• Aucun résultat trouvé

Lecture pragmatique de -ki-

Chapitre 5 : Lecture pragmatique des morphèmes temporels

5.3 Lecture pragmatique de -ki-

Le premier problème, résolu par la TP, est celui de rechercher la signification stable de -ki-. Elle n’existe pas, puisque le morphème -ki- puise sa vraie signification dans le contexte sans lequel il ne sera pas possible de l’interpréter correctement. Voilà pourquoi les explications d’Ashton et de Contini-Morava sont correctes dans certains contextes et fausses dans d’autres. Le contexte joue un rôle fondamental dans l’interprétation des temps verbaux. Par conséquent, une interprétation hors contexte s’avère problématique.

Le morphème -ki-, selon le contexte, renvoie à plusieurs cas de figure présentés aux § 5.2.1-5.2.9. Nul besoin de lancer la recherche pour un sémantisme basique de -ki-, car le contexte détermine quelle interprétation lui accorder.

La deuxième solution de la TP consiste à définir de manière précise la notion de contexte. Dans la perspective de la TP, le contexte d’un énoncé comprend l’ensemble des hypothèses que l’interlocuteur construit dans son esprit. Ces hypothèses peuvent partir des données perceptuelles ou des données dans les mémoires à moyen et à long terme. Dans cette théorie, le contexte est une construction de la cognition humaine. La situation de la communication est importante mais le contexte ne se réduit pas à elle ; il est plus vaste et plus complexe.

Par ailleurs, la subjectivité intervient de manière décisive dans l’interprétation des temps verbaux. L’interlocuteur n’est pas un récepteur passif des informations linguistiques. Au contraire, il participe très activement à la formulation d’hypothèses constituant le contexte de l’énoncé. Le rôle du sujet semble être sous-estimé, voire même ignorer, dans la description des temps verbaux. Les descriptions revues ici s’efforcent de décrire les temps verbaux indépendamment des sujets qui les emploient. Une telle objectivité n’est pas sans intérêt mais, dans le cas des éléments procéduraux, la démarche est truffée de problèmes. Nous avons vu certains de ces problèmes dans Contini-Morava et Ashton, entre autres.

Il découle de ce qui précède que le morphème -ki- exige un contexte cognitif pour l’interpréter correctement. De plus, selon le contexte construit, le morphème peut renvoyer à plusieurs sens. En outre, l’interlocuteur joue un rôle clé dans la construction du contexte approprié contre lequel il va évaluer le sens de -ki-.

Dans notre cadre théorique, il n’est guère étonnant qu’un morphème décrive l’aspect imperfectif dans certains contextes, mais fasse avancer le temps dans d’autres. Nous avons vu que l’imparfait peut se comporter de la même manière.

Autrement dit, la description d’Ashton est aussi valable que celle de Contini-Morava : tout dépend du contexte construit par l’interlocuteur. Dans un cas, il interprète l’éventualité comme occupant un intervalle de temps et dans le second comme un point sur l’axe du temps. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher un peu sur les usages de l’imparfait en français.

5.3.1 -ki- et l’imparfait du français

Moeschler (1998a) présente les emplois de l’Imparfait donnés dans Grevisse (1986, §851 : 1290) et note que les grammaires classiques présentent l’avantage de donner tous les emplois possibles d’un temps verbal. Ceci semble être aussi l’avantage des descriptions de -ki- par Waihiga (1999). Ce dernier se contente de relever tous les emplois de -ki- sans pour autant chercher à généraliser un emploi aux dépens des autres.

Par ailleurs, Moeschler note que l’interprétation de l’imparfait se fait moyennant les hypothèses contextuelles construites par l’interlocuteur. Cela revient à dire que, selon les contextes, l’interprétation de l’imparfait sera différente. A titre

d’exemple, dans (124) repris en (133) ici, l’imparfait invite à envisager l’éventualité E2 comme étant temporellement incluse dans l’éventualité E1.

(133) Je dormais (E1) lorsque le voleur est entré (E2).

Dans les analyses textuelles, notamment chez Weinrich (1973), l’imparfait signale que l’éventualité e1 sert d’arrière-plan à l’éventualité E2. C’est peut-être une analyse de ce genre qui avait incité Contini-Morava à proposer que le morphème -ki-serve à mettre une éventualité au second plan. Dans une telle logique, c’est la deuxième éventualité qui est saillante. Quoi qu’il en soit, on arrive à la même conclusion : le temps n’avance pas entre E1 et E2. Donc, l’imparfait ne fait pas avancer le temps.

Or, il y a des cas où l’imparfait fait effectivement avancer le temps. Dans les exemples (134) et (135) cités dans Moeschler (1998b: 319), le temps avance entre les deux éventualités.

