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5.3 L’extension de la notion de décision en droit suisse

5.3.6 Les critiques du procédé de l’interprétation extensive

Le procédé de l’extension de la notion de décision est critiqué68. Il serait même contraire à la loi selon certains69. Cet avis nous paraît inexact, en particulier si cette méthode représente la seule voie en l’état du droit positif apte à assurer un contrôle juridictionnel

61 Cf. supra ch. 5.3.1.

62 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.1.2.1 p. 107.

63 Sur cette question, cf. infra ch. 7.1.3.2 II.

64 Cf. infra ch. 7.1.3.2 II.

65 Cf. supra ch. 4.1.2.

66 Gadola, PJA 1996, p. 972.

67 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.1.2.4 p. 114 et ch.3.1.4.1 p. 256.

68 Réf. cit. supra ch. 5.3.

69 Giacomini, ZBl 1993, p. 248.

effectif au sens des articles 13 (pour le recours administratif)70 et 6 al. 1er CEDH (si l’on admet que cette disposition s’applique aux actes matériels également)71, ou d’une future disposition constitutionnelle garantissant l’accès au juge72.

Les critiques sont les suivantes : d’abord, les atteintes de fait aux droits subjectifs d’un administré par un acte matériel ne permettraient pas de conclure que celui-ci développe des effets juridiques73 ; en justifiant ensuite l’ouverture du recours face à un besoin accru de protection juridique (interprétation finalisée), la notion de décision serait infiltrée d’éléments qui relèvent en réalité de la qualité pour recourir - mais non de l’objet du recours -74 et deviendrait par là confuse ; la sécurité du droit serait compromise75 ; enfin, l’activité de l’administration risquerait d’être excessivement formalisée76.

Le premier argument est pertinent : l’acte matériel peut en effet déployer indirectement des effets juridiques, mais tel n’est toutefois pas là son objet. Il renvoie à la controverse sur la notion délicate d’« effets juridiques », directs ou indirects. La deuxième objection ré-[147]pond à un besoin de clarté dogmatique ; elle doit en ce sens être prise au sérieux ; nous avons cependant montré que le droit allemand moderne n’échappait pas à ce travers, si bien que la notion d’acte administratif reste toujours disputée en pratique77. La dernière raison nous paraît être la plus convaincante, car il faut bien tirer les conséquences d’une telle qualification au niveau de la procédure non contentieuse, et non seulement au stade du recours. Il serait illogique de qualifier un acte matériel qui lèse un particulier dans ses intérêts de décision au seul niveau de la procédure juridictionnelle sans lui appliquer l’ensemble des règles de la procédure non contentieuse. Si, par exemple, une information est considérée comme une décision au motif qu’elle lèse une entreprise dans sa liberté économique, cette dernière devrait disposer du droit d’être entendu (art. 29 PA), de consulter les pièces du dossier (art. 26 PA) ; l’Etat devrait motiver son choix et indiquer les voies de droit (art. 35 PA), puis notifier l’acte par écrit aux parties (art. 34 PA) ; enfin, un éventuel recours administratif aurait un effet suspensif (art. 55 PA).

Une partie de la doctrine propose ainsi que « les actes qui sont en principe susceptibles de léser les particuliers dans leur sphère juridique doivent être pris ou, le cas échéant, dirigés en la forme de la décision, qu’ils se manifestent sous les traits d’un acte matériel ou normatif »78 ; les actes matériels constitueraient ainsi des décisions dès qu’ils sont susceptibles de toucher les particuliers dans leur situation juridique79. Cette conclusion présente l’avantage d’éviter le débat sur l’éventuelle applicabilité par analogie des principes de la procédure administrative non contentieuse aux actes matériels susceptibles de léser les administrés dans leurs droits, puisque de tels actes doivent précisément prendre la forme d’une décision. Si l’on estime ainsi que la résolution de fermer une école est de nature à mettre en danger l’intégrité physique des enfants à cause d’un parcours devenu désormais dangereux, l’administration devra préalablement édicter une décision de fermeture.

