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Chapitre 3 : La période de la Nouvelle Contestation

3.5. Déconcentration et individu

Ce chapitre a eu pour objectif de décrire la mobilisation sociale de la période étudiée, son répertoire tactique, ses participants, ses motivations, ses objectifs et ses formes d’organisation. Cependant, derrière lui et au moyen de cette description, un autre objectif sous-jacent cherchait à démontrer comment la déconcentration et la pluralisation que nous avons abordée dans le deuxième chapitre de cette première partie se manifestent de manière concrète dans les formes actuelles de mobilisation et comment elle installe un décalage entre les nouvelles formes de protestation et le système politique traditionnel. Un décalage qui pourtant n’est pas nouveau : son existence est constatée depuis la moitié du XXe siècle, il s’accentue pendant la dictature, il couve durant la

période de redémocratisation pour ensuite exploser pendant cette dernière période de mobilisation. Par conséquent, même si la dictature est essentielle pour comprendre la protestation de nos jours, une perspective historique longue démontre que les origines de ce processus datent de bien avant. Plusieurs chercheurs considèrent qu’un facteur clé de ces mobilisations relève du fait qu’elles soient menées par une nouvelle génération née en démocratie sans la peur de la dictature (Cummings, 2015; Donoso, 2013a; Gómez Leyton, 2006). Cet aspect ressort aussi des entretiens effectués lors de cette recherche. Pour autant, mis dans une perspective plus vaste, cet argument ne considère pas, d’une part, que le décalage entre la politique traditionnelle et ces nouvelles formes d’organisation recommence déjà à la moitié du XXe siècle ; d’autre part, qu’une grande partie des nouvelles formes

d’organisation étaient déjà en train de se mettre en place au début de la post-dictature.

Par ailleurs, ces transformations de la protestation ne sont pas une caractéristique exclusive des mouvements sociaux, étant davantage l’expression sociale du point où cette éthique suscite des conflits au niveau politique. Ces principes sont donc, bien évidemment, déjà présents dans le social et ils ne sont pas étrangers aux transformations qui ont accompagné l’émergence de ces mouvements. Deux éléments permettent de confirmer ces idées : ce que j’appelle la

décentralisation de l’expérience sociale et l’horizontalisation des liens sociaux dans le pays. Bien

que le rôle de l’individu à l’intérieur de la mobilisation demeure sous la forme d’hypothèse, ces deux éléments permettront d’avancer dans cette direction.

partielle de la déstructuration de la matrice nationale-populaire, laquelle a défini la réalité sociale pendant une grande partie du XXe siècle. En reprenant une citation de Garretón :

« Dans cette conception, avec toutes ses variantes et en reconnaissant leurs différences et leurs complexités, les acteurs sociaux sont définis à l’extérieur d’eux-mêmes et de leurs interactions [et] en dehors du contexte historique créé par eux. Ainsi, les acteurs sont porteurs d’un rôle ou d’une mission historique auxquels ils doivent s’adapter, à savoir, ils sont des “agents” davantage que des acteurs, auxquels quelqu’un, que ce soit le scientifique devenu idéologue ou le parti, est amené à “leur lire” ou à leur dire leur mission » (2001, p. 10).

Dans ce cas, le point central est que « les acteurs sociaux sont définis à l’extérieur d’eux-mêmes et

de leurs interactions [et] en dehors du contexte historique créé par eux », particulièrement à partir

des grandes structures sociétales. L’individu hétéro-déterminé est devenu ainsi un « agent » de la pensée d’une autre entité, laquelle l’a situé identitairement à partir de sa position sociale (la classe), de son rôle politique (gauche - droite), de sa condition productive (employé - patron), etc. Comme je l’ai souligné ci-dessus, l’effondrement de ce modèle de société commence bien avant la dictature. Nous avons vu que, au contraire, l’autodétermination est l’une des caractéristiques de la mobilisation actuelle. Ainsi, lors de la crise de cette matrice, l’accent est mis en premier lieu sur l’autodétermination des groupes mobilisés et en deuxième lieu, des individus eux-mêmes. La désarticulation de l’insistance concentrique et agglutinante de la politique au XXe siècle

(Mascareño, 1988) vient accompagnée de la décentralisation de la sphère sociale et de l’expérience socio-individuelle, laquelle repose désormais sur l’affirmation de la singularité individuelle (Martuccelli, 2010b). En conséquence, la société devient de plus en plus décentrée et l’expérience individuelle acquière en elle-même, une valeur non négligeable. La déstructuration et la décentralisation sont deux processus en interaction. Autrement dit, le sujet social n’est pas uniquement un produit, il est un constructeur de cette nouvelle réalité (Melucci, 1996). Une idée déjà présente chez Thompson (1963), lorsqu’il souligne que le mouvement ouvrier anglais n’est pas seulement une conséquence de la révolution industrielle, mais aussi un constructeur de sa propre réalité. Ainsi, il faut tenir compte aussi bien de ce qui est détruit que de ce qui est en train de se construire au cours de ce processus.