(134) Max alluma la lampe. La lumière éclatante l'éblouissait.

(135) Max alluma une cigarette. Le tabac avait un goût de miel.

Pour (134), la lumière éblouit après que la lampe est allumée. De même, dans (135), le tabac donne un goût de miel après être allumé. D’autres exemples ont encore plus éloquents. Dans l’exemple (136) de Sthioul (1998a), l’imparfait prend la place du passé simple et fait avancer le temps :

(136) Le mystérieux appareil se posa ensuite sur un chemin de terre dans un nuage de poussière. Quelques instants plus tard, l’engin disparaissait rapidement dans un bruit assourdissant. (Le Figaro, cité par Klum 1961, 270).

Dans (136), le passé simple peut se substituer à l’imparfait sans porter atteinte aux conditions de vérité de l’énoncé. En effet, l’exemple (136) est sémantiquement équivalent à (137) :

(137) Le mystérieux appareil se posa ensuite sur un chemin de terre dans un nuage de poussière. Quelques instants plus tard, l’engin disparut rapidement dans un bruit assourdissant.

Par ailleurs, Sthioul (1998a) discute des imparfaits qui sont non passés. Il s’agit de l’imparfait hypocoristique et de l’imparfait préludique, respectivement représentés par (138) et (139) :

(138) Il avait du chagrin, le petit garçon.

(139) J’étais le gendarme et tu volais un vélo.

Manifestement, dans les deux exemples, l’imparfait n’indique pas un moment antérieur au moment de la parole.

En définitive, on voit que l’imparfait est susceptible de recevoir plusieurs interprétations en français3. Le passage d’un sens à l’autre se fait via des informations contextuelles. L’interlocuteur entend l’énoncé qui comporte, comme nous l’avons soutenu, un enrichissement pragmatique minimal. Ce dernier lui permet de tirer l’inférence adéquate. Mais en cas d’échec, i.e d’une mauvaise référence temporelle, l’interlocuteur actualise ses hypothèses contextuelles et aboutit à une autre interprétation. Peut-on appliquer cette analyse à -ki- ?

Nous pensons que l’analyse de l’imparfait pourrait éclairer l’objection de Contini-Morava à la proposition d’Ashton. Tout comme l’imparfait, le morphème -ki-peut faire avancer le temps entre deux éventualités ou signaler l’inclusion temporelle de la deuxième éventualité. Bref, le morphème peut, comme l’imparfait, recevoir plusieurs interprétations. L’interprétation se fait via le contexte construit dynamiquement par l’interlocuteur. Pour chaque énoncé, l’interlocuteur modifie le contexte cognitif. Il ne faut pas considérer le contexte comme quelque chose de constant. Au contraire, il va varier énoncé après énoncé.

5.3.2 -ki- et la Théorie de la Pertinence (TP)

L’analyse de l’imparfait au paragraphe précédent montre que les analyses de Contini-Morava et d’Ashton ne constituent que les deux faces d’une même monnaie.

Mais, il faut reconnaître que leurs descriptions, si intéressantes qu’elles soient, ne résument pas tous les emplois de -ki-. La tentative est remarquable mais elle donne lieu à une description parcellaire.

Conformément à la TP, le morphème -ki- marquera l’aspect accompli, l’aspect inaccompli, la simultanéité, la condition, un moment précis pour le commencement d’une autre éventualité, etc. L’interprétation se fera par l’intermédiaire des facteurs pragmatiques et cognitifs que l’interlocuteur va rassembler dans un processus cognitif dynamique. Le processus comprend les données découlant de la perception (ou des systèmes périphériques) ainsi que des données tirées de la mémoire. Ces données vont

3 Voir Sthioul (1998a) pour une présentation détaillée de l’imparfait.

permettre à l’interlocuteur de formuler des hypothèses contre lesquelles il va évaluer le sens de -ki-.

Les instructions d’un temps verbal renseignent sur la manière de traiter cognitivement l’éventualité en question. Pour ce qui est du -ki-, l’interlocuteur arrivera à la bonne interprétation grâce aux hypothèses contextuelles qu’il aura construites. Les divers emplois de -ki- ne sont que des sorties possibles du processus interprétatif.

En somme, le morphème -ki- ne donne pas une seule instruction mais plusieurs selon le contexte construit. En outre, ce morphème, comme d’ailleurs tout autre morphème, n’est pas doté d’un sémantisme insensible aux facteurs contextuels. Il est procédural : il donne à l’esprit des instructions sur la manière de traiter l’éventualité.