70 Cf. supra ch. 2.2.2.1 I.

71 Cf. supra ch. 2.2.2.1 II.

72 Cf. supra ch. 2.2.2.2 II.

73 Giacomini, ZBl 1993, p. 244ss. Contra : Müller, ZBl 1995, p. 551 ; Plattner-Steinmann, Tatsächliches Verwaltungshandeln, 1990, p. 99s.

74 Giacomini, ZBl 1993, p. 246ss. Cf. ég. Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.1.2.3 p. 112.

75 Wohlfart, PJA 1995, p. 1425.

76 Müller, ZBl 1995, p. 553 ; Richli, PJA 1992, p. 200s.

77 Cf. supra ch. 3.1.2.1, 3.2.2.1 II et 5.2.

78 Rhinow/ Krähenmann, Schweizerische Verwaltungsrechtsprechung : Ergänzungsband, 1990, p. 102 ; Kölz, Kommentar zum Verwaltungsrechtspflegegesetz des Kantons Zürich, 1978, § 19 no 11.

79 Rhinow/ Krähenmann, Schweizerische Verwaltungsrechtsprechung : Ergänzungsband, 1990, p. 103.

5. L’extension de la notion de décision 93

[148] La rigueur théorique de cette solution cache toutefois des effets pervers : on risque d’une part d’aboutir à une formalisation excessive de l’activité de l’administration et d’entraver par là l’évolution du droit administratif vers une panoplie de moyens d’action plus flexibles ; d’autre part, et plus pragmatiquement, on verrait de nouvelles pratiques informelles émerger : l’administration de l’Etat - comme toute organisation - a besoin d’un certain niveau d’entropie pour agir. Ce point de vue ne peut pas simplement être occulté. Est-il vraiment nécessaire - et possible - de tailler les recommandations les informations, les émissions de la radio et de la télévision ou la publication d’un livre dans le costume de la décision sans entraver l’Etat dans l’efficacité de son action ? Si notre réponse est négative, il ne faut pas en déduire pourtant que le citoyen doive se contenter pour tout contrôle d’une indemnisation dans le cadre d’une action en responsabilité ou d’un recours aux moyens de surveillance politico-juridiques ou médiatiques. Un examen juridictionnel des actes matériels est requis lorsque ceux-ci violent une règle de l’ordre juridique.

Il ne faut pas non plus conclure qu’aucun principe procédural ne doive être appliqué à l’adoption des actes matériels. Nous partageons l’avis que ces règles doivent être de cas en cas être adaptées à l’intensité des effets juridiques des actes matériels80 : par exemple le droit d’être entendu pour les préavis81 ; le droit de consulter le dossier pour les actes internes destinés à préparer l’élaboration de décisions (notes de travail, projets, etc.)82 ou pour l’enregistrement de données personnelles par l’administration83 ; l’obligation de motivation s’applique aussi aux autorités fédérales non soumises à la loi sur la procédure administrative84. Rien n’exclut d’ailleurs une formalisation partielle d’actes matériels déterminés, à l’instar des mises en garde officielles85 ou de certains plans86.

[149] 5.4 Une interprétation trop large de la décision en droit suisse ? Les exemples comparés

Il est fréquemment affirmé que la décision est définie de manière trop large en droit suisse si bien qu’elle deviendrait confuse, voire arbitraire87 ; la cause est généralement imputée à la place prépondérante de la décision dans le contentieux administratif88. Pour tester ce raisonnement, nous mettrons à contribution le droit comparé en étudiant la jurisprudence allemande puisque l’ouverture même du procès administratif ne dépend plus de l’existence d’une décision89.

80 Cf. supra ch. 1.1.3.2.

81 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.2.7.2 p. 187.

82 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.2.7.6 p. 192.

83 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.2.7.6 p. 193.

84 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.2.8.2 p. 197.

85 Cf. section suivante.

86 Flückiger, Le régime juridique des plans, 1996, p. 91ss (99ss).

87 Giacomini, ZBl 1993, p. 249.

88 Giacomini, ZBl 1993, p. 248.

89 Nous prendrons en droit suisse des exemples tirés de la jurisprudence relative au recours de droit administratif au Tribunal fédéral, au recours administratif au Conseil fédéral, au recours de droit public au Tribunal fédéral et, parfois aussi, des exemples en droit cantonal.