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Discussion sur -li-

Chapitre 4: Conflit entre les morphèmes temporels

4.4 Discussion sur -li-

4.4.1 -li- égal au Simple Past, au PS ou à IMP ?

Crozon & Polomack (1992) observent que -li- introduit une idée de durée dans le temps. Il correspond plus ou moins à l'imparfait du français ou encore au prétérit de l’anglais. Nous prendrons deux exemples, (111) et (113), pour montrer l'importance de cette observation. Dans le premier cas, nous allons montrer que ces deux auteurs ont tort, et dans le second, nous leur donnerons raison sous quelques réserves.

(111a) Ku-li-nyesha siku hiyo.

Il-MTA-pleuvoir jour là.

Il a plu/Il plutce jour-là.

(111b) A-li-zaliwa mwaka jana.

Il/Elle-MTA-naître année hier.

Il/Elle est né(e) l'an dernier.’ (111c) A-li-ondoka juzi.

Elle/il-MTA-partir avant-hier.

Elle/Il est parti(e) avant-hier.’

Dans ces trois exemples avec -li-, le recours à l'imparfait du français donne une lecture aspectuelle, puisque l'idée de durée dans le temps est exclue. Néanmoins, le Simple Past de l'anglais les traduit sans problème (cf. (112)).

(112a) ?Il pleuvait ce jour-là. / It rained on that day.

(112b) ? Il/Elle naissait l'an dernier/He or She was born last year

(112c) ? Elle/Il partait avant-hier/ She or He left the day before yesterday.

Il est évident de ces exemples que -li- n'équivaut pas à l'imparfait du français.

Mais nuançons un peu. Dans (113), les énoncés swahilis se traduiraient naturellement à l'imparfait en français et au prétérit en anglais (114).

2 On peut à ce titre considérer que l’opposition PS-IMP peut s’exprimer à travers la distinction

(113a) Ni-li-fikiri u-me-lala.

Je-MTA-penser tu-MTA-dormir

Je pensais que tu dormais.’

(113b) Ni-li-jua u-li-kuwa na hela nyingi.

Je-MTA-savoir tu-MTA-être avec argent beaucoup

Je savais que tu avais beaucoup d’argent.’

(113c) A-li-kuwa msichana mrembo sana.

Elle-MTA-être fille belle très

C’était une très belle fille.’

(114a) Je pensais que tu dormais/ I thought you were sleeping.

(114b) Je savais que tu avais beaucoup d’argent/ I knew you had a lot of dough.

(114c) Elle était très belle /She was stunning.

Dans Kang'ethe (1999, à paraître a et à paraître b), il est proposé que certains verbes swahilis se comportent comme les verbes que Hamburger (1986) appelle

"verbes psychologiques". Il s'agit des verbes comme penser, croire, savoir, imaginer, pour en mentionner quelques-uns. Ces verbes, au passé, se traduisent par l'imparfait en français et par le prétérit ou Simple Past de l'anglais. En swahili, ce travail relève de la compétence de -li-. Curieusement, dans le cas du swahili, le verbe être se comporte de la même manière. Vue dans cette perspective, la description de -li-proposée par Crozon & Polomack est exacte. Cependant, la généraliser, c'est inviter les aberrations de (112).

Mais si -li- peut se traduire par l'IMP du français, peut-on maintenir l'idée d'un temps absolu à la Comrie ou à la Contini ? Qui plus est, dans (115) et (116), empruntés à Contini-Morava (1989), le morphème -li- décrit un état.

(115) Rehema a-li-kuwa mwanagenzi.

Rehema elle-MTA-être fille qui tombe enceinte pour la première fois.

Rehema était enceinte pour la première fois.’ (116) Rehema a-li-taka msaidizi

Rehema elle-MTA-vouloir assistant/e

‘Rehema voulait une assistante.’

Même si ces énoncés se traduisent avec le Simple Past en anglais, en français, c'est l'imparfait qui sied mieux. Et on y voit clairement l'idée de durée dans le temps.

temps absolu-temps relatif.

4.4.2 -li- et l'aoriste (PS)

Pour Wilson (1997), Contini-Morava (1989) et Ashton (1989), le -li- du swahili correspond au Simple Past ou prétérit de l'anglais. Il s'agit, à leur avis, d'un temps défini du passé. Cette description rapproche -li- du Passé Simple ou l'aoriste du français. Mais la discussion menée plus haut dans ce chapitre devrait nuancer cette description étant donné que -me- se substitue sans grand peine à la plupart des emplois de -li-. De plus, nous avons établi que -li- peut, comme -me-, représenter un état. Il peut également, dans le cas des verbes « psychologiques » et être, se comporter comme l'Imparfait du français.

Dans la Figure 28, on voit que, -li- recevrait deux lectures en français, à savoir comme le PS et comme l'IMP selon les verbes.

-li-PS (E,R-S)

Imparfait (E,R-S) Figure 28: Lectures de -li-

Il importe de souligner que ces deux lectures de -li- ne font nullement objet de choix du locuteur du fait que les verbes psychologiques ne seraient pas compatibles avec -me- (113 repris en 117 avec -me-).

(117a) ?Nimefikiri umelala.

(117b) ? Nimejua ulikuwa na hela nyingi.

(117c) ? Amekuwa msichana mrembo sana.

En revanche, nous défendons l’idée plus loin que dans nombre de contextes, le choix entre -li- et -me- est dans les mains du locuteur.

4.4.3 -li- au visage de Janus (PS et IMP)

Nous avons vu dans la Figure 28 que -li- dans les deux lectures (PS ou IMP) reçoit la notation E,R-S. Comment les distinguer ? Dans sa thèse consacrée à l’imparfait, Vetters (1995) fait une distinction aspectuelle entre le PS et l'IMP, le premier étant perfectif et le second imperfectif. Autrement dit, dans le cas du PS,

l'éventualité est envisagée dans sa globalité tandis que l'IMP décrit une éventualité comme si elle était en train de se dérouler dans le passé. Cette distinction nécessite un point de perspective aspectuelle (P) à partir duquel l'éventualité sera envisagée.

Schématiquement, on voit dans la Figure 29 que même si les deux temps verbaux comportent la même notation « à la Reichenbach » (E,R-S), la distinction aspectuelle permet de distinguer sémantiquement ces deux temps verbaux du français. Pour le PS, l’éventualité est envisagée, du point de perspective P1, comme étant accomplie, alors que pour l’IMP le point de perspective est P2 duquel on « voit » le déroulement de l’éventualité :

Figure 29: Distinction aspectuelle entre PS et IMP Soit les énoncés (118) et (119) ci-après:

(118) Il faisait du vélo.

(119) Il fit du vélo.

Dans (118), l'éventualité est présentée comme si elle se déroulait devant les yeux d'un observateur fictif ou psychologique (P2). Cet observateur, appelé sujet de conscience (notamment dans Sthioul 1998a, 1998b, Kang'ethe 1999, 2000a), assiste à l'éventualité de l'intérieur. Vigneron (1999) observe que c'est comme si on assistait à un film au ralenti3. Mais dans (119), notre observateur fictif ne voit plus son film comme il ne se trouve pas entre les crochets (salle de cinéma pour nous) mais à l'extérieur. Pour lui, l'éventualité est vue comme un tout fini4.

3 Rappelons que nous avons eu la même intuition pour le morphème -na- du swahili, qui produit un effet cinématographique.

4 Comme il n'est dans le propos de ce paragraphe de passer en revue la distinction entre le PS et l'IMP, nous renvoyons à Vetters (1995) et Sthioul (1998a) respectivement pour une lecture aspectuelle