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CHAPITRE 1 Analyse sociohistorique : Émergence des dispositifs d’évaluation éthique

1.1 Les comités d’éthique de la recherche

1.1.4 L’éthique de la recherche et le Rapport Belmont

La publication du Rapport Belmont en 1979 marque un important tournant dans l’histoire de l’éthique de la recherche : en effet, ce document, publié par le United States Department of Health and Human Services suite aux travaux de la Commission (HEW), présente les 3 principes éthiques devant guider les pratiques de recherche : le respect de la personne (l’autonomie et la protection des personnes vulnérables), la bienfaisance et la justice63.

Cette étape constitue une importante évolution au niveau de la participation de la philosophie, et plus précisément de l’éthique, dans le processus de l’évaluation de la recherche.

Aux États-Unis, dans le cadre de la Commission nationale pour la protection des sujets humains de la recherche biomédicale et comportementale, des personnes versées en éthique

61 Déclaration d’Helsinki, 1964, op. cit., art. 9, 10 et 11. 62 Déclaration d’Helsinki, 1964, op. cit., art. 1 à 4 et 6 à 8.

63Rapport Belmont : principes éthiques et directives concernant la protection des sujets humains dans le cadre de la recherche, Rapport de la Commission nationale pour la Protection des sujets humains dans le

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seront invitées à participer aux échanges64, l’un des principaux objectifs de cette

commission étant de mettre en lumière les principes devant gouverner les pratiques de recherche médicale:

Une des responsabilités de la Commission consistait à identifier les principes éthiques fondamentaux qui doivent sous-tendre la conduite de la recherche biomédicale et béhavioriste concernant des sujets humains, et à établir les directives à suivre dans le but de garantir que cette recherche soit effectuée en conformité avec ces principes. A cet effet, la Commission devait considérer : (i) les frontières entre la recherche biomédicale et béhavioriste et l’exercice admis et habituel de la médecine, (ii) le rôle de l’évaluation des critères risques/avantages pour déterminer le caractère approprié de la recherche faisant appel à la participation de sujets humains, (iii) les directives bien choisies pour sélectionner les sujets humains devant participer à ladite recherche, et (iv) la nature et la définition d’un consentement fondé sur l’information dans différents contextes de recherche65.

Ces principes, présentés dans le Rapport Belmont, furent à l’origine des travaux de Beauchamp et Childress, qui, à partir de ceux-ci, élaborèrent et proposèrent une approche pour la décision éthique en matière d’expérimentation médicale.66

De même en est-il de Stephen Toulmin et d’Albert R. Jonsen dont les travaux bien connus sur la casuistique ont été inspirés, entre autres, par leur participation à cet important événement.67

Cet appel à la philosophie n’était pas le premier, mais, comme le souligne Toulmin, c’est d’abord en vain que, confrontés aux problèmes soulevés par le développement technoscientifique, certains firent appel aux philosophes pour guider les pratiques; en effet, si l’appel avait déjà été lancé, la réponse ne semblait pas s’être avérée concluante au départ :

64 Cf. Tom L. BEAUCHAMP et Yashar SAGHAI. « The historical foundations of the research-practice

distinction in bioethics », in Theor. Med. Bioeth., 33: 45-56. Published online: 19 January 2012, Springer Science+Business Media B.V. 2012.

65Rapport Belmont, 1974, op. cit., Récapitulatif, p. 1

66 Cf. Beauchamp et Childress, Principles of biomedical ethics, Oxford University Press, New York, 1989

(Third edition), 470 pages.

67 Cf. Jonsen, A. R., et Toulmin, S. The Abuse of Casuistry, A History of Moral Reasoning, University of

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For those who sought some “rational” way of setting ethical disagreements, there developed a period of frustration and perplexity. Face with the spectacle of rival camps taking up sharply opposed ethical positions (e.g., toward premarital sex or anti-Semitism), they turned in vain to the philosophers for guidance. Hoping for intelligent and perceptive comments on the actual substance of such issues, they were offered only analytical classifications, which sought to locate the realm of moral issues, not to decide them.68

Comme le précise Toulmin, ce ne fut que dans les années 1960, avec le développement de l’éthique appliquée (Applied Ethics) que des pistes de réponses sur le contenu furent enfin proposées, redonnant ainsi une pertinence à la philosophie morale par le biais d’une approche renouvelée de la réflexion sur l’éthique s’inspirant en partie des travaux d’Aristote sur le raisonnement pratique.69

C’est ce qui fera dire à Toulmin que ce fut, dans un certain sens, la médecine qui sauva la vie de l’éthique, en obligeant les philosophes à considérer d’un œil nouveau leur propre pratique pour être en mesure d’apporter une réponse appropriée aux demandes qui leur étaient adressées par la société face aux enjeux soulevés par le développement technoscientifique et par l’insuffisance du droit et de la déontologie médicale à y répondre :

[…] By reintroducing into ethical debate the vexed topics raised by particular cases, they have obliged philosophers to address once again the Aristotelean problems of practical reasoning, which had been on the sidelines for too long. In this sense, we may indeed say that, during the last 20 years, medicine has “saved the life of ethics,” and that it has given back to ethics a seriousness and human relevance which it had seemed – at least, in the writings of the interwar years – to have lost for good.70

Ainsi, aux réponses de l’éthique médicale et à celles apportées par le droit vient se greffer celle de l’éthique philosophique. On assista ainsi à ce qu’il est convenu d’appeler un « retour de l’éthique », lequel se manifesta par un foisonnement d’interventions sociales et

68 TOULMIN, S., How Medicine Saved the Life of Ethics, Perspectives in Biology and Medicine, Summer

1982, p. 736.

