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Lorsqu’un ouvrage public provoque des immissions excessives, le propriétaire est en règle générale exproprié de ses droits de voisinage en droit suisse3. Cette solution a été critiquée dans la mesure où ce moyen reviendrait à donner à l’Etat un « véritable droit de

1 Cf. supra ch. 5.4.1.1 III.

2 Cf. supra ch. 3.1.6.2.

3 Moix, DEP 1996, p. 624. Sur le rapport entre les actions de droit privé pour faire cesser les atteintes et la prétention au versement d’une indemnité d’expropriation en rapport avec une installation publique, cf.

ATF 122 II 349 (355).

polluer » contre un paiement compensatoire lorsque les nuisances sont excessives4. On retrouve là, sous une tenue discrète, l’ancienne formule chère à l’Etat sous le régime de la police : « soumets-toi et présente ta note »5 (« dulde et liquidiere »).

Dans l’Etat sous le régime de la police (der Polizeistaat), la puissance publique est illimitée. Elle est exercée par le prince et par ses fonctionnaires sans être restreinte par le droit6. Otto Mayer est catégorique : comme « il n’existe pas, pour l’administration, de règlements qui soient obligatoires pour l’autorité vis-à-vis du sujet : il n’y a pas de droit public. »7 En revanche, le droit civil et la juridiction civile se développent considérablement durant cette période :

[171] « s’occupant, dans une large mesure, des relations entre l’Etat et le sujet, ils remplissent les lacunes que cet état du droit administratif présenterait pour la conscience publique. »8

Pour fonder la compétence des tribunaux civils, il faut que l’Etat soit soumis au droit civil. C'est à cette tâche que s’est consacrée la doctrine du Fisc. Perrot montre en 1842 clairement sa fonction et son but pratique :

« [Puisque, vis-à-vis de la puissance de l’Etat, les membres de l’Etat sont sans protection,] “on a eu recours à une heureuse fiction. On a créé l’idée du fisc considéré comme une personne morale qui a la vocation de procurer et d’administrer les moyens destinés au but de l’Etat. Cette personne morale est représentée par les autorités des différents degrés de la hiérarchie. Elle n’est pas elle-même souveraine ; elle est soumise aux lois de l’Etat, comme toute autre personne physique ou morale, elle a donc partout à s’accommoder aux lois existantes” »9.

Cette théorie est assurément schizophrénique : le Fisc est un sujet comme les autres que l’Etat peut commander, auquel il peut imposer des charges et qu’il peut contraindre à payer ; l’Etat n’étant pas concerné par le droit civil ni soumis aux tribunaux. Mais contrairement à la psychose précitée, le but de ce dédoublement de la personnalité de l’Etat est justement ouvert vers une réalité pratique : le contrôle des activités de la puissance publique. Cette technique est fort ingénieuse, car elle permet d’appliquer le droit civil là où il n’est structurellement pas applicable, c’est-à-dire partout où l’Etat commande, où il emploie la force et où il exerce la puissance publique. Ce n’est en effet pas sur l’Etat lui-même que portent ces effets ; c’est sur le Fisc, élément distinct qui ne figure pas dans l’acte comme commandant10. Otto Mayer prend notamment l’exemple de l’expropriation et de la nomination du fonctionnaire :

« L’Etat exproprie le possesseur d’un immeuble, mais il impose en même temps au Fisc la charge d’indemniser celui-ci par une [172] somme d’argent.

4 Moix, DEP 1996, p. 634.

5 Selon la propre traduction d’Otto Mayer (Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 61 note 22).

6 Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 43ss.

7 Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 52s.

8 Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 53.

9 Perrot, Verfassung, Zuständigkeit und Verfahren der Gerichte der Preussischen Rheinprovinzen, 1842, I p. 174 (cit. et traduit par Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 58s note 20).

10 Sur ce raisonnement, cf. Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 60s.

6. Les autres voies de droit 109

L’Etat, par la nomination du fonctionnaire, le soumet à une dépendance spéciale, mais, en même temps ou même auparavant, le Fisc conclut avec lui une convention, une convention de droit civil, par laquelle il s’engage à payer un salaire. »11

La protection des individus contre l’Etat se résume logiquement sous le régime de la police par l’adage précité : « soumets-toi et présente ta note ». Il n’est en effet pas possible d’agir contre l’Etat lui-même, le Fisc ne pouvant lui

