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2. La mobilisation des connaissances en planification et l’urbanisme tactique

2.1 L’articulation entre connaissance et action dans la planification

2.1.2 L’urbanisme tactique au sein des grandes traditions en planification

Le modèle du « Territorially Based System of Social Relations » de Friedmann (1987) offre un nouveau point de vue sur l’urbanisme tactique qui permet de mieux comprendre les divisions entourant sa récente professionnalisation et son institutionnalisation. Puisque l’utilisation de l’UT, de manière générale, s’inscrit dans le cadre d’une planification qui vise le changement ou la transformation de ce système territorialisé de relations,24 il se trouve dans les zones 1 à 3 que j’ai superposées au modèle (voir figure 14).

24 Les auteurs critiques de l’appropriation de l’UT par les professionnels feront possiblement valoir qu’au

contraire, sous ces allures innovantes, il serait plutôt une ruse pour renforcer le statut quo. Ce n’est pas ce qui ressort de l’analyse des expériences des professionnels rencontrés dans cette recherche. Un changement est observable ne serait-ce que parce que son utilisation modifie les façons de faire des professionnels dans la démarche de conception de projet.

Figure 14 : Professionnalisation et institutionnalisation de l’urbanisme tactique dans le modèle de Friedmann. Source : auteur, d’après Friedmann, 1987, p. 30.

L’urbanisme tactique, à l’origine plus près du militantisme et de l’activisme, trouverait sa place à l’extrême droite du modèle de Friedmann comme une pratique qui vise la transformation, parfois radicale, de la société (Zone 1). Dans cette zone, L’UT prend par exemple la forme d’opérations guérilla pour la réappropriation de l’affichage publicitaire avec le collectif BUGA UP (Iveson, 2013); de réparations illégales de nids de poule (Metcalfe, 2017) (voir figure 15); de verdissement sauvage avec le seed bombing qui consiste à lancer des semences sur des terrains privés laissés à l’abandon; et de craftivists avec le recouvrement de mobilier urbain avec du tricot pour s’opposer à la standardisation de l’espace public (Mould, 2014). Dans ce contexte, l’UT est hors du domaine de la planification officielle et il se décline en mode DIY. Il est le fait d’individus ou de groupes qui n’intègrent pas forcément leurs actions dans une vision globalisante de la ville. Pour certains d’entre eux, leurs actions sont même en opposition à la planification qui leur est imposée. Pour les plus extrémistes, l’existence même d’une autorité responsable de la gestion municipale est remise en question comme en témoignent les propos

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des membres de Portland Anarchist Road Care recueillis par Metcalfe (2017, para. 4) : « we don’t think the city should exist; we are only limited by our capacity and our imaginations […] We aren’t asking permission, because these are our streets. They belong to the people of Portland, and the people of Portland will fix them ».

Figure 15 : Des activistes de Portland Anarchist Road Care réparant un nid de poule. Source : Portland Anarchist Road Care.

Ensuite, l’UT est progressivement intégré à la planification en tant que pratique radicale alors qu’il se popularise et qu’il devient un outil utilisé par les professionnels de l’aménagement ou par des citoyens ayant des connaissances et des aptitudes similaires aux professionnels (Douglas, 2016) (Zone 2). Les projets de transformation de l’espace public avec le PARK(ing) Day pour revendiquer plus de lieux de rencontre (Merker, 2010), de création de pistes cyclables illégalement par le Toronto Urban Repair Squad (Douglas, 2014) ou des projets d’urbanisme temporaire réalisés dans une approche ascendante comme le Village au Pied-du- Courant à Montréal représentent cette phase. Ces projets participent à une vision de la ville plus réfléchie et ils sont souvent conçus avec une vision transitoire de l’aménagement. Ils sont réalisés avec une volonté d’ouverture et de discussion avec les pouvoirs établis (Lydon et Garcia, 2015; Nédélec, 2017). Ainsi, ces interventions ne sont pas une pratique révolutionnaire au sens où elles ne visent pas un renversement du système territorialisé de relations sociales. Elles proposent toutefois une certaine transformation du système en remettant en question

l’usage de l’espace public et en proposant des formes alternatives de réappropriations de ces espaces25.

Finalement, l’UT s’institutionnalise de manière plus formelle avec la mise en place de politiques et de programmes comme celui des placottoirs à San Francisco ou le Programme d'implantation des rues piétonnes et partagées (Zone 3). Dans les projets réalisés sous ces modalités, le processus devient plus normalisé et standardisé. Il demeure toutefois innovant – au sens de la planification innovante de Friedmann – parce qu’il confronte certaines pratiques établies et certains règlements d’urbanisme. L’UT est alors dans une zone particulière du modèle de Friedmann. Il se situe à un endroit où sa visée est à la fois la transformation du système et le changement – on se souvient que dans ce modèle le changement est un lieu de confrontation et de compromis entre la transformation et le maintien du statu quo. Il se trouve donc à cet endroit où se chevauchent la planification radicale et la planification innovante. Le modèle de Friedmann a l’avantage d’offrir une représentation graphique qui permet de mieux comprendre les divisions entourant la professionnalisation et l’institutionnalisation d’un mouvement d’abord citoyen. En cheminant d’une pratique révolutionnaire à un outil de planification innovante, l’urbanisme tactique perd ses orientations politiques extrêmes par l’accumulation de compromis pour se conformer davantage au système. Toutefois, il demeure une force de transformation, dans une moindre mesure, puisque c’est par la planification innovante que les changements s’intègrent progressivement au système (Friedmann, 1987). Si pour certains l’intégration de l’UT dans la planification en a fait une pratique vernaculaire vide de sens parce que centrée uniquement sur ses caractéristiques esthétiques et pratiques en évacuant complément son origine militante et son essence politique (Mould, 2014), pour d’autres, cette même intégration offre aux professionnels un nouvel outil pour aménager la ville autrement et changer progressivement les pratiques et les règlements de l’intérieur (Lydon et Garcia, 2015). Bref, lorsque l’UT est dans cette dernière zone, il est moins un cri du cœur pour revendiquer un « droit à la ville », il s’inscrit plutôt au sein de stratégies pour changer la ville à plus long terme. Dans le cadre de cette recherche, c’est précisément l’UT positionné dans cette zone de chevauchement qui m’intéresse.

Puisque l’urbanisme tactique, dans ce contexte, vise la transformation sociale, mais de manière conservatrice, il s’intègre principalement dans la tradition de la planification du social

25 Ces types de projet d’UT ne sont toutefois pas toujours à valeur transformative. Ils peuvent également être

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learning tout en empruntant à la social mobilization avec la planification radicale dans le cas

de projet pronant une approche plus ascendante. De plus, sa démarche inspirée de la pensée design confère à l’action, par l’entremise du prototype, une place prépondérante comme source d’apprentissage dans l’activité de planification.