature. Au sein des organisations des pobladores cette différence, bien que moins présente, elle est également mentionnée : « La plupart des

[membres] les plus engagés dans toute cette affaire, nous sommes des jeunes — me dit un

porte-parole de la FENAPO —. Lautaro par exemple, il n’a que 29 ans » (P23). Bien que parmi les membres des « comités d’hébergés », les activistes les plus âgées prédominent, à la tête des organisations on retrouve souvent des jeunes qui sont nés au moins dans les

années 1980. Tout comme le mouvement LGBTQ, les activistes les plus âgées, ayant des postes de responsabilité au sein des organisations, sont souvent des anciens membres des partis de gauche et qui partagent une histoire associée à la dictature. Comme le signale Cumming (2015), un facteur qui pourrait expliquer l’engagement des nouvelles générations est l’absence de la peur qui ressentait les générations liées à la dictature. Les nouvelles générations sont grandies en revanche au sein d’un environnement où la libre expression et la démocratie faisaient partie du quotidien.

« la dictature a provoqué une peur chez les gens et avec le retour de la démocratie, la démocratie supposée (...), les gens avaient assez de peur de se mobiliser, à cause de la peur au retour des militaires (…) je pense que les étudiants, en étant une plus nouvelle génération, une génération qui n’a pas subi la dictature, qui n’a pas subi dans sa chair la répression, est celle qui s’en rend compte d’abord, parce qu’ils n’ont pas de peur » (E3)

Cette nouvelle génération signale encore une fois une rupture envers le passé dictatorial et un point d’inflexion dans l’histoire récente du pays.

b) L’un de contributions les plus importantes de la théorie de la mobilisation de ressources fut la rupture envers l’idée des anciens chercheurs qui voyaient les mobilisations comme l’action désorganisée des foules sans contrôle (McCarthy & Zald, 1977). Les groupes mobilisés étaient loin d’être désorganisés. Au contraire, d’après ces auteurs, le degré d’organisation des mouvements sociaux pouvait expliquer en effet la différence entre l’échec et la réussite. Dans le cas chilien, les groupes ayant plus d’impact au sein de la société étaient en fait les groupes mieux organisés. Le mouvement étudiant/élève en est la preuve. La « révolution de pingouin » du 2006 fut précédée par une réorganisation du mouvement. Cette réorganisation fut facilitée paradoxalement par le gouvernement lui- même, qui avait organisé de séances de travail et de formation pour les futurs leaders du « mouvement pingouin » à la fin de l’année 2005 (voir page 273). Ces séances ont permis, comme le signale Donoso (2013b), de renforcer la cohésion et le dialogue interne du groupe et l’expérience de négociation avec les autorités. Le cycle 2011 fut aussi caractérisé par la présence des organisations d’étudiants et d’élèves (CONFECH, ACES, CONES, etc.), ainsi que d’autres organisations comme le syndicat des enseignants ou des associations des parents (voir page 281). D’autres groupes moins organisés, mais touchés également par les inégalités de la société chilienne, ont en revanche eu du mal à faire pression concernant leurs revendications. C’est le cas notamment des usagers des services de la santé publique.

c) La perte de confiance envers l’institutionnalisme est également un facteur à considérer. J’ai déjà expliqué au cours du chapitre 2 la crise institutionnelle, notamment du système politique au Chili. Le sondage national du 2012 que l’université « Diego Portales » fait toutes les années montre l’énorme méfiance que les Chiliens ont à l’égard des institutions du pays.

Source : (Instituto de Investigación de Ciencias Sociales, 2012a)

Le système politique et de justice au complet est mis en question, notamment les trois piliers d’une démocratie : gouvernement, parlement et justice. En revanche, les forces de l’ordre sont les mieux placées. Cette période donne naissance à une nouvelle étape de déphasage entre l’institutionnalisme démocratique et la société, que nous avons déjà expliqué dans le Chapitre 2. En effet, la période commençant pendant la décennie des années 1990’ rassemble celle du début du XXe siècle, lors de la crise de la question sociale et quand l’État a vécu une grande perte de légitimité. Dans les deux cas, toutes proportions gardées, il existait une croissante demande de la population pour combler les inégalités et une énorme méfiance envers les institutions, en ce qui concernait sa capacité à donner une solution à ces inégalités. À la différence de cette époque-là, cette période manque d’une crise économique approfondie, d’une vague d’immigration importante et de l’énorme précarisation d’un pourcentage important de la population. Nous devons en outre nuancer cet anti- institutionnalisme. D’une part, comme le signale le Graphique 1, la perte de légitimité ne concerne pas toutes les institutions et d’autre part, comme nous verrons dans les conclusions du Chapitre 9, le mouvement du secondaire a eu une relation ambivalente envers

Graphique 1: Confiance envers les institutions (%)

Partis politiques Parlement Tribunaux Gouvernement Forces armées Police 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 7 11,1 18,3 21 43,2 47,1 4,4 7,8 12 17,7 36,6 45,2 2011 2012

l’institutionnalisme. En effet, même s’ils critiquent la verticalité de l’institutionnalisme politique, il existe une reconnaissance implicite de ce dernier. D’abord parce qu’ils ont toujours essayé de prendre le contrôle de l’institutionnalisme des lycées et ensuite parce qu’ils reconnaissent l’État comme étant la solution principale à leurs problématiques. Il ne s’agit donc pas de critiquer toute forme d’institutionnalisme, mais de changer la manière dans laquelle il agit. En dépit de ces faits, la perte de légitimité est incontournable.

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