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Chapitre 3 : La période de la Nouvelle Contestation

3.1. La fin de la transition

Le cycle de protestations qui a commencé en 2006 est le point de départ d’une nouvelle période dans l‘histoire récente du pays. Il signale la fin de la période de transition démocratique. La fin de la

transition a été longuement discutée tout au long des années 1990 (Barton & Murray, 2002). Pour certains, la transition s’est achevée institutionnellement parlant pendant le gouvernement d’Aylwin, le premier président démocratiquement élu après la dictature (Garretón, 1993). C’est à ce moment- là que les institutions se démocratisent, notamment à partir de la libre élection des représentants des gouvernements national, local et au parlement ; et les canaux de participation sont ouverts. Cependant, comme nous avons vu à la fin du chapitre précédent, nombreux sont les éléments qui contredirent cette idée. La décennie des années 1990 a été marquée par la peur du retour à la dictature et le rôle de Pinochet en tant que commandant en chef des forces armées ; par l’action des groupes subversifs ; et notamment par l’institutionnalisme hérité du régime dictatorial et la tutelle des militaires dans le nouveau contexte de démocratie. L’institutionnalisme dictatorial représente toujours un chapitre non fini. La constitution est encore celle que Pinochet a créée en 1981 et juste récemment, le système d’élection binominale qui assurait la parité au parlement entre l’opposition et le gouvernement malgré les résultats électoraux a été abrogé et l’idée d’une nouvelle constitution commence timidement à se discuter. D’un point de vue structurel-institutionnel, l’État chilien de la période à l’étude n’est pas si différent de celui de 1990. Pourquoi donc assurer la fin de la transition ? Si la démocratisation du pays avait été achevée sur la base de la stabilité de l’institutionnalisme démocratique, ce constat nous aurait imposé l’idée que cette transition avait pris fin il y a longtemps. Au contraire, si la transformation institutionnelle de l’État et du système politique était la condition nécessaire pour cette réalisation, nous aurions du mal, même aujourd’hui, à considérer cette transition comme bien achevée. Certes, certains éléments « structurels » permettent de situer la fin de la transition vers 2005 : 58 articles de la Constitution de 1980, des « enclaves autoritaires », ont en effet été éliminés à ce moment-là. Ceci a notamment permis de mettre fin à la tutelle constitutionnelle des militaires sur la démocratie (Brunner, 1990; Garretón, 1993; Siavelis, 2009). D’un point de vue symbolique, l’ironie de l’histoire a également voulu que Pinochet meure la même année (2006) où la signature du président Lagos remplaçait la sienne dans la Constitution, fermant ainsi un cycle historique pour le pays. Cependant, le problème à la base de cette divergence est l’importance donnée à l’institutionnalisme démocratique pour définir les périodes historico-sociales. Un critère qui a été souvent utilisé avant la période de rédémocratisation. C’est là que réside la différence fondamentale de cette période : l’inversion de la relation entre la politique institutionnelle et les mouvements sociaux. Alors qu’auparavant (XXe siècle), la politique institutionnelle était un vecteur important de la transformation des mouvements populaires, aujourd’hui ces mouvements reposent davantage sur les particularités de la mobilisation

sociale et ses acteurs. Ainsi, cette période est moins fondée sur les cycles politiques institutionnels que sur le devenir particulier des mobilisations. Lechner le disait déjà pendant les années 1990 :

« Dans ce contexte, deux transformations profondes de la politique sont aperçues. En ce qui concerne l’espace social, sa centralité est mise en question. La nouvelle diversité structurelle remet en cause la fonction inclusive de la politique, qui perd force en tant que vecteur de l’ordre de la société. Dans la mesure dans laquelle une coordination polycentrique borne le domaine de la politique comme instance coordinatrice des processus sociaux, il reste à redéfinir non seulement le lieu, mais la valeur même de la politique. Il faut le dire : à quoi sert la politique et qu’est-ce que nous pouvons attendre d’elle ? Puisqu’elle n’opère plus comme instance unificatrice de la vie sociale, au moins elle peut articuler les différences. Mais une telle construction d’un “ordre de différences” est aussi problématique si nous considérons, d’un autre côté, la dimension temporelle. Si de différents champs sociaux obéissent de plus et en plus aux rationalités propres et

différenciées, cela implique que des dynamiques spécifiques se déploieront. Dans ce sens fonctionnel (et non seulement [dans le sens] des espaces régionaux), nous nous approchons d’une “société aux vitesses multiples”. Si tel est le cas, la politique non seulement ne signale pas le rythme du développement social, mais, structurellement, elle se trouve déphasée avec les dynamiques d’autres domaines sociaux. » (1996, p. 3).

Lechner démontre clairement la distance qui s’opère au sein de la relation entre la politique et la société au complet. Le déphasage dont j’ai déjà parlé au cours du chapitre précédent est la conséquence des « vitesses multiples » de la société et du polycentrisme sociétal. Il faut cependant préciser que Lechner parle de la « Politique » avec un « p » majuscule, à savoir, qu’il met sous le même parapluie tant le système institutionnel que l’action politique en tant que telle. En revanche, je sépare les deux composantes. Ce qui est mis en question, ce n’est pas la Politique, mais la partie liée à l’institutionnalisme traditionnel. Le déphasage entre société et politique, quoiqu’important, je le vois davantage au sein de la Politique même. Autrement dit, depuis les années 1990, il existe « deux vitesses » à l’intérieur de ce système. L’une est liée à l’institutionnalisme traditionnel et l’autre à l’action politique de base. La première est restée ancrée aux formes institutionnelles du XXe siècle sous la forme des partis politiques et la deuxième se développe d’abord comme critique et ensuite comme explosion, notamment à partir de 2006. L’explosion de cette transformation signale, de mon point de vue, la fin de la transition, et à la différence du point de vue de Lechner, elle signale également la renaissance de la Politique.

