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6. L’urbanisme tactique, un outil pluriel

6.1 L’utilisation de l’urbanisme tactique selon trois visées

6.1.1 L’urbanisme tactique comme outil d’expérimentation

Dans un premier temps, l’urbanisme tactique peut avoir une visée d’expérimentation. Dans cette perspective, l’objectif de son utilisation est la recherche. Cette dernière peut d’abord porter sur des aspects plus matériels ou fonctionnels de l’intervention afin de trouver le design et la programmation les mieux adaptés aux besoins des citoyens et aux caractéristiques du site. Plusieurs exemples de ce type ont déjà été exposés avec la cabane de chantier dans les projets de Place au chantier et de Place à la tour ! (P01), le design reprenant la disposition des bancs d’église du parvis De Biencourt (P07) ou encore la configuration de la Place du Marché (P02; P07). Dans ces cas, l’expérimentation vise la validation d’une proposition d’aménagement en suivant un parcours d’essai-erreur itératif qui fait directement référence au processus du design (Zeisel, 2006) et à la « pensée design » (Brown, 2010).

La recherche peut toutefois porter sur des objets qui sont au-delà des considérations matérielles de design en se penchant par exemple sur l’essence ou sur les objectifs même du projet. Dans ce cas, l’utilisation de l’UT est faite en mode exploratoire avec une fin ouverte, c’est-à-dire que l’intervention sur le site sert à alimenter une réflexion autour de ce dernier plus qu’à valider si, par exemple, une certaine intervention est appropriée on non.

À titre d’exemple, l’utilisation de l’UT dans le projet Place à la tour ! avait cette vocation exploratoire. La professionnelle responsable explique que « c’était la première intention, la première année. C’est vraiment découvrir le lieu, ne pas avoir vraiment de plan. Donc c’était une première approche, engager le dialogue avec le lieu et avec les gens » (P01, je souligne). Dans ce cas, la recherche a été faite par l’entremise des installations physiques, mais aussi par la tenue d’ateliers de réflexion avec les citoyens sur l’avenir et la programmation du lieu de la

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tour Wellington. Le projet du Viaduc 375 est un autre cas où l’intervention visait une exploration des possibilités pour transformer le lieu. La professionnelle responsable explique que l’objectif des organisateurs

était de questionner l’usage de cette infrastructure-là, ou sa capacité, et de tester […] On s’est juste dit et si on essayait quelque chose parce qu’on a quand même le sentiment qu’il y a mieux

à vivre. On va l’essayer et on verra ce que ça donne et on est vraiment encore là-dedans. On n’est

pas : « ah oui c’est ça qu’il faut faire », non vraiment pas. (P06, je souligne)

L’exploration dans ces deux cas se fait alors sous la forme d’un questionnement. Si l’on fait le parallèle avec l’expérimentation dans la pratique professionnelle selon Schön (1983), il s’agit de tests exploratoires qui sont faits dans un but de découverte en partant de la prémisse « et si on essayait quelque chose ». Il n’y a donc pas de résultats précis anticipés comme le souligne la même professionnelle :

c’était vraiment de tester quelque chose, on ne sait pas au bout du compte et c’est ça aussi l’urbanisme tactique… Ce n’est pas juste une affaire d’urbanisme tactique, mais il faut que tu acceptes que ce n’est peut-être pas clair au bout ce que ça va être. Et ça, moi je tiens à le dire. Parce que justement, il y a aussi le fait de ne pas planifier trop, de se donner les outils pour essayer des trucs avec des moyens réalistes, mais pas de dépenser des sommes publiques incroyables pour faire des erreurs ou pour faire quelque chose qui n’est peut-être pas nécessairement une erreur, mais qui est mésadapté. (je souligne)