« pas faire plus que de payer »12. 6.3 L’action en responsabilité

L’action en responsabilité pour actes illicites commis par des agents publics permet de sanctionner tous les actes engageant la responsabilité de l’Etat. Elle prend par conséquent une place particulière pour l’examen juridictionnel des actes matériels13, par exemple les informations étatiques destinées à orienter le comportement de la population14 ou le déclenchement artificiel d’une avalanche qui menace de tomber15. Cette action est indispensable lorsque l’acte matériel a déjà été exécuté et qu’une restauration en l’état initial n’est pas envisageable, parce que les effets de l’acte ne durent plus ou parce qu’une remise en l’état est impossible ou ne présente aucun sens16 : par exemple le coup de balai donné par un employé de la voirie blessant un passant17 ou le faux ren-[173]seignementconcernant l’horaire des trains donné par un employé de gare18.

Ce moyen n’est pas toujours suffisant dans la mesure où l’administré lésé ne peut que demander l’indemnisation du préjudice qu’il subit (Schadenersatz)19. Il n’autorise en particulier pas un examen préventif direct de l’activité de l’Etat20, car il ne permet de ne contraindre qu’indirectement l’administration à procéder ou à renoncer à un acte matériel, par la menace de devoir payer qu’il représente pour l’autorité. L’action en responsabilité ne confère pas non plus au juge la compétence d’ordonner directement la restauration de l’état initial (Folgenbeseitigungsanspruch) ; la réparation est assurée en octroyant au lésé une somme d’argent. Il y a pourtant selon Paul Richli, à juste titre, « ein vitales Interesse daran, den Staat an Handlungen zu hindern, welche private Rechtspositionen in rechtlich anfechtbarer Weise beeinträchtigen. »21 Le principe de la légalité impose de ne pas laisser subsister une situation contraire au droit. On retrouverait à nouveau sinon l’adage

« soumets-toi et présente ta note » : le membre d’une communauté religieuse désire avant

11 Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 61.

12 Mayer, Droit administratif allemand, 1903, p. 61 note 22.

13 Kley-Struller, Der richterliche Rechtsschutz gegen die öffentliche Verwaltung, 1995, p. 8s ; Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 1.1.2.6 p. 22 ; Plattner-Steinmann, Tatsächliches Verwaltungshandeln, 1990, p. 173 et 206ss ; Brühwiler-Frésey, Verfügung, Vertrag, Realakt und andere verwaltungsrechtliche Handlungssysteme, 1984, p. 287ss ; Fleiner-Gerster, Grundzüge des allgemeinen und schweizerischen Verwaltungsrechts, 1980, p. 353.

14 ATF 116 II 480 (Tchernobyl) ; ATF 118 Ib 473 (vacherin Mont d’Or) ; Nützi, Rechtsfragen verhaltenslenkender staatlicher Information, 1995 ; Gross, Schweizerisches Staatshaftungsrecht, 1995, p. 190s.

15 ATF 100 II 120.

16 Plattner-Steinmann, Tatsächliches Verwaltungshandeln, 1990, p. 207.

17 Moor, Droit administratif, vol. II, 1991, ch. 2.1.2.1 p. 106s.

18 Sur les faux renseignements et la responsabilité de l’Etat, cf. Gross, Schweizerisches Staatshaftungsrecht, 1995, p. 254s ; Schön, Staatshaftung als Verwaltungsrechtsschutz, 1979, p. 143ss.

19 Sur les différentes formes d’indemnisation, cf. Gross, Schweizerisches Staatshaftungsrecht, 1995, p. 215ss.

20 Richli, PJA 1992, p. 198.

21 Richli, PJA 1992, p. 198.

tout que l’Etat rectifie ses déclarations blasphématoires22 ; le riverain désire que la rue dans laquelle il vit reprenne sa dénomination initiale; le propriétaire dérangé par des immissions excessives veut avant tout leur cessation et leur abstention dans le futur ; le protecteur de la nature veut que l’Etat adopte les actes de planification environnementaux dans les délais prévus par la loi ; l’entrepreneur veut empêcher la publication d’une mise en garde in[174]exacte contre ses produits, etc.23 Mais la doctrine suisse n’est pas unanime ; pour Blaise Knapp, l’action en responsabilité pour actes illicites est la voie adéquate pour contrôler les actes matériels ayant pour effet d’affecter la situation juridique des administrés24. Enfin, l’action en responsabilité n’offre pas un recours effectif au sens de l’article 13 CEDH, excepté bien sûr les cas où seule une indemnisation peut entrer en considération ; mais, à nouveau, la doctrine est partagée25.