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CHAPITRE 1 Analyse sociohistorique : Émergence des dispositifs d’évaluation éthique

1.2 Les comités nationaux d’éthique

1.2.2 Les comités nationaux d’éthique permanents

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) (1983)

En France, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) représente le troisième type de comités nationaux, celui « dont la mission est élargie sans durée limitée ». C’est en effet le cas du CCNE, qui fut créé en 1983 et dont les travaux se poursuivent encore aujourd’hui.

Il importe de mentionner que le CCNE, comme plusieurs autres comités nationaux décrits par Ambroselli, fut créé « au lendemain de la naissance d’une enfant née après conception in vitro105 », mais il s’agit ici du premier événement de ce genre en France et non de

104 Ibid., p. 74. 105 Ibid., p. 106.

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l’événement de 1978 qui fut à l’origine de la création du Comité national de Grande- Bretagne.

Ce comité est institué en 1984 à la demande du Directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), lequel est préoccupé par le fait que le Comité d’éthique médicale de l’Institut ne soit composé que de médecins :

Peu après la naissance, le directeur général de l’INSERM, M. Philippe Lazar, a souhaité dans un premier temps la transformation de la composition des membres du Comité d’éthique médicale de l’INSERM qui n’était composé que de médecins. Ce souhait a été repris par le ministre de la Recherche, M. J.-P. Chevènement, puis par le Président de la République, M. F. Mitterrand, qui a créé le Comité par le décret du 23 février 1983106.

Ambroselli souligne par ailleurs le caractère unique de cette instance, premier comité national d’éthique « dont la mission est élargie et sans durée limitée », initiative qui sera imitée par la suite mais qui représente, à ce moment, une première sur la scène mondiale :

Malgré la création récente de comités nationaux d’éthique qui s’apparentent au Comité français, celui-ci reste une structure originale sans équivalent, de par sa spécificité éthique, qui s’éprouve dans le temps, et de par son champ de réflexion, entre l’éthique, le politique et la recherche biomédicale qui s’ouvre lentement à travers les différentes strates sociales107.

La composition et la structure du CCNE reflètent le souci de multidisciplinarité exprimé par le directeur général de l’INSERM :

Le Comité est composé de son président, M. J. Bernard, nommé par le Président de la République, et de 36 membres : cinq personnalités désignées par le Président de la République et appartenant aux principales familles philosophiques et spirituelles; seize personnalités qualifiées choisies en raison de leur compétence et de leur intérêt pour les problèmes d’éthique; et quinze personnalités appartenant au secteur de la recherche. Le Comité est renouvelé par moitié tous les deux ans108.

Mis en place peu de temps après la naissance du premier enfant conçu par le recours à la technique de la « FIVETE109 », le Comité aura pour mission de « donner son avis sur les

106 Idem. 107 Idem. 108 Ibid., p. 107.

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problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, des groupes sociaux ou la société tout entière110 ».

Rappelons que le CCNE n’a pas de pouvoir décisionnel : il s’agit d’un comité consultatif, chargé de formuler des recommandations et non de rendre des décisions comme c’est le cas pour les comités locaux chargés d’évaluer les protocoles de recherche : « Ses avis ne sont ni des textes de droit, ni des textes de lois, même si les questions qu’il traite font souvent l’objet de lois (expérimentation médicale et scientifique, politique de recherche, prélèvements d’organes, interruption volontaire de grossesse…)111.

Il faut mentionner que, depuis 2004, ce comité national est devenu une instance indépendante et que sa composition s’est légèrement modifiée, de même que son fonctionnement :

Art. L. 1412-2. - Le comité est une autorité indépendante qui comprend, outre son président nommé par le Président de la République pour une durée de deux ans renouvelable, trente-neuf membres nommés pour une durée de quatre ans renouvelable une fois […]112

Cependant, la mission du CCNE est demeurée la même, et, depuis sa création, ce comité national est à l’origine de 114 avis, dont plusieurs portent sur des questions relatives à l’expérimentation sur l’être humain – notamment sur les enjeux éthiques soulevés par la protection de l’être humain, dès sa conception – questions qui ont fait l’objet de nombreux débats au sein même du Comité, parfois divisé sur ces problématiques, comme le dénotent les divergences de point de vue de plus en plus fréquentes exprimées dans les avis rendus par cette instance au cours des dernières années.113

110 Décret nº 83-132 du 23 février 1983 portant création d’un Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, article 1.

