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Chapitre 2 : Un siècle de mobilisation De la fin du XIXe siècle à la post-dictature

2.5. Concentration et déconcentration

Les mouvements sociaux, selon les historiens, ont un seul projet inachevé (historicisme). Le fait d’augmenter le degré de participation et d’influence d’un secteur exclu de la société et ainsi de chercher de manière permanente, une démocratisation authentique de la société chilienne. En effet, comme Moulian (2002b) le souligne, les mouvements populaires se sont développés à partir d’une dualité par rapport à la démocratie, à savoir l’opposition entre une démocratie comme régime politique institué unilatéralement, et une démocratie comme processus effectif de démocratisation. Ainsi, la perte actuelle de légitimité du système politique n’est que la mise à jour d’une relation conflictuelle qui vient des origines de la mobilisation sociale organisée, une relation conflictuelle où le système politique a toujours privilégié l’institutionnalisme, la stabilité et la gouvernance. Vu sous cet angle, ce système ne semble pas avoir changé tout au long de ces années et conçu ainsi, la relation entre système politique, État et mouvements sociaux ne peut être que carnivore. Il est commun de penser par exemple que les mouvements sociaux, notamment les syndicats, ont été cooptés par l’État et les partis politiques durant une grande partie du XXe siècle. Cette idée a été influencée probablement par la tendance partagée entre les historiens et les chercheurs à analyser ces instances (État, système politique et mouvements sociaux) comme étant des unités absolues

plutôt que dans leurs particularités, ou depuis le point de vue des acteurs qui y ont participé. Le concept « absolu » dans ce cas, veut dire que tant l’un et l’autre côté de l’équation ont été vus comme des unités et des identités complètement différenciées, là où la relation entre l’État, les partis politiques et les mouvements sociaux ont eu des frontières diffuses tout au long de l’histoire. La catégorie « Mouvement populaire », utilisée par Salazar, manque d’une définition précise et son utilisation est souvent arbitraire. Moulian (1991) par exemple, critique l’essentialisme des courants historiques et a-historique utilisés par Salazar dans son ouvrage « Violencia política-popular… » (voir Chapitre 4). En effet, tant la catégorie « mouvement populaire » que la catégorie « courant historique », étant des représentantes de la particularité, fonctionnent plutôt comme des universels absolus, c’est-à-dire comme des catégories générales appliquées à des phénomènes particuliers. Dans certains cas, le « mouvement populaire » correspond aux héritiers du métissage, qui chercheraient historiquement à augmenter leurs quotas de participation. Dans d’autres cas, le « mouvement populaire » correspond aux marginaux de la ville qui accompagneraient les manifestations sociales avec leurs irruptions de violence, en différenciant ainsi implicitement l’action coordonnée de syndicats, des étudiants, etc., et la violence « populaire ». Finalement, Salazar semble mettre dans la catégorie de « mouvement populaire » l’ensemble des mouvements sociaux. Quoi qu’il en soit, la catégorie « mouvement populaire » semble correspondre à un phénomène inaltérable à travers le temps, indépendant des transformations que ses actions, ses acteurs et ses demandes ont subies. Au contraire, à partir de la même information que Salazar nous fournit, nous pouvons observer que le « mouvement populaire » possède une pléthore de particularités, de transformations, d’organisations et de différents acteurs. Au fil de l’histoire, ce « mouvement populaire » a été composé par des ouvriers, des étudiants, des « Mapuches », des femmes, des pobladores, des religieux, des militants, des homosexuels, des écologistes, des artisans, etc., appartenant aux secteurs de diverse condition sociale. La violence politico-populaire dont il a fait preuve a aussi été exercée par des militants de l’extrême droite, particulièrement pendant l’Unité populaire. Il existe également certaines preuves montrant que les agences de renseignement de la dictature auraient participé à des actes comme ceux décrits par Salazar (Cavallo et al., 2008). Il en résulte qu’il est impossible d’assigner une unité, là où il n’existe qu’une pluralité. Plus qu’un « mouvement populaire », ce sont des « mouvements populaires » et dans le cas de cette recherche, des « mouvements sociaux », toujours au pluriel. Même Salazar considère cette solution lorsqu’il définit le courant historique comme « celui qui se situe préférablement dans les particularités

spécifiques qui mettent en jeux sa modernisation et sa transformation dans le temps » (2006b,

p. 31).

