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2. La mobilisation des connaissances en planification et l’urbanisme tactique

2.1 L’articulation entre connaissance et action dans la planification

2.1.1 Les grandes traditions de la planification et l’articulation entre connaissance et action

2.1.1.1 La tradition de la social reform

La première grande tradition de la social reform vise à orienter la société. Cette tradition considère « planning to be the application of scientific knowledge to public affairs » (Friedmann, 1987, p. 76). En mettant l’accent sur les connaissances scientifiques, la planification est réservée aux professionnels et laisse de côté émotions, valeurs et jugements. La social reform est la tradition centrale de la planification. Après la Première Guerre mondiale, la planification rationnelle est perçue plus positivement que le laisser-aller complet à la main invisible du marché économique. L’idée que le monde irait mieux s’il était géré rationnellement par des experts gagne en popularité. Dans ce modèle très organisé et hiérarchique, les changements sont institutionnalisés et pris en charge par le haut selon un modèle plus ou moins centralisé. L’information suit un parcours unidirectionnel vers le bas : « once the institutional mind has produced a blueprint, a design is made at the top, and the appropriate commands are given through which the plan is to be carried out » (Friedmann, 1987, p. 95, italiques par l’auteur). Ainsi, dans cette tradition l’articulation entre connaissance

et action est linéaire : les connaissances précèdent la prise de décision qui conduissent aux actions (voir figure 10).

Figure 10 : Articulation entre connaissance et action dans la tradition de la social reform. Source : auteur.

2.1.1.2 La tradition de la policy analysis

La seconde tradition de la policy analysis considère la planification comme une activité de prise de décision pour mettre en œuvre le meilleur scénario, la meilleure action possible (Friedmann, 1987). Au cœur de cette tradition se trouve Herbert Simon dont les travaux ont porté sur la hiérarchie, la prise de décision et le contrôle. Pour Simon (1996), la policy analysis fait partie de la nouvelle science du design. L’objectif de cette science est de gérer la complexité par la rationalité. Toutefois, l’auteur adopte une position plus modérée sur la rationalité en planification en parlant de la bounded rationality – une rationalité qui est limitée par le temps, l’argent et les autres ressources disponibles dans le processus de planification. Friedmann (1987, p. 151, italiques par l’auteur) résume la pensée de Simon ainsi :

Decision makers could never be completely rational in the sense of having total knowledge of a situation and the alternatives available to them […] In practice, a person’s knowledge of consequences was at best fragmentary and the alternatives examined always few. Under the circumstances, one had to make decisions the best one could.

Cette tradition est influencée par la théorie des systèmes qui introduit un effet de rétroaction (feedback) dans la relation de causalité qui passe alors d’une conception linéaire à une conception circulaire et complexe. Au processus A vers B s’ajoute un retour de B vers A. Cette rétroaction fait en sorte qu’il devient très difficile de prévoir les répercussions d’une action et encore moins d’une série d’actions. Ainsi, comparativement à une articulation linéaire entre connaissance et action dans le processus de planification, la tradition de la policy analysis accorde plus d’importance aux actions dans son modèle en reconnaissant que ces dernières peuvent avoir des effets qu’il est important d’anticiper dans la prise de décision (voir figure 11). Toutefois, même si la vision de Simon sur la prise de décision prend en considération les limites dans le processus de planification et la notion de rétroaction, elle continue d’élever « cognition over action » (Friedmann, 1987, p. 151, italiques par l’auteur). En présupposant que les actions

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vont suivre ce qui a été décidé, cette tradition conserve l’idée que les objectifs de la planification sont établis en avance23.

Figure 11 : Articulation entre connaissance et action dans la tradition de la policy analysis. Source : auteur.

