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Chapitre I : Naissance et développement de la radio coloniale : 1930-1957

1- Les enjeux de l’utilisation des langues africaines

Dès 1949, le sous-secrétaire d’État à la France d’Outre-mer Georges Gorse encou- rageait l’emploi de « langues indigènes » sur le réseau de la radiodiffusion coloniale6.

Mais cet encouragement ministériel se heurte à un certain conservatisme qui continuait de privilégier une programmation très métropolitaine, éloignée de la culture et des langues des « indigènes ». Ce décalage entre les programmes de Radio-Dakar et les préoccupa- tions des populations africaines se retrouve régulièrement au centre des débats à l’Assem-

blée de l’Union française, entre 1951 et 1954. Une commission interministérielle dans laquelle siège le député du Sénégal Léopold Sédar Senghor se penche sur la question et dépose le 14 mars 1951 un rapport qui prend position pour une radiodiffusion émettant en priorité pour les masses indigènes7.

Il recommandait par conséquent l’utilisation de langues « indigènes » et l’associa- tion des Africains à la production des émissions radiophoniques. Cette recommandation

5 Stemberg-Sarel, « La radio en Afrique noire… », p. 111. 6 Tudesq, la radio en Afrique noire…, p. 26.

de la commission interministérielle ne sera pas suivie d’effets dans l’immédiat. La situa- tion évoluait très peu sur le terrain comme l’atteste une circulaire du ministère de la France d’outre-mer datée du 19 février 1953 qui déplore « des émissions presque exclusivement écoutées pour le moment par des Européens et une très petite minorité d’évolués8 ». Deux

années plus tard, un long rapport publié au journal officiel dénonçait tous les travers de la radiodiffusion coloniale en Afrique : « fonctionnement technique défectueux, discothèque restreinte enchaînant les mêmes rengaines dans un style publicitaire, bulletins d’informa- tion empruntés aux journaux locaux, le tout dans une ambiance de ‘radio de clocher’ d’au- dience presque exclusivement européenne9 ».

Face au tableau peu reluisant peint par ce rapport officiel, les autorités françaises se décident alors à changer complètement de stratégie radiophonique dans leurs colonies d’Afrique. La question à résoudre était celle-ci : comment transiter d’une radio qui ne

parle qu’aux Européens à une radio reflétant les besoins et les attentes des masses afri- caines habitant les territoires de l’AOF ? Cette volonté de corriger les dysfonctionnements et rapprocher la radio des populations africaines semble la principale raison de la création le 18 janvier 1956 de la SORAFOM. Elle va accélérer l’africanisation de la radio en fa- vorisant la naissance de stations territoriales autonomes de Radio-Dakar dont la centrali- sation excessive et le contenu métropolitain des émissions ne répondaient plus aux attentes des masses africaines, surtout à partir de la seconde moitié des années 1950, marquée par

8 Ibid.

9 Rapport Junillon, annexe n° 98, séance du 17 mars 1955, Journal officiel, Documents Assemblée de

l’intensification du combat politique des élites africaines pour l’autodétermination des ter- ritoires de l’AOF.

1-2 L’expérimentation des langues « indigènes » à l’antenne

L’utilisation des langues africaines sur les ondes de Radio-Dakar a été quasi inexistante durant les années 1940 et assez marginale sur la première moitié des années 1950. La période 1939-1945 a été synonyme de la transformation de Radio-Dakar en poste militaire voué à la propagande du gouvernement général dans ses allégeances politiques successives. Mais curieusement, l’utilisation des langues africaines durant cette période critique ne fut pas une priorité. Néanmoins, durant ces années 1940, même si la station fédérale s’adressait surtout aux Français établis en AOF, aux Africains « évolués » et aux « originaires », elle n’en avait pas moins pour ambition de s’intéresser également aux « in- digènes » qui ne parlaient pas français10.

Radio-Dakar finit par intégrer des langues africaines, quoique modestement, dans sa programmation dès janvier 1950. Elle diffuse alors quotidiennement des bulletins d’in-

formation en langues wolof, arabe, bambara, peul et mossi dans la tranche horaire allant de 18h20 à 19h. Une sixième langue africaine, le soussou, s’ajoute à ce bloc d’informa- tions à partir du 11 septembre 1950. Cette dynamique est renforcée l’année suivante quand Radio-Dakar augmente la tranche horaire attribuée aux programmes destinés aux Afri- cains11. À partir du 1er janvier 1951, la station fédérale réserve aux informations en langues

africaines les tranches horaires allant de 11 h 00 à 12 h 00 et de 18 h 00 à 19 h 00. Et entre

10 L’expression « originaires » désignait les natifs des quatre communes Dakar, Saint-Louis, Rufisque et

Gorée.

le mois de janvier et celui de juin 1951, le baoulé, le sarakolé et le fon s’ajoutent aux langues africaines parlées sur les ondes de la station 12.

Cette introduction des langues africaines semblait répondre en partie aux critiques formulées l’année précédente par Georges Gorse, le sous-secrétaire à la France d’Outre- mer qui déplorait leur absence à l’antenne13. Le choix effectué semblait également obéir

à une logique de privilégier les langues dites véhiculaires, c’est à dire utilisées comme moyen de communication entre différents groupes ethniques : le wolof au Sénégal, le bambara et le peul au Mali, au Sénégal, en Mauritanie, en Côte d’Ivoire et au Niger.