L’horizontalisation des liens sociaux ne s’explique qu’à partir de ses liens avec le principe

précédent. En effet, en termes uniquement théoriques, la décentralisation de l’expérience sociale a pour conséquence qu’aucune expérience n’est au-dessus d’une autre, les liens sociaux devenant nécessairement horizontaux. Un processus qui, dans le cas chilien, correspondrait d’après Araujo et

Martuccelli (2012), à une deuxième phase de la démocratisation du lien social, laquelle aurait commencé au milieu du XXe siècle avec une demande d’égalité sociale et qui, après la dictature,

aurait basculé vers une exigence d’horizontalisation. Si la demande d’égalité de la première phase a été principalement adressée aux institutions de l’État, la deuxième phase, née au moment du déclin de celles-ci, s’appuie davantage sur les interactions quotidiennes : « l’égalité, après avoir pénétré la

vie sociale, se traduit par une réclamation répandue d’horizontalité » (Araujo & Martuccelli, 2012,

p. 93). La famille en est un bon exemple. En effet, d’après ces auteurs, les rapports entre les enfants et leurs parents commencent à s’horizontaliser, en abandonnant progressivement les interactions traditionnelles de subordination. L’horizontalisation devient ainsi une exigence de la société en tant que telle.

Tant la décentralisation de l’expérience sociale que l’horizontalisation ne sont pas des tendances absolues ni des réalités figées. Au contraire, comme nous le verrons plus tard, cette éthique se manifeste ici par une tension quasi permanente entre deux pôles : « centralisation/décentralisation » et « verticalité/horizontalité ». Ceci a pour résultat une diversité d’expériences de mobilisation qui vont de la tendance à la centralité institutionnelle aux formes privilégiant les organisations dynamiques. De surcroît, ces deux exigences sociales ne sont pas les seules transformations que construit cette éthique sociale. Elles en sont les plus évidentes, et fonctionnent comme de grands phénomènes axiaux qui permettent de mettre en relation l’éthique que nous avons observée dans les actuelles mobilisations sociales du Chili et celle prédominante au niveau social. Ces analyses démontrent que la particularité de la mobilisation sociale actuelle ne réside pas uniquement dans sa nature auto-construite, elle découle aussi du fait que même si ses demandes sociales se posent en termes politiques, elles dépassent largement cette dimension. Ces deux exigences ont donc pour conséquence logique la revendication de l’individu au sein de la société. Autrement dit, dans la mesure où chaque expérience est individuelle, celle-ci n’est peut-être que l’expression de l’affirmation de l’individu à l’intérieur de la société. Comme je l’ai expliqué plus haut, étant donné qu’aucune expérience ne prévaut sur les autres, les relations sont nécessairement horizontales. Nous avons vu, au moins de manière hypothétique, que les deux principes sont présents aussi bien dans la diversité de répertoires, de demandes, de motivations, que dans les formes organisationnelles qui se sont développées tout au long de cette période. Tout ceci laisse penser que le rôle de l’individu dans la participation politique soit crucial, contrairement à la tendance répandue à opposer ces deux éléments. En effet, plus qu’ébranler l’individualisme croissant des années 1990, la mobilisation semble avoir construit un type de protestation qui

respecte cette exigence de singularité et d’horizontalité.

Cette hypothèse a pourtant encore besoin d’être prouvée et ses arguments devraient être développés davantage. Pour ce faire, nous devons garder une certaine distance par rapport à l’histoire longue et aux répertoires tactiques afin de, dans un second moment, mettre l’accent sur les indices que nous avons trouvés ici, c’est-à-dire sur le rôle incontournable des principes normatifs dans la mobilisation et sur la manière dont les modes organisationnels portent ces principes. Ainsi, à partir de l’observation détaillée de ces principes organisationnels, nous pouvons justifier l’argument selon lequel la nature de la mobilisation actuelle relève de l’importance de l’individu dans la société contemporaine. Cette démarche fera l’objet de la deuxième partie de cette thèse consacrée à la description des deux groupes mobilisés à présent, avec une emphase particulière sur leurs formes d’organisation. Mais avant d’y arriver, je ferai un détour pour aborder la violence à l’intérieur de la protestation à partir d’une perspective comparative et historique, ce qui me permettra de confirmer certains des éléments expliqués ci-dessus.

Chapitre 4 : La violence politico-populaire : vingt ans

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