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« Tout a transversé ! » expliquait une vielle dame pour expliquer les changements entre la vie avant-guerre, et après. Comme tant d’autres choses, le rucher cévenol n’a pas échappé aux grands bouleversements. L’arrivée de la ruche à cadres, timide dans ses débuts a, en quelques décennies, radicalement changé le contexte apicole un peu partout dans le monde, et donc dans les Cévennes et les Causses.

4.3.1 Un argument de poids…

Comme il est habituel face à de nouveaux arrivants, ou de nouvelles technologies, il y avait ceux qui étaient dubitatifs devant la nouveauté, et surtout face aux records de production. Une ruche qui fait 20 à 30 kg, il y avait de quoi générer l’incrédulité ! Il fallait des preuves, du concret ! Et puis, comment les abeilles du pays allaient-elles s’habituer à ces nouveaux habitats, à l’instar des paysans habitués à leur terroir et qui seraient obligés d’habiter un appartement dans un immeuble moderne ! Mais ces 20 kg de miel allaient cheminer inexorablement dans l’esprit des gens ! 20 kg contre 2 à 3 kg pour une ruche de l’ancien temps, c’était le modernisme !

Ameline : Pourquoi vous pensez que la plupart des gens ont abandonné les

ruches-troncs ?

Jean : Ah, c’était la quantité ! Oui, la quantité ! Il y avait des gens, à la ruche à

cadres en moyenne, il faisait une vingtaine de kilos de miel par ruche, alors...

A : Même avec un gros tronc, on ne peut pas atteindre cela ? J : Oh non, non. Au maximum, deux trois kilos, c’est tout.

4.3.2 À la hausse !

Cependant, les anciens, comme leurs enfants, ne demandaient qu’à voir et à comprendre ! Quelle était la conception de cette nouvelle structure qui stimulait tant les abeilles ? Est-ce simplement des cadres ajoutés qui pouvaient faciliter la vie et le stockage ? Plutôt que

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d’acheter une ruche moderne, déjà toute faite, qui coûtaient assez cher pour l’époque, les anciens ont d’abord pensé à ajouter une hausse sur leurs ruches troncs.

Jean : On avait essayé d’y mettre une hausse, de faire des cadres et mettre

une hausse dessus, mais elles montaient mal dedans. Je sais pas d’où ça venait, si c’était trop haut ou quoi. Mais elles montaient mal.

Ameline : Vous aviez fait ça quand ?

J : Quand la ruche à cadres est sortie, on en avait pas nous autres à l’époque.

Et on avait essayé comme ça, mais ça marchait pas… ça montait pas bien. Je sais pas d’où ça venait. Peut-être qu’il y avait pas assez de passage, parce que dans la ruche à tronc, elles ont tendance à monter sur le bord du tronc. Et alors quand elles arrivaient, et on laissait qu’un petit trou là-haut à la cime, il fallait qu'elles se retournent comme ça, peut-être c’est ça qui les gênait. Parce que dans les ruches à cadres, il y en a qui les montent assez haut. Aussi bien qu’elles ont toujours…. Dans la ruche. Je pense que c’est ça qui faisait mal marcher leurs affaires.

C’est ainsi que, dans plusieurs endroits des Cévennes, de nombreux apiculteurs ont testé l’installation de hausses sur les troncs, en privilégiant soit le principe des cadres, soit celui de la hausse (Figure 92). Et donc des hausses plus ou moins ingénieuses ont garni les ruchers traditionnels, hausses en troncs avec des petits cadres ou avec un simple croisillon, hausses en paille de tout type, hausses de ruche à cadres avec une planche percée adaptée au calibre intérieur du tronc… À Barre des Cévennes, des hausses en paille, datant de 1890, ont été retrouvées avec à l’intérieur, des morceaux de bois disposés en rayons.

N’étant pas très concluantes, toutes ces tentatives furent petit à petit abandonnées, ou laissées en l’état…

Figure 92 – Une ruche-tronc avec une hausse de ruches à cadres (en haut à droite), rucher de la lauze (48) (photo : A. Lehébel-Péron)

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4.3.3 Savoir faire

Parallèlement à cela, l’influence des revues agricoles et apicoles, la pression très appuyée des organismes officiels, les aides techniques à l’installation, les stages de formations, continuèrent de saper les dernières résistances à l’achat de la ruche à cadres. Il restait cependant une solution, face à la dépense, c’était de la construire soi-même, avec plus ou moins de réussite ! En témoigne ce savoureux petit moment d’échange, avec l’accent chaleureux du terroir, entre Daniel Travier et Yvon l’apiculteur :

Yvon : Mon père avait une tante qui avait que des ruches à troncs. Et quand il

est revenu de l’armée, eh bé, l’apiculture l’intéressait. Alors il est allez voir sa tante qui avait ce rucher à troncs.

