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Chapitre 2. Cadre conceptuel et recherches empiriques

2.2 La lecture à voix haute : définition et fondements socioconstructivistes

termes sont employés en fonction des spécificités qu’impliquent l’activité de lecture : lecture à voix haute, lecture partagée, lecture parent-enfant, lecture de livre commune, lecture conjointe, lecture dyadique. On retrouve aussi le terme de lecture dialogique dans le cadre de laquelle un parent ou un professeur reçoit généralement une formation pour apprendre de quelle façon solliciter, à bon escient, la participation active de l’enfant lors de la lecture (Cunningham et Zibulsky, 2011). L’enfant est ainsi invité à émettre des commentaires sur les illustrations, à discuter du texte, à poser des questions, etc.

Les effets positifs de la lecture dialogique sur le développement du langage et du vocabulaire sont connus (Ariaz, 2010; Mol et al., 2008). Toutefois, comme la présente recherche est à visée descriptive et que nous ignorons si les parents solliciteront la participation active, ou non, de leur enfant au cours de la lecture, nous avons choisi de nous arrêter sur le terme « lecture à voix haute », qui réfère à l’activité de lecture qui consiste à ce qu’un adulte ou un lecteur expérimenté (parent, professeur, frère ou sœur ainés, expérimentateur, etc.) fasse la lecture à un groupe d’enfants ou à un seul enfant. Le lecteur peut décider d’attirer l’attention de l’enfant sur différentes composantes de l’émergence de la littératie (vocabulaire, lettres, conventions de l’écrit, etc.) et/ou solliciter la participation active de l’enfant à des degrés divers (questions, discussions, etc.) (Cunningham et Zibulsky, 2011) ou s’en tenir à la lecture

du texte de l’histoire et privilégier l’écoute passive de la part de l’enfant. Par ailleurs, comme nous nous attarderons à la lecture à voix haute en milieu familial dans le cadre de ce mémoire, le lecteur en question pourrait être un parent ou encore un frère ou une sœur ainés, mais nous avons décidé d’observer les interactions parent-enfant exclusivement.

Tout comme plusieurs aspects du développement de l’enfant, l’émergence de la littératie et, par le fait même la lecture à voix haute, s’inscrivent dans une perspective socioconstructiviste. Selon la théorie socioculturelle de Vygotski, l’enfant est doté d’habiletés mentales innées (mémoire, attention, perception) qui se développent tout au long de la petite enfance grâce aux contacts avec l’environnement social et la culture (Brossard, 2004). Guidé par l’adulte qui a le souci de construire avec lui des significations partagées, l’enfant s’approprie des objets nouveaux de son contexte social, il s’approprie le monde humain. C’est donc grâce aux interactions avec son entourage et avec la culture — ici, le monde écrit — que se développent chez l’enfant le langage, les différentes composantes de l’émergence de la littératie et l’apprentissage de la lecture.

2.2.1 Les interactions

Avant d’aborder deux concepts s’inscrivant sous l’angle du socioconstructivisme, la zone proximale de développement et l’étayage, il est important de définir ce que sont les interactions, également le point central desdits concepts. La relation entre la qualité des interactions et l’acquisition du langage a été démontrée autant en LM (Bruner, 1983) qu’en LS (Long, 1996). En contexte de lecture à voix haute, leur importance est aussi connue pour le développement de plusieurs composantes, dont le développement du vocabulaire. Ellis (1999, p.1) définit les interactions comme suit :

« Interaction can ben viewed as the social behaviour that occurs when one person communicates with another. […] It can occur face-to-face, in which case it usually takes place through the oral medium, or it can occur as displaced activity, in which case it generally involves the written medium. »

Étant donné que la présente recherche s’intéresse aux interactions prenant forme lors de la lecture à voix haute entre les parents et leurs enfants d’âge préscolaire qui ne savent pas

encore lire, nous nous intéresserons aux interactions, à propos du vocabulaire, qui relèvent de l’oral. Par exemple, certaines de ces interactions pourraient consister à ce que le parent explique un mot de vocabulaire inconnu à l’enfant ou encore que ce dernier demande au parent ce que signifie un mot. Certaines interactions pourraient aussi se traduire par des comportements physiques non verbaux (ex : pointer un mot).

2.2.1.1 Les interactions et les alternances codiques

En contexte bi/plurilingue, où les familles comptent plus d’une langue à leur bagage linguistique, il arrive fréquemment que les individus recourent à différentes langues au sein d’une même interaction. Ce phénomène linguistique est appelé alternance codique ou mélange9 de langues10 (Reyes et Ervin-Tripp, 2004; Reyes, 2001; Zentella, 1997; Calvet,

1993; Poplack, 1980). En analysant le discours d’adultes et d’adolescents, Calvet (1993) explique que le changement de langue peut se produire dans le cours d’une même phrase ou bien d’une phrase à l’autre, ce que des chercheurs qualifient respectivement d’alternance codique intraphrastique et alternance codique interphrastique. L’alternance des langues peut être effectuée à différents niveaux par un individu et impliquer autant des sons que des morphèmes flexionnels, des mots, des phrases ou même des segments complets de discours (Paradis, Genesse et Crago, 2011).

Bien que par le passé cette pratique linguistique ait pu être perçue comme déficitaire, chez les individus bilingues, l’alternance codique est un procédé volontaire qui répond à diverses fonctions communicatives (Calvet, 1993). Les travaux de O’Donnell Christoffersen (2014) ont permis de démontrer que tout comme chez les adultes, l’alternance codique chez les enfants répond à différentes fonctions communicatives (mettre l’emphase sur une demande; attirer l’attention d’un tiers; traduire les propos de quelqu’un; etc.).