Dans cette conception des temps verbaux, il n’est pas nécessaire de rechercher ce qui pourrait constituer leur signification en dehors de tout contexte. Si nous venons de voir comment s’opère l’interprétation d’un énoncé avec -ki-, il reste à définir l’autre aspect de la communication, i.e. la production. Comment en effet analyse le morphème -ki- du côté de la production du langage ?

5.3.3 -ki- et le Modèle de Conflit (MC)

Nous avons proposé, au chapitre 3, un modèle pour expliquer le conflit entre les divers temps verbaux du swahili. Mais ce modèle peut-il expliquer le cas de -ki- ? Quelques observations s’imposent ici.

Premièrement, jusqu’ici, nous avons appliqué le MC aux énoncés isolés et ces énoncés ne contenaient qu’une seule éventualité. Mais le morphème -ki- n’apparaît presque jamais dans un énoncé contenant une seule éventualité. Au contraire, il est dans un énoncé contenant deux propositions. Autrement dit, le morphème -ki- est du ressort du discours.

Deuxièmement, nous avons, dans le cadre du MC, soutenu que, pour décrire une éventualité, il existe plusieurs représentations mentales (RMS) possibles et que ces dernières sont déclenchées par les morphèmes temporels. Qui plus est, les différentes représentations mentales sont en rivalité pour décrire l’éventualité.

Enfin, le conflit entre les diverses RMS est désamorcé par le principe d’optimalité énoncé dans la Théorie de l’Optimalité. Mais le morphème -ki- est-il en conflit avec un autre morphème temporel ?

Dans l’exemple que Contini-Morava emploie pour détruire l’idée que le morphème –ki- exprime l’imperfectivité ((130) repris ici en (140)), il est possible de substituer -lipo- à -ki- comme dans (141).

(140) Siku zi-ki-pita Sungura a-ka- ja kwa Jogoo….

Jours ils-MTA-passer Lièvre il-MTA-venir chez Coq…

Quelques jours après, le Lièvre se rendit chez le Coq…

(141) Siku zi-lipo- pita Sungura a-ka-ja kwa Jogoo….

Jours ils-MTA-passer Lièvre il-MTA-venir chez Coq…

Quelques jours après, le Lièvre se rendit chez le Coq…

Il faut noter que le morphème -lipo- comporte deux parties. La première comprend le morphème temporel (-li-) alors que la deuxième comporte un morphème locatif (-po-). Mais il arrive souvent qu’un morphème spatial marque un moment dans le temps4. Dans l’exemple (142), on voit que -po- signale un moment, tandis que -li-marque le temps passé :

(142) Kadenyi a-li-po-ni-ona a-li-anza kutabasamu.

Kadenyi elle-MTA-LOC-me-voir elle-MTA-commencer sourire

Au moment où Kandenyi m’a aperçu, elle se mit à sourire.

L’analyse nous permet de postuler que, en réalité, c’est le morphème temporel li- qui se substitue à -ki- dans (141). Nous savons des analyses aux chapitres 3 et 4 que le morphème -li- peut s’employer pour indiquer que l’éventualité en question a eu lieu à un moment antérieur au moment de la parole. En fait, dans (140), il indique que les jours se sont écoulés.

4 Whorf (1969) note que, pour objectiver un phénomène subjectif comme le temps, bon nombre de civilisations, notamment la civilisation occidentale, emploient des métaphores spatiales. C’est ainsi que le temps devient long, court, bref, etc. tout comme on mesure la distance. Asic & Amisi (à paraître) montrent que, effectivement les morphèmes spatiaux comme hapa et hapo, respectivement ici et là en swahili, recouvrent également une dimension temporelle.

Parallèlement, Contini-Morava explique que -ki- dans (140) montre également que les jours se sont écoulés. Selon le MC, les deux morphèmes -ki- et -li-déclenchent deux représentations mentales de l’éventualité. Le morphème -ki- crée dans l’esprit une RMS décrivant une éventualité en cours de réalisation devant les yeux. En revanche, le morphème -ki- peint une RMS décrivant une éventualité qui a déjà eu lieu. Autrement dit, la RMS déclenché par -li- dans (140) invite à « voir » le passage des jours, alors que celle dans (141) présente les jours comme un bloque déjà passé.

De toute évidence, les deux morphèmes -ki- et -li- créent des effets différents sur l’esprit. Il en résulte que, selon le MC, les deux RMS créées sont en rivalité dans l’esprit du locuteur. Laquelle va gagner ? C’est la RMS représentant le meilleur équilibre entre la différentiation et la fidélité. Le choix de l’un ou de l’autre sera régi par le principe d’optimalité.