Daniel : Ton père est revenu de l’armée, c’était en quelle année ?

Yvon : Alors, il est né en 5, donc en 25 grosso modo… Donc ça lui a plu et il s’est mis à déloger les abeilles des troncs pour les incorporer dans des ruches à cadres. Et alors, hé hé, les ruches à cadres… !

Ameline : Les ruches à cadres, il y en avait beaucoup déjà ? Y : Bah, il y en avait point ! Et il en avait pas !

A : Et d’où il connaissait ça ?

Y : Il y avait ici, dans la région un nommé Théophile Merry qui habitait à La

Bastide, en face Peyrolles. C’était un gars resté vieux garçon et qui avait beaucoup étudié. Il était plus âgé que mon père, puisqu’il devait avoir 30 ou 40 ans quand mon père en avait 20. Il avait des châtaigniers. Et lui il voulait changer, c’était un précurseur. Il avait pris un gars avec lui, qu’il payait, sûrement, enfin je sais pas, à cette époque-là, la nourriture et le logement, c’était déjà la moitié du salaire… Et alors mon père, avait pris contact avec lui et il lui avait dit de toute façon si tu veux faire de l’apiculture moderne avec des ruches à cadres, il te faut faire des ruches à cadres, ou tu les commandes ! Mais tu les commandes… euh, quand on a pas l’argent, c’est bien beau de dire de commander ! Et lui avait eu cette opportunité d’avoir les billes de châtaignier Et donc les troncs de châtaigniers, les beaux, ils les avaient débités en « scieur de long ». Et avec les planches, ils avaient fait des ruches à cadres.

A : Il avait vu ça quelque part ?

Y : Dans des revues ! Il avait étudié dans des revues. C’était un gars vraiment

à la pointe, à la pointe de tout ! Donc il avait fait des ruches à cadres, et alors à ce moment-là, il avait pas de machine de menuiserie. Et donc rien de plus simple, quand il y avait truc qu’il voulait relier et bien, rien de plus simple, il en mettait un par-dessus et il clouait. Et donc, il avait des planches de châtaignier qui faisait deux centimètres d’épaisseur ! Et avec des pieds, on aurait dit des pieds d’armoire ! Et la ruche elle-même, elle faisait 60 kilos ! Ha ha ha !

D : Et il les transhumait pas ?

Y : Ah bah non, il les transhumait pas, i’ pouvait pas ! Mais quand il les a

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Certains bons bricoleurs ont réussi à fabriquer leurs ruches à cadres, la plupart des autres les ont achetées. Certains ont détruit leurs anciennes ruches, la plupart des autres les ont gardées… Et le rucher cévenol amorça un début de changement ! Certes, ce ne fut pas un déferlement, la progression fut lente et persévérante… La plupart des gens voulurent garder leur patrimoine de ruches- troncs, puisqu’elles étaient là et qu’elles fonctionnaient. Cela faisait des décennies que tout le monde avait entendu parler de la ruche à cadres et que les organismes agricoles régionaux en faisaient une ardente promotion !

Pourtant les gens demeuraient encore réticents. Il suffit de regarder les chiffres. Dans les recensements communaux de deux communes lozériennes, jusqu’en 1926 pour Saint-Julien d’Arpaon, et jusqu’en 1936 pour Cassagnas, il ne figure aucune ruche à cadres. Dans un autre recensement, agricole départemental cette fois, datant de 1943, pour les 6 communes de Saint-Julien-d’Arpaon, Cassagnas, La-Salle-Prunet, Barre-des-Cévennes, Saint-André-de Lancize, et Saint-Privat-de-Vallongue, 379 ruches-troncs sont déclarées pour 65 ruches à cadres, dont 45 pour la seule commune de Saint-André-de-Lancize (La proportion est de 85% de RT pour 15% de RC). Trente ans plus tard, pour les mêmes communes, lors d’un recensement non officiel réalisé par un garde du Parc national, les chiffres révèlent la présence de 746 ruches-troncs pour 270 ruches à cadres (ce qui donne une proportion de 73% de RT pour 26,5% RC) (Figure 93) (Bonnet, 1973). La différence significative du nombre de ruches recensées vient du fait que le recensement de 1943 ne concerne que les agriculteurs tandis que celui de 1973 concerne tous les propriétaires de ruches, même en petite quantité. Comme il est visible d’après ces chiffres, la progression de la ruche moderne était encore lente à cette époque.

