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1. D’une pratique citoyenne à une pratique professionnelle

1.2 Vers l’urbanisme tactique citoyen

1.2.2 Les critiques de l’urbanisme tactique citoyen

Bien que ce mouvement d’implication des citoyens dans l’aménagement de la ville soit positif, puisqu’il témoigne d’un intérêt réel pour l’amélioration de la vie de quartier, il n’est toutefois pas à l’abri des critiques. Plusieurs recherches sur les initiatives d’urbanisme tactique mettent en lumière des aspects moins reluisants du phénomène en ce qui concerne la représentativité des acteurs du mouvement, la légitimité de leurs actions dans l’espace public et leurs conséquences.

Représentativité – La première de ces critiques a trait au manque de représentativité des acteurs de l’urbanisme tactique. Les études de cas tirées de l’ouvrage de Lydon et Garcia (2015) ainsi que des articles de Douay et Prévot (2014), Merker (2010) Davidson (2013) et Douglas (2014, 2016) démontrent que le profil des acteurs de l’urbanisme tactique est assez homogène.

L’étude la plus exhaustive à ce sujet est celle de Douglas (2016) qui porte sur 69 participants qui ont œuvré à 75 projets d’urbanisme DIY, pour la plupart dans des villes nord-américaines, dont New York et Los Angeles. On y apprend que les participants sont principalement des individus appartenant à la classe créative. Ce sont en majorité des hommes (deux tiers) de la classe moyenne dont l’âge se situe entre la fin vingtaine à la mi-cinquantaine. Il ressort également que plusieurs d’entre eux possèdent des connaissances relatives à l’urbanisme, qu’elles soient techniques (connaissance des politiques municipales, des techniques et des outils d’aménagement) ou académiques (connaissance de la planification, de l’urbanisme et du design). Dans ces circonstances, les interventions informelles reprennent plusieurs éléments des interventions formelles rendant la limite entre les deux floue. Cette limite semble également poreuse puisque « la plupart des figures américaines de l’urbanisme tactique exercent aujourd’hui comme consultants en design urbain et proposent leurs services aux institutions intéressées » (Douay et Prévot, 2016, p. 16), ce qui remet en question la nature authentiquement citoyenne des interventions. Certes les professionnels sont également des citoyens, c’est pourquoi il est d’autant plus difficile de départager le tout.

L’homogénéité des acteurs de l’UT n’est pas sans impacts sur la production des espaces urbains. Elle contribuerait à perpétuer des privilèges et des biais raciaux, de genres et de classes – ce que LaFrombois (2015) nomme les « blind spots » de l’urbanisme DIY. Les recherches de Deslandes (2012, 2013) et de LaFrombois (2015) démontrent, en utilisant un cadre théorique féministe, qu’il y a un double standard dans la perception et la réception des initiatives selon les acteurs qui utilisent ce procédé. Les populations marginalisées, comme les sans-abris, ne bénéficient pas du même traitement de faveur que les tacticiens de la classe créative lorsqu’ils décident d’aménager et de s’approprier l’espace (LaFrombois, 2015). Les autorités tolèrent et encouragent les initiatives d’urbanisme tactique par les acteurs de la classe créative parce qu’elles renforcent une production économique de l’espace. Ce faisant, l’UT renforce le privilège de productivité sur l’espace (LaFrombois, 2015) et peut constituer une forme de « hipster gentrification » ou de « DIY displacement » (Deslandes, 2013). Selon ces auteurs, l’UT est imbriqué dans un processus de restructuration économique multiscalaire : on encourage les tacticiens à occuper des sites ou des bâtiments désaffectés et dépouillés de

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leurs valeurs par les intérêts financiers. Les activités temporaires installées réaniment ces espaces et leur insufflent une nouvelle valeur avant que les intérêts financiers reviennent exploiter cette valeur (LaFrombois, 2015, p. 10). Dans cette perspective l’UT, est vu comme un troc ou une relation gagnant-gagnant entre ceux qui possèdent un capital culturel (les tacticiens de la classe créative) et ceux qui possèdent un capital monétaire (les propriétaires). Les perdants sont alors ceux qui ne possèdent aucun de ces capitaux soit les populations les plus marginalisées (Deslandes, 2013, p. 223).