La distance avec la dictature est, malgré tout, le point de divergence des deux composantes. Tandis que la politique institutionnelle est soumise au cadre institutionnel de la dictature, l’action des mouvements sociaux de cette période signale un point de rupture tant affectif que politique envers

elle. La dictature n’est plus le point de confrontation, quoique ses conséquences le sont au cours des revendications des mouvements sociaux. Le déplacement d’un cadre normatif maître basé sur la lutte contre le régime et les droits humains vers un autre cadre basé sur les inégalités en est la preuve. J’approfondirai davantage à ce sujet lors de la prochaine section et dans les conclusions de cette étude.

Un exemple servira pour illustrer ces faits. Normalement, les cycles présidentiels sont utilisés pour définir les périodes sociétales. Roberts (2017) par exemple, fait la différence entre les deux premiers gouvernements de la Démocratie chrétienne (Alywin et Frei), les deux gouvernements socialistes (Lagos et Bachelet) et le gouvernement de droit (Piñera). Cette catégorisation est tout à fait pertinente. Nous pouvons en effet observer des continuités et des ruptures entre les périodes. Cependant, le rôle de la politique institutionnelle et la vague de protestations à partir de 2006 nous indiquent que cette catégorisation n’est pas complètement précise. Il existe au contraire une différence importante entre les trois premiers cycles de la « Concertación » (Alwyn, Frei, Lagos) et les deux autres couverts par cette thèse (Bachelet, Piñera). Castillo, Madero-Cabib, & Salamovich (2013) démontrent par exemple qu’il n’existe pas une grande différence entre les sympathisantes des partis de droite et de gauche en ce qui concerne la distribution des revenus. Ils expliquent ce fait à partir de l’absence d’un vrai clivage si l’on considère le volet économique entre ces partis. Il existe ainsi une certaine homogénéisation du système politico-institutionnel. La différence est donc placée dans une autre frontière. La dictature est encore le point de basculement. Si les trois premiers gouvernements démocratiques après la dictature ont été élus à partir de la suprématie morale qu’avait la Concertation par rapport au bloc de droite qui avait soutenu le régime ; les gouvernements de Bachelet et Piñera ont davantage été élus à partir d’un diagnostic commun : la perte de légitimité du système politique. L’élection de Ricardo Lagos en 1999 fut la dernière élection où les votes anti-droite ont été décisifs. Au contraire, au-delà des différences évidentes entre Bachelet et Piñera, l’ombre de la dictature a été moins importante dans le conflit électoral. Il s’agissait en revanche du même diagnostic : la méfiance progressive envers l’institutionnalisme politique. Les deux présidents, confrontés à ce diagnostic, décident de prendre un chemin différent de celui des partis politiques. Bachelet décide de former un gouvernement citoyen en évitant une association directe avec les partis. Les commissions citoyennes se sont multipliées afin d’établir une action politique plus proche des citoyens. Les membres de partis politiques appartenant à la coalition du gouvernement haussent la voix afin d’éviter le « bypass » que le parlement et les partis subissaient au sein du gouvernement. Le diagnostic de Piñera n’était pas loin de celui de Bachelet,

mais la solution a été complètement différente. Il ne s’agissait pas de faire entrer la citoyenneté au gouvernement sinon d’avoir un gouvernement plus efficace. Ceci impliquait de faire entrer les valeurs de l’administration privée au sein de l’État en excluant les partis traditionnels. Ainsi Piñera choisit à ses débuts un cabinet de ministres entrepreneurial, afin d’amener la technocratie au sommet de l’administration publique. Les partis politiques ont également déploré la situation : « ce

gouvernement manque de poids politique ». Paradoxalement, ce sont des mouvements sociaux

hautement politisés et anti-partisans, notamment la « révolution de pingouins » de 2006 et la mobilisation de 2011, qui font échouer les solutions anti-partis de Bachelet et Piñera. Confrontés aux mobilisations massives, ces derniers décident de changer les cabinets alternatifs et de faire appel aux partis traditionnels.

Si l’on considère l’angle de la politique institutionnelle, les deux périodes ont ainsi vécu les excès de la démocratie dont parle Rancière :

« L’affrontement de la vitalité démocratique prenait ainsi la forme d’un “double bind” simple à résumer : ou bien la vie démocratique signifiait une large participation populaire à la discussion des affaires publiques, et c’était une mauvaise chose. Ou bien elle signifiait une forme de vie sociale tournant les énergies vers les satisfactions individuelles, et c’était aussi une mauvaise chose. La bonne démocratie devait être alors la forme de gouvernement et de vie sociale apte à maîtriser le double excès d’activité collective ou de retrait individuel inhérent à la vie démocratique. » (2005, paragr. 13).

En effet, la période de la « désillusion politique » résume « l’excès de retrait individuel » et la période à l’étude « l’excès d’activité collective ». Dans les deux cas, le système politique est resté perplexe face au déphasage avec la société et l’action politique. L’action politique non institutionnelle est donc la caractéristique de cette période. Elle a transité de l’homogénéité de la politique institutionnelle vers la particularité, la déconcentration, et la pluralisation, et comme mentionné lors de l’introduction, l’individu en était le point d’ancrage.

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