111 Ambroselli, (1990), op. cit., p. 106-107.

112 « La Loi n° 2004-800 du 6 août 2004, relative à la bioéthique, confère le statut d’autorité indépendante au

Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (Journal officiel de la République française, n°182, 7 août 2004) ». Source : site officiel du CCNE, textes fondateurs, consulté le 20 février 2011. http://www.ccne-ethique.fr/loi_n_2004800.php

113 Voir notamment l’Avis no. 93 sur la commercialisation des cellules souches humaines et l’Avis no. 112

sur la recherche sur les cellules d’origine embryonnaire humaine et la recherche sur l’embryon humain in

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Comme le rappelle Lucien Sève, le CCNE, dès sa mise en place en 1983, adopte une perspective philosophique kantienne qui sera présentée explicitement dans le rapport Recherche biomédicale et respect de la personne humaine114 publié quelques années plus

tard :

L’opinion courante était que notre diversité – profonde – nous condamnait à ne nous entendre au mieux que sur des recommandations déontologiques subalternes, le vrai accord éthique étant bien sûr exclu. Nous avons démontré le contraire : d’avis en avis, comme dans les échanges serrés du groupe de réflexion sur la personne que j’animai – je fus longtemps le seul philosophe au comité. Ce qui nous a fédérés n’est pas le plus petit mais le plus grand, diversement interprété par chacun mais intimement connu par tous : l’inconditionnelle obligation du respect de l’humanité en chaque humain115.

Au Québec

La Commission de l’éthique de la science et de la technologie (CEST) (2001)

À cette liste, nous nous devons d’ajouter, bien qu’il s’agisse d’une instance québécoise et non canadienne, la Commission d’éthique de la science et de la technologie, une instance gouvernementale qui a la particularité de se présenter comme une Commission – terme qui désigne habituellement des instances à durée limitée, pour reprendre les termes d’Ambroselli – alors que la CEST est un dispositif éthique sans durée limitée, ce qui le situerait, si on se réfère à la classification proposée par Ambroselli, dans les « Comités créés par des institutions d’État et dont la mission est élargie sans durée limitée », bref, dans la même catégorie que le Comité consultatif national d’éthique des sciences de la vie et de la santé (CCNE) créé en France en 1983.

L’intention de créer une Commission d’éthique de la science et de la technologie est annoncée dans un document publié en janvier 2001 par le Ministre de la Recherche, de la science et de la technologie dans une politique intitulée Savoir changer le monde, qui définit comme suit la mission sociale de la future Commission :

des réserves et souhaité manifester leur dissidence quant aux orientations que le Comité tendait à prendre relativement aux problématiques relatives au corps humain, et particulièrement en début de vie.

114 SÈVE, Lucien. Recherche biomédicale et respect de la personne humaine, Explicitation d'une démarche,

La Documentation Française, Paris, décembre 1987, p. 1-78.

115 SÈVE, Lucien (2013). « Une bioéthique universelle à la française », in La bioéthique, pour quoi faire ?

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Lieu de réflexion d’envergure nationale sur l’éthique de la science et de la technologie […] la future Commission de l’éthique de la science et de la technologie favorisera un débat public éclairé sur toute question relative au développement scientifique et technologique et fera part du résultat de ses propres réflexions, alimentées par ce débat, sous forme d’avis, rapports ou études soumis aux divers intervenants du vaste champ de la science et de la technologie. » 116.

Cette Commission doit être rattachée au Conseil de la science et de la technologie, lequel doit, « En vertu de sa loi constitutive […] former des commissions pour l’étude de questions particulières […] et c’est à ce titre que le ministre lui a demandé de créer une commission de l’éthique ». La demande avait été adressée au Conseil de la science et de la technologie (CST) en juin 2001 mais c’est en septembre que le Conseil a formellement constitué la Commission de l’éthique de la science et de la technologie, laissant toutefois à cette dernière la mission de « réfléchir elle-même d’ici au dépôt de son rapport annuel 2002-2003, à l’opportunité d’apporter des précisions ou des modifications à son mandat et à son mode de fonctionnement […] et d’en faire rapport au Conseil ». Bien que rattachée au Conseil de la science et de la technologie, la CEST « jouit d’une totale indépendance morale; son rattachement au Conseil est d’ordre administratif »; de plus, « le fait que la présidence de la Commission soit assumée par un membre régulier du Conseil contribuera à la prise en compte de la dimension éthique dans les travaux de ce dernier117. ».

À la différence des comités locaux d’éthique canadiens (CÉR), la Commission d’éthique de la science et de la technologie ne dispose d’aucun pouvoir de décision; il s’agit d’un comité consultatif dont le mandat est de produire des avis (rapports) sur une problématique soulevant des enjeux éthiques et de formuler des recommandations en lien avec cette problématique.