De la sorte, il n’est pas possible d’affirmer que les mouvements sociaux ont été complètement cooptés par les partis politiques (2011), bien au contraire. Lorsque l’on parle d’un « mouvement social » comme une unité, nous oublions que ce mouvement social a été composé de thématiques, de demandes, d’organisations et d’acteurs multiples. Nous oublions également le rôle principal joué par le conflit hors du mouvement et à l’intérieur de celui-ci, afin de souligner les divergences. Ainsi, le conflit est présent dans la construction de chacune des organisations. Les excisions, les fusions et les re-excisions constantes à l’intérieur de ces organisations en sont la preuve. En d’autres termes, il s’agit d’une hydre de Lerne. Si l’État ou les partis politiques ont réussi à coopter les mouvements sociaux à un moment de l’histoire cela n’a jamais pu être complet. Autrement dit, ils ont coopté certaines organisations ou une grande partie d’entre elles à l’intérieur d’un mouvement, quelques secteurs ou une grande partie d’entre eux à l’intérieur de ces organisations, quelques acteurs ou une grande partie d’eux à l’intérieur de ces secteurs. Se pencher plus en détail sur les acteurs permettra probablement de percevoir les nuances qui existent au sein de ces relations. L’autonomie actuelle des mouvements sociaux est ainsi souvent observée avec surprise dans la littérature et cela est dû essentiellement au fait que la comparaison historique se fait surtout avec la période allant de 1925 à 1973, période où les relations ont été fort institutionnalisées. Cependant à la lumière de la longue histoire des mouvements modernes, cette période semble plutôt être un hiatus à l’intérieur d’un fonctionnement historique autonome de ces mouvements, lesquels ont même précédé la formation des partis populaires. Les relations entre le système politico- institutionnel et les mouvements sociaux ressemblent plutôt à deux flux parallèles qui ont tendu à coïncider dans certains moments de l’histoire, mais qui, la plupart du temps, sont restés déphasés. Il en fut ainsi à l‘époque de la question sociale, quand l’État a dû faire une mise à jour de son rôle social et c’est encore le cas aujourd’hui quand il ne parvient pas à absorber la magnitude des transformations sociales impliquées. De ce fait, la cooptation doit être comprise comme un phénomène circonscrit à des périodes limitées dans le temps et liée également à certaines thématiques spécifiques, notamment les relations et les conditions de travail. Dans ce contexte, ces flux ont tendu à être dans une synchronie, particulièrement pendant la période du Front populaire et de l’Unité populaire. Même durant le gouvernement d’Allende, les mouvements sociaux ont montré la capacité à dépasser les partis politiques et comme Gaudichaud le souligne (2004), la capacité à avoir également des objectifs autres que ceux dérivés des besoins partisans. À la lumière de cette

conclusion, le processus de déclientélisation qui commence au cours des années 1950, ne semble qu’un reflux normal vers l’autonomie dont les mouvements sociaux ont toujours fait montre. Une fois que les demandes, les mouvements et les acteurs se sont diversifiés, la possibilité de synchronisation devient difficile, voire impossible.

