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Les acquis d’une démarche : apports et limites

Dans le document Jeunes, racisme et construction identitaire (Page 51-53)

Précautions préalables

Ce recours aux textes dans la recherche-action pour être utilisé de manière plus approfondie et systématique (ce qui dans certaines situations est possible voire souhaitable et permet d’ap- profondir le travail d’investigation) appellerait une certaine homogénéité du groupe (rapport au théorique, cursus scolaire ou universitaire commun, familiarité avec ce type de travail dans un contexte professionnel).

Dans un groupe hétérogène – ce qui était le cas à Saint-Jean-de-la-Ruelle –, il risquerait, outre les réflexes de défense qu’il suscite, de casser la dynamique du groupe en introduisant un cer- tain type de hiérarchie, d’être contre-productif eu égard à la démarche et à l’objet de la recher- che-action, et impose donc d’être manié avec précaution.

Néanmoins, d’une certaine manière, cette situation a été productive en évitant un travail plus « académique », parce qu’il s’est inscrit dans une tension permanente entre concepts et méthodologie scientifique d’une part, affects, vécu, expérience d’autre part. On peut faire l’hy- pothèse que dans ce contexte, c’est cette tension qui a permis l’entrée dans la pensée.

La confrontation au théorique et ses effets

Le premier effet cherché (et observé) du recours à des textes « théoriques » est celui que nous avons appelé « l’effet-miroir ». C’est même un préalable et la condition de leur efficace. Le texte, même résistant de par sa difficulté, fait écho à la réalité d’un vécu, à des intuitions et par là même requiert l’attention.

Il permet de sortir de l’isolement, de la solitude, c’est une expérience partagée, universelle- ment partagée, qui fait « entrer dans la culture24», une culture qui dépasse les expériences per-

sonnelles, et qui inscrit chacun dans une histoire commune et dans la communauté des humains, dans l’universel.

Il participe en outre d’une valorisation de soi par le contact avec des textes, des auteurs qui seraient restés inconnus de la plupart par ailleurs, et qui mettent en contact avec la « haute culture » – une culture assez souvent dénigrée verbalement mais qui garde quelque chose de sa charge symbolique. Et d’une certaine manière l’« aura » des textes ou des auteurs rejaillit symboliquement sur celui qui s’y frotte.

On pourrait faire un parallèle avec le phénomène décrit par Nathalie Kakpo25dans son ouvrage

L’islam, un recours pour les jeunes : dans une petite ville française frontalière de la Suisse, des jeunes hommes, en situation précaire, ayant souvent connu l’échec scolaire, stigmatisés de par leur origine, renouent avec l’islam, vont assister en Suisse aux conférences des deux frè- res Ramadan qui y séjournent et qui sont très fréquentées. C’est l’occasion pour ceux qui n’ont connu que des échecs de se remettre à lire, de rencontrer des penseurs, de retrouver ainsi l’es- time de soi, d’opérer une « requalification symbolique ».

De surcroît, des auteurs que rien ne relie a priori à l’expérience du racisme et d’autres auteurs dont le patronyme renvoie à une immigration plus ou moins ancienne, à

cette expérience du stigmate, issus de populations que le stéréotype vou- drait voir cantonner à des rôles socialement mineurs sont abordés indiffé- remment, comme des autorités. Il n’est pas dit – intuition qu’il faudrait

24/ BRUNERJ., L’éducation, l’entrée dans la culture, Retz, Paris, 1966.

25/ KAKPON., L’islam, un recours pour les jeunes, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2007.

vérifier – que cela n’ait pas une fonction symbolique forte : le racisme n’est pas le problème des seules victimes du racisme ; et un « immigré » peut devenir directeur d’études à l’école des Hautes Études en sciences sociales (EHESS)…

Ces écrits (théoriques ou autres) mettent la question du racisme sur la place publique, en font une question légitime, qui peut être dite, réfléchie, travaillée. Ils la font sortir du tabou, de la honte ou de la culpabilité (mais aussi de la colère, du sentiment d’incompréhension de la vic- time). Ils participent d’une reconnaissance de l’existence d’un phénomène souvent dénié et du préjudice subi, et contribuent consécutivement au travail de (re)légitimation de soi.

Ces textes permettent de surcroît de mieux comprendre, mais aussi de voir ses intuitions ou ébauches d’analyses confirmées.

Le phénomène sidérant, a priori absurde et incompréhensible pour la victime, de l’agression (ou seulement du regard) raciste, cesse de l’être, ses mécanismes se dévoilent, les processus sont mis au jour. À partir de là, on peut sortir de la honte, de la culpabilité parfois, et trouver des ressorts pour affronter certaines situations, voire en faire un objet de lutte. Il y a l’oppor- tunité d’une sortie de la fatalité.

Le même processus pourrait jouer du côté du porteur de stéréotype – que nous sommes tous –, et lui permettre la compréhension de certains mouvements spontanés de rejet, et ainsi de les prévenir, de les contrôler ou de les travailler.

On n’est plus dans le vague, l’incompréhensible, mais dans l’ordre du dicible, du pensable (même si le racisme semble résister à toute analyse, surtout à toute analyse simpliste). Les mots et plus encore l’analyse permettent la mise à distance du vécu, du ressenti, de l’ex- périence, des affects et peut permettre l’entrée dans la complexité. Ils favorisent le décentre- ment, la mise à distance, l’objectivation. Par le passage du vécu au dicible (premier temps), du dicible au théorique – ou à l’abstraction – (second temps). Ceci bien sûr n’est pas propre à l’approche par la théorie, on la retrouve dans des analyses de situations, mais la théorie per- met la formalisation – donc d’aller plus loin dans la mise à distance.

Dans ce contexte, le pluralisme des approches est une richesse, il permet, via le débat, de développer le questionnement, le doute, et de sortir des « allant-de-soi », des fausses éviden- ces… Même si dans le même temps, les convergences rassurent, permettent de construire un discours qui a une assise commune.

En outre, le recours aux textes, dans la diversité de leur approche, leurs écarts, comme leurs complémentarités ou leurs convergences permet aussi de sortir des explications monocausa- les, mais aussi d’éviter de tout décrypter à l’aune du racisme, d’un psychologisme ou d’une lecture politique manichéenne.

On pourrait légitimement interroger à ce propos le choix des textes et la subjectivité ou les par- tis pris théoriques/disciplinaires du tiers accompagnateur, et se demander s’ils n’infléchissent pas la démarche du groupe de recherche-action. Argument qui semble de peu de poids : à la fois parce que ces textes sont des (voire « les ») références, parce qu’ils viennent de courants différents en sciences sociales. Et d’autres textes sur le sujet aboutiraient à des conclusions proches, par exemple en ce qui concerne le processus, les interactions…

In fine, le passage par une parole collective (ce peut être celle du groupe, comme celle de la confrontation aux textes) apparaît comme un moyen de sortir du stéréotype, des affects, des « paroles gelées », mais aussi par l’appropriation progressive du langage de l’analyse de s’en- gager dans un processus de subjectivation, condition de l’émancipation.

PRATIQUES/ANALYSES

Dans le document Jeunes, racisme et construction identitaire (Page 51-53)