116 Création et mission de la CEST, in Savoir changer le monde, Politique québécoise de la science et de

l’innovation, GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, 2008. Cité dans CEST, Rapport d’activité 2001-1007.

117Ànoter que la CEST, en 2011, est abolie suite à l’abolition du Conseil de la science et de la technologie

(Loi 130). Une nouvelle commission est formée : « Créée le 1er juillet 2011, « […] la Commission de l’éthique en science et en technologie est en fait la continuation de la Commission de l’éthique de la science et

de la technologie du Conseil de la science et de la technologie. En 2011 le CST est aboli et ses activités sont intégrées dans le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation. En même temps, l’Assemblée crée la Commission de l’éthique en science et en technologie, en tant qu’organisme distinct. ». (Wikipédia, Commission de l’éthique en science et en technologie,

http://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_de_l%27%C3%A9thique_en_science_et_en_technologie, page consultée le 15 septembre 2013.

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Composée de treize membres, choisis selon des critères précis,118 la Commission de

l’éthique de la science et de la technologie fait appel à des groupes d’experts « dont la composition varie en fonction du sujet de l’avis »; cependant les groupes de travail comprennent « toujours des membres de la Commission, dont le président du groupe de travail119. ». La composition des groupes, dont la liste est fournie dans chacun des avis,

reflète le souci de multidisciplinarité qui caractérise les comités nationaux d’évaluation éthique.

L’examen des documents émanant de la CEST ne donne aucune indication permettant d’identifier, chez cette instance, une approche philosophique privilégiée; les approches peuvent varier selon la composition des groupes de travail, lesquels, comme nous venons de le voir, varient en fonction du sujet traité. Une multiplicité d’approches peut ainsi se manifester à la CEST suivant la nature des sujets traités, l’approche philosophique étant laissée à la discrétion des groupes formés pour traiter chacun des avis.

Conclusion de la section 1.2

Au terme de notre analyse de l’émergence des dispositifs nationaux d’évaluation éthique, nous sommes en mesure de répondre aux trois sous-questions de recherche de ce volet de notre recherche exploratoire.

En ce qui concerne les modes de gouvernance à l’œuvre dans l’émergence des dispositifs nationaux d’éthique, nous en avons relevé trois, soient le mode déontologique, le mode juridique et le mode éthique.

En ce qui a trait au mode déontologique, il s’agit, comme c’était le cas pour les comités locaux d’évaluation éthique, de la morale professionnelle, des devoirs qui incombent aux praticiens. Le cas de l’INSERM, dont le Comité d’éthique médicale est constitué de médecins seulement, en constitue un exemple.

118 « Ce sont des personnalités reconnues dans leur milieu pour leur crédibilité et leur objectivité; […] Ce sont

des gens dont l’intérêt pour l’éthique de la science et de la technologie et la compétence en cette matière ne font aucun doute; […] Il s'agit de personnes manifestant une grande indépendance morale par rapport à l’institution ou à l’organisme auquel elles appartiennent. ». In CEST, Rapport d’activités 2001-2007, p.3.

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Le mode juridique se manifeste par la mise en place de dispositifs nationaux d’éthique portant sur plusieurs questions relatives à l’éthique de la recherche biomédicale et sur le souci d’encadrer le développement des nouvelles technologies. On assiste d’abord à la création de commissions à durée limitée, mises en place notamment aux États-Unis, au Danemark, au Canada et en Grande-Bretagne, puis, de comités permanents, d’abord en France (CCNE en 1983) et au Québec (la CEST en 2001). Ces comités ont en commun d’être des comités institués par les gouvernements, avec le mandat de produire des rapports ou des avis concernant le développement technoscientifique.

Aux instances mises en place pour répondre aux enjeux soulevés par le développement des nouvelles technologies se greffent des lois et des réglementations devant permettre d’encadrer les pratiques sociales en lien avec ces nouvelles technologies et avec la mise en place des dispositifs eux-mêmes (par exemple, les règles relatives à la composition et au fonctionnement des divers comités nationaux). À titre d’exemple, les Lois de bioéthique en France et les réglementations qui ont suivi les Commissions nationales d’éthique américaines dans les années 70 constituent des exemples représentatifs du mode de gouvernance juridique mis en place en réponse aux problèmes soulevés par le développement des nouvelles technologies.

Enfin, la création d’une nouvelle instance éthique – le Comité d’éthique clinique – constitue également une réponse de type juridique aux enjeux soulevés par les nouvelles technologies biomédicales. En effet, qu’il s’agisse de comités d’éthique de la recherche (CÉR), de comités d’éthique clinique (CÉC) ou de comités nationaux d’éthique, les comités d’éthique et les règles qui les accompagnent sont la forme institutionnalisée de l’éthique, c’est-à-dire une forme de gouvernance de type juridique.