2.1.1.3 La tradition du social learning

La troisième tradition est celle du social learning. Cette dernière tente de contrer les contradictions entre la théorie et la pratique, entre la connaissance et l’action. Elle est à l’opposé de la tradition de la policy analysis. La planification selon cette tradition « begins and ends with action » faisant en sorte que « practice and learning [are] construed as correlative processes, so that one process necessarily implies the other » (Friedmann, 1987, p. 181‑182). Cette tradition prend ses racines dans le pragmatisme de Dewey qui prône un « learning by doing ». Cette idée d’apprentissage par essai-erreur se base sur les sciences empiriques dans lesquelles des enseignements peuvent être tirés autant des réussites que des échecs. Dès lors, cette tradition accorde une plus grande importance à l’action dans l’activité de planification. Friedmann (1987, p. 189) résume en expliquant que « through experience, we come not only to understand the world but also transform it. As in a spiral movement, from practice to plan and again back to practice, it is the way we learn ». Selon cette tradition, la connaissance venant des perceptions est très importante, mais elle doit être couplée avec la théorie qui doit être elle-même révisée selon les leçons de l’expérience. L’articulation entre connaissance et action est bidirectionnelle. La prise de décision se trouve alors au centre d’un système d’apprentissage où les connaissances proviennent à la fois de la théorie et de l’action (voir figure 12). Friedmann (1987, p. 216‑217, je souligne) conclut en expliquant :

in comparison with policy analysis, the tradition of social learning represents a major step forward. With it, we move from anticipatory decision-making to action and social practice. The

23 Il est important de noter que la pensée de Simon a évolué lors de la parution de la seconde édition de the

Sciences of the Artificial en 1981 alors qu’il aborde la question de « designing without final goals » (Simon, 1996, p. 162‑163). Par le fait même, sa pensée se rapproche du social learning.

social learning approach works with a process concept of knowledge: its central assumption is that all effective learning comes from the experience of changing reality.

Figure 12 : Articulation entre connaissance et action dans la tradition du social learning. Source : auteur.

2.1.1.4 La tradition de la social mobilization

Finalement, la quatrième tradition est celle de la social mobilization dans laquelle « planning appears as a form of politics, conducted without the mediations of “science” » (Friedmann, 1987, p. 83). Cette tradition prend racine dans l’anarchie sociale, l’utopisme et le matérialisme historique. Avec ces trois bases, qui se positionnent contre les conditions mises en place par le capitalisme, cette tradition se fonde sur une critique de l’industrialisation. La planification en mode social mobilization est ce que Friedmann appelle la planification radicale. Alors que traditionnellement la planification vise à orienter la société comme c’est la cas avec la tradition de la social reform, la planification selon la social mobilization vise plutôt la transformation de la société par la base. Toutefois, bien que la planification radicale s’inspire des mouvements révolutionnaires et des utopies, elle n’est pas forcément révolutionnaire elle-même c’est-à- dire qu'elle ne cherche pas toujours à renverser le système en place.

À l’instar du social learning, dans la planification radicale la connaissance vient de la pratique et de l’action. Friedmann (1987, p. 236) explique que la social mobilization « is informed by a paradigm of social learning that expresses the dialectical unity of theory and practice. In [social mobilization], knowledge is regarded more as a flow than as a stock of ressources. Groups engaged in political struggle learn from practice of changing reality ». Cette tradition reprend donc une articulation entre connaissance et action similaire à celle du social learning à la différence près que, dans ce cas, la planification radicale est une activité menée de manière collaborative par les planificateurs et par les membres de la communauté à partir de laquelle l’impulsion de transformation a pris naissance (voir figure 13). Dans ce contexte, la tâche du planificateur consiste à accompagner la communauté dans la transformation sociale en mettant ses connaissances à contribution et en outillant les groupes et les individus. Selon ce mode de planification plus horizontale « “planners” and “people” play interchangeable and interactive roles, so that it cannot always be determined who wears the hat of planner and who does not » (Friedmman, 1987, p. 303). La frontière entre les status et les rôles des

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individus est d’autant plus flexible puisque dans la planification radicale les planificateurs sont des personnes qui possèdent des habiletés communes avec les planificateurs professionnels, sans pour autant être obligatoirement eux-mêmes des professionnels. Les habiletés partagées sont de nature communicationnelle, d’apprentissage, d’analyse, de synthèse, substantive (connaissance de l’histoire, de la politique, des institutions) et expérimentale. Ce sont donc principalement des savoir-faire et des savoir-être – deux types de savoir qui seront discutés dans la prochaine section de ce chapitre.

Figure 13 : Articulation entre connaissance et action dans la tradition de la social mobilization. Source : auteur.