Ces émissions en langues africaines n’avaient cependant pas beaucoup de chances de tomber sur des oreilles européennes. Radio-Dakar adopte en effet une diffusion multi fréquences qui lui permet de s’adresser concomitamment à ses auditeurs européens et à son public africain14. La radio effectuait ainsi un décrochage de fréquences pour faire de

la place pendant une à deux heures aux « émissions africaines ». Les bulletins d’informa- tions en langue wolof étaient par exemple programmés sur la fréquence des 204 mètres exclusivement, entre 19h00 à 19h20, pendant qu’une autre émission en français était dis- ponible sur la fréquence des 208 mètres.

Les auditeurs sénégalais avaient cependant le privilège de disposer depuis 1952 d’une autre radio basée à Saint-Louis du Sénégal et destinée aux habitants du territoire. Sa programmation prenait mieux en compte les attentes locales. Radio-Saint-Louis jouis- sait d’une relative autonomie vis-à-vis de la chaîne fédérale même si elle reprenait en

12 Ibid.

13 Tudesq, La radio en Afrique noire…, op.cit., p. 26. 14 IFAN, DOC Radiodiffusion, P 1283 bis …

relais plusieurs émissions de celle-ci, notamment les bulletins d’information. Les plus an- ciennes archives retrouvées pour cette station remontent à l’année 1956 mais elles donnent une indication sur ce qui la différenciait de la station fédérale, Radio-Dakar. Les pro- grammes de Radio-Saint-Louis s’étalaient de 7 h 00 à 8 h 30, de 12 h 30 à 13 h 45 et de 18 h 00 à 22 h 3015.

L’analyse de la programmation de Radio-Sénégal souligne un effort, assez mo- deste cependant, d’africaniser l’offre d’émissions. Ainsi pour l’année 1956, les pro- grammes sont déroulés en ondes pendant 7 heures 15 minutes, du lundi au vendredi. La musique et le folklore africains occupent une part totalisant 50 minutes, tandis que les bulletins d’information en langues locales avaient droit à 52 minutes en ondes 16. La

chaîne diffusait des bulletins d’information en langues wolof, sérère, peul et diola, tandis

que les émissions musicales privilégient la découverte du folklore des différents groupes ethniques habitant le territoire sénégalais.

Les émissions dites africaines, d’un total de 102 minutes, représentaient moins du tiers des programmes de la station sénégalaise. Celle-ci reprenait encore majoritairement des émissions de la radio fédérale en se mettant en relais avec celle-ci plusieurs fois par jour 17. Cette situation traduit toute la complexité de la Loi-cadre censée ouvrir les portes

de l’autonomie politique et de l’africanisation de l’administration. Or ses effets dans le secteur radiophonique semblent bridés par une farouche résistance de l’administration co-

15 Ibid. 16 Ib. 17 Ib.

loniale à partager sur une base paritaire la gestion des programmes de la radio. L’africa- nisation des programmes durant toute la durée de la Loi-cadre (avril 1956-septembre 1958) reste ainsi assez timide puisque le Haut-commissaire de l’AOF reste la seule auto- rité qui a droit de regard sur ce qui est bon ou non à diffuser, y compris de la part des gouvernements semi-autonomes africains.

La vraie rupture n’intervient qu’en juin 1959 quand, au terme d’un long bras de fer, les autorités de la nouvelle Fédération du Mali prennent le contrôle éditorial de la station fédérale18. Elles assignent alors à la station la mission de procéder immédiatement

à des enregistrements du folklore soudanais et sénégalais. Ainsi entre le 10 juillet et le 8 octobre 1959, des enregistrements portant sur la musique, l’histoire et la culture du Séné- gal et du Soudan sont effectués et conservés dans une vingtaine de bandes d’une durée de deux heures d’horloge chacune19. Soudainement, sur les ondes, ce qui fut quelques mois

auparavant la plateforme de diffusion de la culture française et occidentale, faisait de la place aux chants africains ainsi qu’à des reportages sur la culture et l’histoire africaine 20.

Il en est ainsi de la grande vedette malienne Alima Dabo dont les chansons inondent sou- dainement les ondes de Radio-Dakar21.

La période allant de janvier 1959 à mars 1960 est certainement la plus intense dans la réappropriation de la station coloniale par le gouvernement autonome sénégalais

18 La Sorafom, qui finançait les deux tiers du budget de la radio, gardait un droit de regard sur les pro-

grammes mais va être marginalisée au point de s’effacer complétement de la gestion éditoriale à partir du 1er janvier 1960. À partir de cette date, la station devient officiellement propriété exclusive de l’État malien. 19 ANS, rapport d’activités du Service fédéral de l’information et de la Radiodiffusion (1959-1960), Fonds

Fédération du Mali (1959-1963), FM 00114.

20 Voir chapitre I de la deuxième partie de notre travail, « les stratégies de conquête de l’indépendance par

les ondes au temps de l’autonomie politique ».

21 Sékéné Mody Cissokho, Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’Ouest, la Fédération du Mali

et celui de la Fédération du Mali22. Faisant preuve d’un grand volontarisme politique, et

alors même que les leviers du pouvoir étaient encore partagés avec la puissance coloniale, la décolonisation de Radio-Dakar était lancée et permettait ainsi de jeter les bases d’une radiodiffusion véritablement nationale.