Dans le cadre de sa thèse, Reyes (2001) a étudié la fréquence et la quantité d’emprunts lexicaux et d’alternance codique de plus grande envergure au sein des interactions de duos

9 Le terme « mélange » est utilisé au sens de combinaison de deux langues et non au sens de la confusion entre

deux langues.

d’enfants bilingues espagnol/anglais de sept et dix ans à la fois en contexte scolaire et social. Ainsi, elle a comparé alternance codique et emprunts lexicaux11, ce qu’elle considère,

contrairement à certains chercheurs (Mac Swan, 1999 cité dans Reyes, 2001; Kabuto, 2010), comme étant un type d’alternance codique qui est effectué au niveau d’un seul mot. En effet, pour Reyes, autant les emprunts lexicaux que les alternances codiques constituent des outils qui contribuent au développement de la compétence bilingue des enfants. Elle a d’abord remarqué que dans les deux contextes, le discours des enfants était majoritairement produit en espagnol, la langue dominante des enfants. Ensuite, elle a remarqué que les enfants plus jeunes produisaient davantage d’emprunts lexicaux que d’alternances codiques et vice-versa pour les enfants plus vieux. Par ailleurs, les enfants qui avaient été exposés à l’anglais pendant moins longtemps (un à deux ans) produisaient plus d’emprunts lexicaux que ceux qui avaient été exposés à cette langue plus longtemps (trois ans et plus), ce qui appuie le fait que les emprunts lexicaux font bien partie de l’évolution de la compétence bilingue.

Par ailleurs, peu de recherches ont porté sur l’alternance codique pendant la lecture à voix haute auprès de familles bilingues. Dans le cadre d’une recherche ethnographique, Kabuto (2010) a documenté le développement de la compétence de bilitératie (anglais/japonais) de sa fille, pendant cinq ans (soit de deux à sept ans), au moyen de la collecte de dessins, d’« échantillons d’écriture » ainsi que d’enregistrements audio et vidéo et de notes d’observation lors d’activités de lecture et d’écriture autant en anglais qu’en japonais. Dans son article, elle analyse les interactions entre sa fille et le père de celle-ci pendant la lecture de deux albums en japonais. La fillette était alors âgée de cinq ans et cinq mois et, bien que ses deux parents parlaient couramment les deux langues et qu’ils étaient soucieux du développement de la compétence bilingue de leur fille, celle-ci était davantage exposée à l’anglais qu’au japonais. Dans son analyse, Kabuto n’a pas considéré les emprunts lexicaux comme des alternances codiques. Elle a observé que les alternances codiques ne survenaient que pendant la lecture de texte en japonais, lesquels étaient plus exigeants au plan cognitif pour la fillette, ce qui pourrait en partie permettre d’expliquer pourquoi elle recourait parfois à l’anglais. En effet, dans les extraits fournis, les tours de parole initiés par le père sont en

japonais dans tous les cas. Ainsi, bien qu’elle n’ait été menée qu’auprès d’une dyade, cette recherche met bien en lumière le fait que les familles bilingues peuvent avoir recours à leurs différentes langues, selon des proportions variables, lors des séances de lecture à voix haute. Toutefois, cette recherche ne nous informe pas sur les types et les fonctions des alternances codiques qui se produisent dans les interactions des individus chez qui la compétence bilingue est en émergence à la fois chez les parents et les enfants.

2.2.2 La zone proximale de développement et l’étayage

La zone proximale de développement, concept développé par Vygotsky, correspond à la « distance entre le niveau de développement actuel tel qu’on peut le déterminer à travers la façon dont l’enfant résout des problèmes seul et le niveau de développement potentiel tel qu’on peut le déterminer à travers la façon dont l’enfant résout des problèmes lorsqu’il est assisté par l’adulte ou collabore avec d’autres enfants plus avancés » (Vygotsky, 1978 cité dans Bruner, 1983, p. 287). Ainsi, il stipule qu’un enfant pourra réaliser des apprentissages avec l’aide d’un autre individu plus expérimenté que lui. Ces apprentissages prennent forme grâce aux interactions, ce que Bruner appelle l’étayage.

Dans le cadre de ses travaux, ce dernier a observé que lors d’une situation d’apprentissage faisant intervenir un enfant et un « expert », ce dernier guide l’enfant afin de réaliser une tâche qu’il ne pourrait effectuer seul. Plus précisément, le psychologue américain définit l’étayage par « l’ensemble des interactions et [des] moyens grâce auxquels un adulte ou un “spécialiste” vient en aide à quelqu’un qui est moins adulte ou spécialiste que lui » (Bruner, 1983, p. 261). Ainsi, lors d’une situation de lecture à voix haute en milieu familial, certains parents auront recours à plusieurs moyens pour aider leurs enfants à réaliser des apprentissages tandis que d’autres auront recours à peu de moyens. Par exemple, le parent peut attirer l’attention de l’enfant sur les illustrations et le texte, l’aider à faire des liens entre ses expériences et le texte, lui fournir des connaissances et des informations qui l’aident à comprendre l’histoire, etc. (Shapiro, Anderson et Anderson, 1997). Sans cette aide, l’enfant ne serait pas en mesure, par exemple, de comprendre l’histoire. Évidemment, la quantité et la qualité de l’aide apportée à l’enfant par l’expert ont un effet sur les apprentissages, notamment en ce qui concerne le vocabulaire.