Ceci ne veut pas dire que la cooptation a eu du mal à exister ou que l’autonomie a toujours été absolue (espèces de monades organisationnelles). Au contraire, les mouvements sociaux n’ont été ni autonomes ni dépendants de l’État d’une manière absolue, mais se sont positionnés à l’intérieur d’un continuum entre autonomie et dépendance. Quand les mouvements sociaux ont bénéficié d’une grande autonomie, les acteurs associés au pôle le plus antiétatique, les anarchistes, ont établi à un certain degré, des liens ou des connexions avec l’État (Sergio Grez, 2007b). Et quand les mouvements sociaux, notamment le mouvement ouvrier, ont été fortement cooptés par les partis politiques et l’État, ils ont fait preuve d’indépendance et débordement. Je partage donc le point de vue de McAdam, Tilly y Tarrow (2001), qui dans leur ouvrage « Dynamic of contention » élargissent le concept de « mouvement social » vers celui de « politique contentieuse ». Ce dernier considère un large spectre de manifestations à l’intérieur de l’État, hors de celui-ci et dans l’espace transitionnel entre l’État et les mouvements extra-institutionnels. Ainsi, la dépendance ou l’autonomie des mouvements sociaux par rapport à l’État ne peuvent être que partielles.

Illustration 1: Evolution des mouvements sociaux au Chili (1890-2005)

1890-1924 1925-1973 1973-1989 1990-2005 Dispersion Organisation Concentration Autonomisation Diversification Désarticulation

Au-delà de la polarité autonomie-dépendance, les mouvements sociaux ont vécu une évolution qui peut se résumer dans la dualité concentration - déconcentration (Illustration 1). Cette dualité peut s’observer dans leurs demandes, dans leurs répertoires tactiques et parmi leurs acteurs. Tout comme la relation autonomie-dépendance, cette relation n’est pas absolue, à savoir le commencement de la période historique de l’une ne dépend pas de la fin de l’autre. En fait, la déconcentration commence pendant l’essor de la concentration des mouvements sociaux.

La période de concentration est la période allant du début de la contestation moderne jusqu’au coup d’État de 1973, ayant son apogée au milieu du XXe siècle. Par concentration, je fais référence au processus à travers lequel les mouvements sociaux passent d’une étape de dispersion pulsionnelle et violente, caractérisée par des manifestations isolées, spontanées et spécifiques (contestation archaïque), à une étape d’agglomération et d’organisation croissante, développée notamment à partir des sociétés d’entraides, des sociétés de résistance et des « mancomunales », étape qui finit avec la création des fédérations et des syndicats nationaux. Les mouvements sociaux ont donc tendu de manière générale à la concentration. L’État et le système politique, historiquement concentriques, ont eu une parenthèse de déconcentration à cette époque-là, ayant pour résultat un déphasage avec les mouvements sociaux. Ce déphasage finit avec la refondation de l’État en 1925, laquelle fait réémerger la concentration du pouvoir plus fortement qu’auparavant, ayant une influence non seulement sur la politique, mais aussi sur une partie importante de la société. Jusqu’au milieu du XXe siècle, il se produit une période de syntonisation entre l’État et les mouvements sociaux. La concentration organisationnelle coïncide avec la concentration du conflit portant sur les relations et les conditions du travail, avec l’émergence de travailleurs et d’ouvriers comme acteurs principaux de ce conflit et avec la grève et les manifestations comme répertoire tactique essentiel. Malgré le fait que la « question sociale » touchait des aspects différents de l’habitat urbain et qui était également associée aux conditions de vie de la population la plus vulnérable, le conflit résultant de ces problématiques ne fut autre que celui autour du travail.

Cette concentration coïncide à son tour avec les modèles de gestion centralisés et hiérarchiques tant au sein des mouvements sociaux qu’au sein de l’État. C’est l’époque des « caudillos » et des grands leaders (Cohen, 2013). La consolidation de la concentration coïncide avec la disparition des anarchistes, qui ont été très présents lorsque cette concentration était en train de se développer. Autrement dit, quand il existait encore une marge de manœuvre pour développer d’autres formes d’organisation. Bien que ceux-ci aient contribué à la formation de fédérations, ils ont été contre toute forme d’institutionnalisation du mouvement ouvrier et contre n’importe quel modèle hiérarchique, par exemple les partis politiques. En revanche, ils ont favorisé les organisations horizontales et de base. Ainsi, leur discours était loin de la sensibilité de l’époque. Au contraire, les mouvements et les partis politiques ayant des structures verticales (partis communiste et socialiste) ont survécu sans soucis importants.