Dans ce cas, il s’agit de ne pas « planifier trop » en amont pour plutôt planifier dans et par l’action en considérant que l’intervention va générer des connaissances sur le site (savoir empirique), mais surtout dans ce cas des connaissances sur les besoins et la finalité recherchée (savoir normatif). Ces connaissances viendront nourrir la réflexion et aider à la prise de décision advenant une transformation pérenne. Pour le projet de Viaduc 375, l’objectif était de tester la réception des citoyens face à un usage alternatif du viaduc bien plus que de tester un usage alternatif précis. À partir de là, il sera possible de valider la pertinence ou non de faire un projet sur l’infrastructure comme le souligne une autre participante :

est-ce que ça va permettre de dire : « non ben c’est pas intéressant » ou « est-ce que ça va ? »… je sais pas. Chercheurs, urbanistes, élus, est-ce que l’on va avoir une révélation de dire : « non, mais c’est incroyable, il ne faut pas que l’on se passe de ça. Il faut qu’on crée un parc linéaire en hauteur à cet endroit-là » ? C’est ça qui est intéressant. C’est de la tester quoi, donc de le faire. Ça se peut que ça ne marche pas. (P01)

Toujours sous cet angle du questionnement, un professionnel de La Pépinière explique que la Ville et les arrondissements font souvent appel à l’OBNL pour travailler à revitaliser des lieux avec des problématiques particulières. Le professionnel précise que « souvent c’est des sites que les municipalités ont déjà en vue, mais qu’ils n’ont aucune solution à court ou moyen

terme pour le site. C’est souvent des sites qui sont déjà dans des Programme particulier d’urbanisme, mais c’est comme : “ bon qu’est-ce que l’on fait avec ce site-là ? ” » (P03). Dans ces cas, l’approche adoptée par ce professionnel et ses collègues c’est « de prototyper pour essayer d’aller chercher des réponses ailleurs, puis trouver une manière de questionner cet endroit-là » (ibid). Cet accent sur le questionnement rappelle que la planification est d’abord une activité de cadrage de problème avant d’en être une de résolution de problème (Schön, 1983). Bref, il s’agit d’abord de se poser les bonnes questions. Il s’agirait de « faire en sorte que les outils d’expérimentation que l’on va avoir créés vont nourrir ensuite les projets… pas nécessairement un projet pérenne, mais que ça va avoir fait mijoter une réflexion qui va mener à quelque chose au final » (ibid). Les propos de ce dernier participant soulignent, encore une fois, la fin ouverte et l’acceptation que le legs de la démarche puisse être immatériel. L’expérimentation n’est pas uniquement dirigée vers un projet précis à court terme. Elle sert plutôt à accumuler des données et à développer des connaissances qui pourront éventuellement nourrir un futur projet quand les circonstances seront propices. En fait, selon ce participant, le projet tactique « c'est carrément de la recherche et développement pour une ville » (ibid). Dans ce cas, l’action est réellement envisagée dans le sens d’ergon puisqu’elle n’est pas dirigée vers un objectif précis et connu à l’avance comme c’est le cas avec la production (Godin, 2004, p. 33-34).

Pour reprende les caractéristiques de la connaissance définies par Davoudi (2015), cette visée de l’UT fait ressortir le principe que la connaissance est pragmatique et intentionnelle. L’accent est placé sur les connaissances émanant de l’action, du prototype. La connaissance est volontairement construite par essai-erreur dans l’expérience du projet. Ce faisant, c’est cette visée qui rapproche l’UT de la planification conceptualisée comme social learning par Friedmann (1987) en reprenant un thème cher à cette tradition : le « learning by doing ». Parmi les participants interrogés, les récits d’utilisation de l’UT comme outil de recherche en mode exploratoire et ouvert sont plus présents dans les discours des professionnels œuvrant au sein des OBNL lorsqu’ils abordent le cas de projets autogérés qui prennent une forme se rapprochant de l’évènement (Place au chantier, Place à la tour !, Viaduc 375, Village au Pied- du-Courant). Il serait intéressant d’explorer davantage les motifs qui font en sorte que l’utilisation de l’UT sous une forme exploratoire se retrouve plus dans ce type de projet. Est-ce qu’il y aurait un lien à faire avec la capacité d’agir des OBNL ? Ces derniers — tout comme les citoyens d’ailleurs — n’ont pas le pouvoir d’imposer un aménagement et ils n’ont pas les moyens de réaliser un projet permanent. Ils se trouvent peut-être confinés dans une position

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de proposer des occupations alternatives en espérant que leurs actions influencent et nourrissent les réflexions des décideurs55.