69“ In place of the earlier concern with attitudes, feelings, and wishes, it substituted a new preoccupation with

situations, needs and interests; it required writers on applied ethics to go beyond the discussion of general principles and rules to a more scrupulous analysis of the particular kinds of “cases” in which they find their application; it redirected that analysis to the professional enterprises within so many human tasks and duties typically arise; and, finally, it pointed philosophers back to the ideas of “equity”, “reasonableness”, and “human relationships”, which played central roles in the Ethics of Aristotle but subsequently dropped out of sight.” (Toulmin, 1982, op. cit., page 737.)

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politiques, mais également par le développement et l’implantation de dispositifs visant à assurer la concrétisation des visées éthiques que la littérature dans ce domaine – articles, rapports, codes, guides, politiques, etc. – proposait en réponse aux questionnements et aux enjeux soulevés par ces pratiques nouvelles.

C’est au cours de cette période que la bioéthique fait son apparition, le terme ayant été introduit pour la première fois en 1970 par un chercheur oncologiste de l’Université du Wisconsin, Van Rensselaer Potter, puis repris et nuancé par la suite par de nombreux intervenants dans le domaine de l’éthique; il semble encore à ce jour impossible de donner de la bioéthique une définition compréhensive rigoureuse, étant donné la complexité du phénomène social auquel elle renvoie, en l’occurrence :

[…] ce courant d’idées et de sensibilité suivant lequel les avancées technoscientifiques ne constituent pas automatiquement des progrès pour l’humanité en général, de telle sorte que ce qui est technoscientifiquement possible n’est pas ipso facto toujours bon ni nécessairement à permettre71.

Cependant, un certain consensus existe autour des événements qui marquèrent le développement de la bioéthique; ainsi, selon Gilbert Hottois, plusieurs événements ont précédé l’avènement du terme « bioéthique ». Il est d’une importance primordiale de rappeler que, parmi ceux-ci, ce sont les événements liés au développement des technosciences biomédicales qui vont donner lieu au développement de la réflexion éthique et son institutionnalisation. Ainsi, comme le rappelle Hottois, « Dès les années cinquante, des théologiens, notamment Joseph Fletcher, (1905-1991) (protestant), réfléchissent sur l’éthique médicale du point de vue du patient, dont Fletcher souligne le droit à l’information et à l’autonomie (Morals and Medicine, 1954) 72. ».

Hottois rappelle ensuite qu’au cours des années soixante et soixante-dix, de nombreux cas d’expérimentation sur l’homme font l’objet de dénonciations et de condamnation, en raison des conditions dans lesquelles elles se sont déroulées.73

71 HOTTOIS, 2001, Nouvelle encyclopédie de bioéthique, p. 127. 72 Idem.

73 Hottois précise ici qu’il peut s’agir soit d’expérimentation insuffisante, comme dans le cas de la

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Enfin, Hottois rappelle que c’est également à cette époque que sont fondés le Hasting Center et le Kennedy Institute of Ethics, « deux centres de recherches qui demeurent aujourd’hui encore des pôles essentiels pour les études bioéthiques74 » et que les comités

d’évaluation éthique sont mis en place aux États-Unis :

À partir du milieu des années soixante, on commence à instituer aux États- Unis des comités d’évaluation qui annoncent les actuels comités éthiques de la recherche. Ce sont les IRB (Institutional Review Board) qui apprécient l’acceptabilité scientifique et éthique des projets de recherche75.

La mise en place des comités d’éthique clinique s’inscrit également dans cette période, et relève du même souci, soit : ouvrir à la réflexion éthique face à des situations soulevant des enjeux en lien avec le développement des technosciences biomédicales, comme l’illustrent le cas de Karen Ann Quinlan et le cas de Jane Doe :

Dans le premier cas, les parents d’une jeune fille en coma profond se battirent de longs mois pour obtenir qu’on enlève le respirateur. Dans le second, des parents s’opposèrent à une intervention chirurgicale décidée en faveur de leur nouveau-né atteint de spina bifida, une malformation grave du bas de la colonne vertébrale. Ces deux affaires se rapportaient à des décisions d’interruption de traitement ou d’abstention thérapeutique, matières caractérisées alors par un grand vide juridique. Dans ces affaires, l’intérêt du patient ne se confond plus avec son maintien en vie, ce qui pose la question : le médecin est-il encore le plus habilité à juger? Et si non, qui peut l’être? […] Dans l’affaire Quinlan, la Cour suprême du New Jersey suggéra dans son jugement le recours à un comité d’éthique. Et à la suite de l’affaire Doe, le Department of Health and Human Service (DHHS) et l’Académie de pédiatrie préconisèrent la création de comités d’éthique clinique, position soutenue par l’American Hospital Association76.

La Commission nationale pour la protection des sujets humains de la recherche biomédicale et comportementale s’inscrit dans ce mouvement dans la mesure où elle a fait une place importante à la parole philosophique et à l’éthique et dans la mesure où la participation des membres a été significative à cet égard, ouvrant sur un espace à la réflexion éthique et au développement d’approches axées sur la pratique, telles que celles

l’insu des « cobayes choisis parmi des groupes sociaux vulnérables ou marginaux […] » (HOTTOIS, (2001),

Ibid., p. 127). 74 Ibid., p. 128. 75 Idem.

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proposées, à la suite de cet événement, par Beauchamp et Childress et par Jonsen et Toulmin.