Bien que la gouvernance juridique occupe une place importante, comme nous l’avons démontré, la gouvernance éthique se manifeste sous plusieurs formes dans l’émergence des dispositifs nationaux d’éthique. Ainsi en est-il des principes (ou du cadre) éthiques présentés dans les rapports produits suite aux commissions nationales d’éthique qui ont été mises en place aux États-Unis, au Canada et dans certains pays d’Europe au cours de la seconde moitié du 20e siècle en réponse aux enjeux soulevés par la recherche et par le

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développement des nouvelles technologies120. Les conférences citoyennes au Danemark et

la Commission présidentielle américaine qui ouvre un espace éthique en recommandant la création d’une Commission devant se pencher sur les valeurs et les croyances, constituent également des formes de gouvernance éthique.

En ce qui a trait à la seconde sous-question de recherche, à savoir : y avait-il effectivement une place pour la déontologie, une place pour le droit et une place pour l’éthique, nous avons relevé les éléments suivants.

La présence de la déontologie se manifeste par une évaluation des nouvelles technologies en fonction de la morale médicale; ainsi, le cas de l’INSERM, dont le Comité d’éthique médicale est constitué de médecins seulement, en constitue un exemple : on fait appel, dans ce cas, au raisonnement déontologique.

La présence du juridique se manifeste pour sa part par l’exigence du consentement, par l’exigence de considérer les droits de la personne et, à cet égard, le statut juridique de l’embryon et du fœtus, ainsi que ceux de la mère, et par la considération des droits des patients face aux nouvelles pratiques générées par les technosciences biomédicales, dont le cas de Karen Quinlan constitue une illustration bien connue. Dans ce cas, on fait appel au raisonnement juridique.

C’est par l’énonciation de principes éthiques (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice, respect et dignité humaine) et par leur pondération que se manifeste la présence de l’éthique. À titre d’exemple, le Rapport Warnock va souligner le respect dû à l’embryon comme membre en devenir de la collectivité tout en considérant la possibilité, dans certaines conditions – en l’occurrence, en deçà d’un certain stade de développement – de permettre l’usage des embryons en recherche compte tenu de l’importance de l’avancement des connaissances et de la recherche pour cette même collectivité.

À la troisième sous-question portant sur l’influence possible du courant de la bioéthique et des philosophes investis sur la visée des comités d’éthique, nous avons trouvé les éléments suivants.

120 Voir : les principes éthiques présentés dans le Rapport Belmont et dans le Rapport Warnock, et le cadre

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Nous sommes en mesure de constater le rôle que la philosophie a pu jouer dans la visée des comités d’éthique de trois manières : a) par les divers rapports élaborés et mis en place suite aux commissions nationales d’éthique; b) par certaines initiatives reflétant l’ouverture à un espace éthique; c) par la présence de la philosophie et la participation des philosophes lors des travaux et de la mise en place des dispositifs nationaux d’évaluation éthique.

En ce qui concerne le premier point, comme nous l’avons mentionné plus haut, c’est tout le processus qui est traversé par la réflexion philosophique. En effet, comme en témoignent les approches adoptées lors des travaux des commissions nationales américaines, canadiennes et européennes et les Rapports présentant les principes éthiques devant guider les pratiques en lien avec le développement technoscientifique qui ont été élaborés et mis en place suite à ces commissions, le courant de la bioéthique et les philosophes investis ont joué un rôle significatif dans la visée des comités d’éthique, aussi bien au niveau des dispositifs nationaux qu’au niveau des dispositifs locaux d’évaluation éthique. Ainsi en est- il des principes éthiques présentés dans le Rapport Belmont et le cadre éthique présenté dans le Rapport de la Commission Royale d’enquête sur les techniques de reproduction au Canada, ainsi que les principes éthiques présentés dans Rapport de la Commission Warnock sur les problématiques de la fertilité et de l’embryologie humaine.

En ce qui a trait au second point, soit les initiatives témoignant d’une ouverture à un espace éthique, mentionnons en premier lieu les conférences citoyennes mises en place au Danemark afin de permettre le débat sur les enjeux éthiques soulevés par le développement et l’utilisation des nouvelles technologies. L’initiative de la Commission présidentielle américaine de recommander la création d’une nouvelle commission dont le mandat serait de se pencher sur les valeurs et les croyances témoigne également de l’influence du courant bioéthique et des philosophes investis sur la visée des comités d’éthique.

Enfin, en ce qui concerne le dernier point, à savoir la présence de la philosophie et la participation des philosophes lors de l’élaboration des discours fondateurs et de la mise en