Faut-il montrer les jours comme étant passés ou comme étant en train de passer ? Le locuteur joue un rôle primordial dans le choix. Si manifestement, dans (140), les jours se sont écoulés, n’y a-t-il pas une violation de la contrainte de fidélité si on les présente comme étant en voie de passer ? Si, dans (140), -ki- constitue une forme marquée par rapport à -li- dans (141), il pose un danger à la contrainte de fidélité. Mais le danger n’est pas grave compte tenu de l’apport des facteurs contextuels. En effet, l’interlocuteur de (140) n’aura pas de problème à construire les hypothèses contextuelles adéquates du fait qu’il s’agit d’une fable. Il comprendra très facilement que les jours se sont passés malgré la présence de -ki-. En d’autres termes, les facteurs contextuels bloquent les instructions de -ki- en maintenant ainsi la fidélité de l’énoncé. La contrainte de fidélité qui est violée par la présence de -ki- est donc compensée par les facteurs contextuels.

Par ailleurs, le morphème -ki- crée l’effet de « voir » les jours passer dans l’esprit. Cet effet constitue un grand gain dans (140). Donc, malgré la violation de la contrainte de fidélité, la différentiation que représente la présence de -ki- dans (140) comporte un gain considérable sur le plan psychologique. En effet, envisager les jours comme étant en train de passer, c’est renforcer la durée psychologique des jours.

Voilà pourquoi -ki- l’emporte sur -li- dans (140). En revanche, pour créer l’effet des jours passés comme un bloque le choix de -li- s’imposerait comme dans (141).

Il en ressort que le choix de -ki- dans (140) s’inscrit dans le principe d’optimalité. Qui plus est, la cognition du locuteur est sollicitée pour évaluer le respect des contraintes de fidélité et de différentiation ou marquage. Ce respect permet de produire un énoncé optimal dans la situation particulière de communication.

Il importe de souligner qu’au niveau de la compréhension de la parole, l’interlocuteur présume que l’énoncé est le plus pertinent possible que le locuteur pouvait produire. Il y a attente de pertinence. C’est pour cette raison que le locuteur est appelé à produire un énoncé optimal. Le MC met en évidence le processus dont l’aboutissement est un énoncé optimal. Ce dernier répond à l’attente de pertinence stipulée par la TP au niveau de la compréhension des énoncés. En d’autres termes, la TP, tout en étant du côté de l’interprétation, est intimement liée au MC dans la communication humaine.

Par ailleurs, nous tenons à souligner que, à part le cas de (140) où le morphème -ki- est manifestement en conflit avec -li-, dans les autres usages de -ki-, le morphème n’est pas en conflit avec un autre morphème.

Le morphème -ki- étant un morphème participant dans le cadre du discours, il faudrait examiner l’apport du Modèle des Inférences Directionnelles (MID) à son interprétation.

5.3.4 –ki- et le Modèle des Inférences Directionnelles (MID)

Dans la discussion précédente de -ki- et le MC, nous avons souligné l’importance des facteurs contextuels. En effet, nous avons argué que les informations contextuelles bloquent les instructions de -ki-. Cette observation s’inscrit bien dans le MID (Moeschler 2000a). Selon le MID, les informations contextuelles sont plus fortes que les informations linguistiques. C’est le principe A du modèle.

Principe A

L’information contextuelle est plus forte que l’information linguistique.

Dans (140), le morphème -ki- présente les jours comme étant en train de passer.

Mais les informations contextuelles permettent à l’interlocuteur d’interpréter les jours comme étant déjà écoulés. Donc, les instructions de -ki- sont rendues caduques.

La discussion sur les emplois de -ki- nous amène à proposer une hypothèse sur la combinaison de -ki- avec d’autres morphèmes :

Hypothèse

Dans un discours composé de deux éventualités, la présence de -ki- dans la seconde instaure une relation de simultanéité entre elles.5

Soit les exemples (143) à (146) :

(143) A-na-kula a-ki-imba.

Elle/il-MTA-manger elle/il-MTA-chanter

Elle/il mange en chantant.’

(144) A-li-kula a-ki-imba.

Elle/il-MTA-manger elle/il-MTA-chanter

Elle/il a mangé en chantant.’

(145) A-me-kula a-ki-imba.

Elle/il-MTA-manger elle/il-MTA-chanter

Elle/il a mangé en chantant.’

(146) A-ta-kula a-ki-imba.

Elle/il-MTA-manger elle/il-MTA-chanter

Elle/il mangera en chantant.’

On voit que la première éventualité peut être présente (-na-), passé (-li-/-me-) ou future (-ta-). Mais la présence de -ki- dans la seconde éventualité instaure la relation de simultanéité avec la première ; d’où notre hypothèse. Nous développons cette hypothèse dans la discussion détaillée du MID au chapitre 7.