Malgré le fait que durant cette période il a eu des signes timides de diversification des demandes et des acteurs (le mouvement pour le vote des femmes par exemple), ce n’est qu’au milieu du XXe

siècle que les mouvements sociaux commencent à évoluer vers une nouvelle période de déphasage avec l’État et avec le système politique. Ce processus est caractérisé par un degré croissant de déconcentration, qui coïncide avec le processus de déclientélisation et en conséquence, avec une autonomie croissante des mouvements sociaux. Jusqu’au coup d’État de 1973, tant la concentration que la déconcentration coexistent, en donnant cependant naissance à de nouveaux acteurs, conflits et demandes. Ces acteurs, conflits et demandes ne s’attachent plus à trouver une solution de façon exclusive au travers de la normalisation des relations du travail, mais s’organisent plutôt à partir des niches culturelles et identitaires. C’est le cas notamment des paysans, des pobladores et des étudiants. Les répertoires tactiques évoluent également pendant cette période, au travers d’occupations de terrains agricoles et de terrains pour l’édification de logements. Ces acteurs, conflits et demandes ne remplacent pas le conflit central antérieur, mais ils le diversifient. Cette déconcentration coïncide avec la reforme agraire, laquelle fournit un contexte riche en opportunités pour l’augmentation de la participation des paysans et des pobladores. Pourtant, d’une manière générale, l’État continue à fonctionner de façon centralisée.

Dans ce processus, la dictature de Pinochet constitue une sorte d’hiatus et une transition. D’une part, il se produit une reconcentration temporaire du conflit et des demandes. Cette reconcentration est temporaire parce qu’elle ne prétend pas, comme au début du siècle, une réorganisation des relations sociales à long terme, sinon l’atteinte d’un seul objectif : la chute du régime. Ainsi, une fois l’objectif atteint, cette concentration disparaît et les mouvements sociaux reprennent le flux vers la déconcentration de leurs actions. D’autre part, à la différence de la première phase de concentration développée à partir de la concentration d’acteurs et d’organisations, cette reconcentration temporaire se produit, tout en gardant la diversité d’acteurs et d’identités impliqués. L’État pour sa part, est aussi transitionnel et mixte : il est d’une part concentrique d’un point de vue du pouvoir et de sa prétention de refondation sociale et d’une autre part, il est décentralisé et libéral d’un point de vue économique. Ainsi, la dictature ne change pas la tendance vers la déconcentration qui sera observée plus clairement au cours de la période suivante, sinon qu’au contraire, elle accélère le découplage entre les mouvements sociaux et les partis politiques. En effet, la dictature agit afin de dépolitiser la société et ainsi, elle contribue à la dépolitisation partisane des mouvements sociaux et à la méfiance qu’ils ont par rapport aux partis politiques, aux institutions de l’État et au système politique en général.

La période post-dictatoriale, bien que transitionnelle depuis l’angle des transformations de la société chilienne, est aussi une période de consolidation de la déconcentration du point de vue des

mouvements sociaux. En effet, les acteurs, les demandes et les conflits se multiplient, en incorporant tant les anciennes que les nouvelles formes de contestation. La société devient multiconflictuelle et à l’intérieur de chaque conflit, des positions divergentes émergent (voir monographies). L’État et les mouvements sociaux se retrouvent encore une fois dans une période de déphasage et étant donné la diversité des fronts, l’État n’arrive à répondre à ces conflits potentiels que partiellement. Cette déconcentration pousse vers la désarticulation des mouvements sociaux, qui arrivent rarement à réaliser de grandes mobilisations pendant la période. Les organisations subissent une fragmentation importante. Le diagnostic de l’époque souligne non seulement le manque d’intérêt pour la politique et la participation, mais il souligne également l’individualisme croissant de la société chilienne.

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