Aujourd’hui, pour ces mêmes communes, il reste moins d’une dizaine de ruches-troncs colonisées par des abeilles…

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4.3.4 Mobile home

L’abondance de la production s’expliquait aussi par la mobilité de cette nouvelle ruche. Avant le démarrage de la floraison locale, ou dès la fin d’une floraison saisonnière, il était possible d’amener les ruches à d’autres endroits en floraison pour allonger la durée du butinage, chose impossible à faire avec les ruches-troncs. La transhumance des ruches commençait…

Yvon : C’était une grande remorque, pour charrier des ruches… Vous vous

rendez compte ! Et malgré ce, on en mettait une vingtaine dans cette remorque, et on pouvait pas les mettre les unes sur les autres. Et alors mon père, chez le carrossier, il avait fait couper, garder la cabine et il avait fait une camionnette de l’UNIC Puteaux ! Pour faire de la transhumance !

Ameline : Là, on est dans les années… ?

Y : Dans les années 50 et quelques, le ver à soie fonctionnait pas mal non plus.

Entre la camionnette et la remorque, on faisait de ces chargements ! Mon dieu, quel temps !!

Daniel : Et il transhumait où ?

Y : En bas, à Valflaunès. Il y avait pas mal de romarin à ce moment-là. On

démarrait sur le romarin en bas.

A : C’était rare les gens qui transhumaient ?

Y : Ah oui !! Mon père était un des premiers ! À part Nicolas de Saumane, eh

bé, il y avait personne d’autres qui faisait de la transhumance !

Entre autres conséquences de ce changement, l’importance de la production de miel incita vieux et jeunes, autochtones et néo ruraux, à se lancer dans le professionnalisme. Les quantités accrues permettaient d’envisager un revenu raisonnable, en vendant le miel et ses dérivés vers les touristes, les commerces, les marchés… La filière apicole prenait une tout autre dimension !

4.3.5 Ruches en vacance

Comme les anciens le disaient, peut-être y avait-il avant beaucoup de ruches qui étaient décimées, mais cela ne se voyait pas du fait de l’abondance des essaims qui recolonisaient les ruches vacantes. Une ruche qui se vidait, une autre qui se recolonisait, cela pouvait apparaître comme un ordre des choses. Au printemps, l’apiculteur laissait les colonies essaimer et récupérait les essaims. Il a été vu précédemment que des petites ruches étaient placées sur les ruchers, car elles essaimaient plus régulièrement que les grosses ruches.

Jean : On ramassait les essaims, chaque année il y avait des tas d’essaims, il y

en avait qui partaient. J’ai ramassé les essaims, total que j’en avais monté une soixantaine. Et ça avait marché jusqu’à… j’avais 55, même 60 ans quand encore ça marchait. Tandis que maintenant …

Les pertes hivernales sont bien plus visibles aujourd’hui, aussi bien dans les dernières ruches-troncs encore actives que dans les ruches à cadres. Tous les Cévenols interrogés avaient déjà remarqué une baisse du nombre d’essaims avant l’arrivée du varroa, en 1982. Ainsi, comme il

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y a moins d’essaims, les ruches-troncs ne se repeuplent pas, celles qui meurent ne sont plus systématiquement remplacées, et donc les ruchers se vident.

Roger : La ruche tronc, produit d’avantage d’essaims que la ruche cadres, tout

ça parce que déjà on a très peu de place. On sait qu’elle essaime beaucoup plus que la ruche cadres.

Ameline : Ça c’est positif ? R : Ah oui, oui, c’est positif !

Cette diminution du nombre d’essaims visibles peut principalement s’expliquer par deux facteurs : l’état sanitaire des colonies et le contrôle de l’essaimage de l’apiculture moderne. En effet, l’état global des colonies d’abeilles est plus mauvais aujourd’hui qu’il ne l’était au début du siècle dernier, donc beaucoup plus de colonies meurent, ou sont fragilisées, et par conséquent essaiment moins. Avec des ruches à cadres, les apiculteurs cherchent plutôt à maîtriser l’essaimage, en multipliant les colonies par division des ruches, ou par élevage de reines.

L’horrible histoire du voyage de Destructor !

Dans le lointain sud-est de l’Asie vivait un acarien Varroa nommé Jacobsoni. Il résidait sur son

hôte, l’abeille Apis cerana, et chacun s’arrangeait plus ou moins bien de cet état de fait. Les

apiculteurs locaux ne s’en inquiétaient guère. Soucieux d’améliorer la productivité de leur

rucher, ils firent venir d’Europe des colonies d’Apis mellifera. Au Japon, en 1877, sautant sur

l’occasion, le Varroa s’accrocha à son nouvel hôte. N’ayant pas les mêmes comportements que

sa consœur autochtone, ni les mêmes cycles de

développement, notre Apis se trouva fort dépourvu, quand ce

parasite lui échut. Dans l’alchimie complexe qui accompagne

parfois la rencontre entre deux êtres, naquit un Varroa

nouveau, au nom très évocateur de Varroa destructor.