Légitimité – La seconde critique concerne la légitimité des acteurs. Revenant à Douglas (2016, p. 127), la maîtrise d’un savoir urbanistique technique ou académique par les acteurs de l’UT fait en sorte qu’ils sont convaincus d’avoir la légitimité d’agir puisque « their knowledge of urbanism not only informs their actions, it gives them confidence that what they are doing is the right thing for the city ». Cette volonté d’agir dans la ville de manière informelle peut occasionner des dérives. Même si la plupart des acteurs croient bien agir, la pratique de l’UT peut rapidement ressembler à du vigilantisme (Finn, 2014) qui viendrait en quelque sorte court-circuiter les valeurs et la notion d’intérêt public que nos institutions sont censées représenter. Davidson (2013, p. 53) résume en expliquant que

at this point, the larger worry is over the lack of thought and principle behind the action, not the action itself. Without some mechanism that protects the public, some TU interventions may result in the unintentional infringement of personal liberties. Elected government, as imperfect and often unrepresentative as it is in practice, is still our principal device for aggregating preferences and reflecting ‘public will’.

Responsabilité – Cela nous amène au troisième enjeu, celui de la responsabilité. Alors que l’on peut prétendre que les tacticiens sont mus par de bonnes intentions pour améliorer leur quartier en réglant des « problèmes » qu’ils ont identifiés, les solutions qu’ils apportent ne sont pas forcément les plus appropriées dans l’intérêt du plus grand nombre. Contrairement aux autorités municipales, ces acteurs ne sont pas contraints par des considérations de sécurité, d’équité, d’accessibilité, de participation publique ou de planification à long terme (Finn, 2014). Ce manque de vue d’ensemble peut entrainer des conflits entre deux visions de la ville18 : celle à long terme du service de planification municipale et celle de l’immédiateté des acteurs de l’urbanisme tactique. En d’autres mots, la vision stratégique et la vision tactique.

18 Pour certains comme Iveson (2013), ce conflit représente plutôt un point positif et même un fondement de

Dans la même optique, il y a des effets indésirables qui peuvent se produire autour des aménagements d’urbanisme tactique. Par exemple, plusieurs auteurs (Douay et Prévot, 2014; Douglas, 2014; Finn, 2014; Mould, 2014) anticipent un lien entre l’UT et la gentrification même si les recherches sur le sujet restent encore à mener. Pour Finn (2014, p. 391), l’UT pourrait contribuer à reproduire des inégalités que les acteurs de l’urbanisme tactique tentent d’éliminer en créant une nouvelle forme de « privately owned publics spaces (POPS) » gérées par des citoyens plutôt que par des entreprises. En parlant du mouvement du PARK(ing) Day, Douay et Prévot (2014, p. 17), avancent la même idée lorsqu’ils écrivent « si ce mouvement n’est pas l’élément déclencheur d’un processus de gentrification déjà ancien, il en est une parfaite illustration et le prolongement ».

Il devient donc difficile de savoir si tous ces enjeux ne viennent pas annuler les bénéfices potentiels des interventions d’urbanisme tactique menées par les citoyens. C’est ici qu’arrivent la professionnalisation et l’institutionnalisation de l’UT. En reprenant les bonnes idées du mouvement citoyen en ce qui concerne une méthode d’implantation et d’expérimentation rapide d’aménagements urbains, l’UT en mode formel répond en partie aux problèmes de représentativité, de légitimité et de responsabilité discutés ci-dessus. Il n’est toutefois pas à l’abri d’autres critiques comme celle d’être au service d’intérêts économiques plutôt que sociaux et démocratiques.