Mondialisation commerciale aidant, des Apis mellifera

revinrent en Europe vers les années 1970, et arrivèrent en

France en 1982, avec l’encombrant et dangereux passager

clandestin...

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4.3.6 Un essaim sain dans un corps sain

Les traitements sanitaires, contre le varroa (Varroa destructor), n’ont pas été conçus pour l’apiculture fixiste. Depuis l’arrivée du parasite, la quasi-totalité des éleveurs d’abeilles en ruches à cadres utilise des traitements vétérinaires pour soigner et protéger leurs ruches. Ces produits vétérinaires doivent être introduits dans le corps de la ruche, à partir du moment où la hausse, partie où le miel est stocké, n’est plus en place. Ainsi les rayons qui contiennent le miel, ne sont jamais en contact avec les produits de traitements.

Mais dans les ruches fixistes, le corps de la ruche, et les rayons où est stocké le miel, sont dans le même compartiment. Ainsi, les traitements appliqués dans une ruche-tronc risquent de contaminer l’intégralité des cires de la ruche, et donc le miel stocké dans ces cires. L’autre inconvénient majeur de ces ruches réside dans l’inaccessibilité au couvain, au contraire des ruches à cadres. Il est donc difficile de se faire une idée de l’état sanitaire de ces colonies.

Jean-Claude : Sur la ruche-tronc, on peut pas faire grand-chose. Vous pouvez

même pas sortir un cadre pour voir le couvain, rien ! C’est la nature qui fait tout !

Aujourd’hui, avec des ruches-troncs, les apiculteurs doivent s’adapter, expérimenter. En interrogeant les personnes qui possèdent ces ruches, on se rend compte qu’il y a autant de méthodes que d’apiculteurs. Certains utilisent des traitements chimiques sans se soucier de la contamination des cires, en introduisant des languettes de produits entre les brèches du haut de la ruche.

Jean-Claude : Et pour traiter… Si, il y en a qui les traitent par-dessous avec les

gouttes, même on peut soulever et mettre des bandelettes. Mais quel travail… Et puis je veux dire, ils sont tous morts.

D’autres préfèrent déposer ces mêmes traitements sous la ruche, afin que les produits contaminent moins la zone où le miel est stocké. D’autres encore préfèrent utiliser les traitements autorisés en apiculture biologique, principalement à base d’huiles essentielles (souvent de synthèse) et les appliquer sous la ruche par évaporation. Enfin, des apiculteurs considèrent que les ruches-troncs offrent suffisamment de protection à l’abeille et considèrent qu’il n’est pas nécessaire d’appliquer des traitements.

Roger : Peut-être je fais une erreur, j’en sais rien, mais il se peut que dans

quelques années, peut-être j’aurai raison, le fait de ne pas traiter le varroa, de laisser naturellement faire les choses, on aura peut-être des surprises. Alors moi, ce que j’ai constaté, c’est que l’effectif 2008, on le retrouve en 2009. Les copains, ils n’ont pas fait ce comportement. Ils ont énormément de pertes.

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A : Vous n’avez pas eu de pertes cet hiver ?

R : Là j’ai pas eu de pertes, j’ai eu mon effectif. Enfin bon, j’en parle pas parce

que quand on raisonne comme ça, on dit, il est fou ! Avant-hier, j’ai un bonhomme qui a cinq ruches qui est venu visiter. Il osait pas me dire, il tournait. Il me dit, je voudrais vous dire quelque chose. Je lui dis : allez-y ! Il me dit : «mais, je traite pas le varroa ». Je dis, allez on en parle. Il me dit parce que quand je dis ça, les apiculteurs lui disent : mais il est fou, il comprend rien, c’est pas bon. Et il me dit « Mais pourtant, j’ai du miel ». Je lui dis « écoutez, je suis un peu dans cette technique et pour le moment ça se passe très bien. »

4.3.7 Histoire de palais

Les avantages offerts par la ruche à cadres, dans une stricte logique économique et sanitaire, semblent l’emporter largement sur ceux de la ruche-tronc. Pourtant il y a quelques arguments subtils qui ne sont pas négligeables pour les palais sensibles. Ceux qui ont connu le miel de ruches-troncs, à l’instar du palais des Romains qui distinguait le délicieux miel coulé du miel pressé (cf Introduction), parlent toujours avec nostalgie du goût incomparable de ce miel. Dans tous les souvenirs, le miel des ruches modernes n’est pas aussi bon.

Des apiculteurs valorisent ce miel, ainsi que les brèches emmiellées en pots, en faisant la promotion de la provenance sur les étiquettes

Jean : Je reconnais que le miel à tronc était meilleur que celui à cadres. A : Pourquoi le miel est meilleur ?

M : Je peux pas le dire, je sais pas d’où ça vient. Est-ce que c’est la quantité ?

je sais pas…