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La lecture et le commentaire des lettres adressées à d’autres personnages

CHAPITRE 3 : L’OPINION PUBLIQUE EN CONSTRUCTION

2. Les échanges favorisant une meilleure compréhension des lectures

2.1. La lecture et le commentaire des lettres adressées à d’autres personnages

Les échanges entre les résidents du château reproduisent une correspondance semi- privée à l’image de celles des « salons ». Cette partie de mon mémoire est l’occasion de montrer que les membres de la société de Montjoie lisent toutes les lettres reçues par le groupe et échangent entre eux dans des lettres pourtant destinées à leurs correspondants parisiens.

Il est précisé à plusieurs reprises dans le périodique que les lettres sont partagées par tout le groupe. Vesilles affirme à sa première apparition : « J’AI la permission,

Monsieur, de lire votre correspondance, & je vous demande celle d’y entrer pour quelque chose. Vous n’avez pas dit un mot du Clergé […]51 ». Vesilles apparaît comme un

personnage soumis par rapport aux membres de sa société parce qu’il attend la « permission » de lire leurs correspondances, ce qu’il a obtenu. Soulignons que la formulation suggère que son correspondant pourrait éventuellement refuser sa participation. L’imposition d’une hiérarchie par rapport à la lecture des lettres et à la participation aux échanges évoque une correspondance semi-privée suivant une étiquette sociale52. Cette remarque permet à l’auteur de rappeler qu’il cherche à recréer une

atmosphère de correspondance, bien que le texte soit imprimé.

51 Lettre 20, loc. cit., p. 131. 52 Antoine Lilti, op. cit., p. 290-295.

Des références directes à la lecture des autres correspondances par les lettrés sont visibles dans certains textes. Semonville introduit le propos d’une de ses lettres : « Si je parcourois votre Lettre phrase à phrase, vous verriez combien cette manière de voir vous a été funeste53. » Néanmoins, aucun billet n’a été adressé à Semonville à ce moment. Dans

la vingt-sixième lettre, la Vicomtesse rappelle qu’elle a accès à toutes les correspondances54. Il est à noter que les personnages n’affirment jamais avoir lu les

missives adressées aux journalistes par leurs camarades. Cette lecture est induite dans les réponses qu’ils se font d’un message à l’autre, il a notamment été question des échanges entre Fonderose et Smante au deuxième chapitre. Cette situation suggère que les pensionnaires discutent entre eux vu qu’ils ne rapportent leurs réflexions qu’aux journalistes.

Certains personnages répondent à des lettres qui ne leur sont pas adressées. Cette situation montre bien qu’il s’agit d’un groupe qui partage des nouvelles et non des correspondances privées. Au Siècle des Lumières, l’utilisation d’un intermédiaire pour la transmission d’un message mondain est attestée par les recherches d’Antoine Lilti55. Selon

les travaux de ce dernier, Mme du Deffand joue ce rôle entre la société de son « salon » et ses correspondants56. Dans le cas de la Correspondance, le personnage de Velport sert

d’intermédiaire entre les Parisiens qui transmettent leur opinion et les lecteurs du périodique.

53 Lettre 6, loc. cit., p. 36. 54 Lettre 26, loc. cit., p. 18.

55 Lilti s’est, entre autres, intéressé à la relation entre Mme du Deffand et certains de ces correspondants à

l’extérieur de Paris comme Voltaire ou le duc et la duchesse de Choiseul (Antoine Lilti, op. cit., p. 290- 295).

Outre les échanges entre Fonderose et Smante, les lettrés s’intègrent de temps en temps aux débats de leurs congénères. Voici un aperçu provenant de la vingt-sixième lettre : la Vicomtesse annonce qu’elle se place en désaccord avec les opinions échangées par Velport au courant de ses correspondances57. Dans sa critique, elle reprend des

nouvelles issues des lettres quatre, sept, huit et douze. Pour exemple, citons la Vicomtesse qui critique un courrier adressé à Sommersé :

Vous ne jugez pas mieux les hommes que les choses. M. Marmontel essuie une injure gratuite; M. de la Harpe est au-dessus d’une mauvaise plaisanterie, & M. de Chamfort a une insouciance qui vaut mieux que les veilles laborieuses de biens des gens. M. Brissot de Varville exagere peut- être les bienfaits de la liberté; mais ses idées sont quelquefois neuves & toujours saines. Je vous abandonne le Sabathier de Cashes, mais je m’inscris contre l’esprit sans graces et les idees enchâssees sans talent C’est une vengeance, me direz-vous. D’accord : mais pour se venger sans repentir, il faut être équitable avant tout58.

La Vicomtesse contredit les opinions de Velport sur les rédacteurs du Mercure de France59. Ajoutons qu’elle défend Brissot de Varville que son correspondant accuse de

répétitions dans son journal et dans ces discours60. Elle critique l’opinion de Velport sur

le rédacteur du Journal National en prenant soin de citer le journaliste en tort : « de l’esprit sans graces & des idées enchâssées sans talent61 ». Cette lectrice a bien pris connaissance

des lettres précédentes en plus de réfléchir sur le sujet. La participation des personnages au-delà des séries évoque un cercle de discussions, tout en présentant une lecture active de la part des intervenants.

57 Lettre 26, loc. cit., p. 18. 58 Ibid., p. 19.

59 Lettre 4, loc. cit., p. 19. 60 Ibid., p. 20.

Parmi les échanges, il est question des discussions que les nouvelles provoquent entre les pensionnaires de Montjoie. Dès sa première intervention, Sommersé est claire sur la fonction qu’exerce la Correspondance de stimuler la discussion :

J’oubliois de vous demander un mot sur les Journaux les moins fastidieux & les mieux écrits; je veux de ces feuilles qu’on puisse lire en déjeûnant, & qui prêtent à la conversation tant que le jour dure; où il y ait plus de faits que de raisonnemens, plus de trait que de logique, plus de gaîté que d’instruction. Rien de si ridicule qu’un homme qui a la prétention de vous faire penser, comme si chacun n’avoit pas ses opinions, sa lorgnette, son tact62.

Sommersé ne veut pas de « raisonnemens ». Elle semble ne pas vouloir de morale; elle ne veut pas se faire imposer une réflexion sur un sujet. L’intérêt pour le groupe de recevoir tant de nouvelles est de pouvoir en discuter pour produire son propre raisonnement. Les nouvelles transmises à la société de Montjoie servent à construire ou déconstruire leurs opinions sur les affaires du temps, en même temps qu’elles font passer le temps qui est long lorsqu’on est loin de l’action parisienne. De plus, la discussion est fondamentale pour l’apprentissage. Dès le XVIIe siècle, la conversation se fait dans un style plutôt libre et

divertissant. Les communications savantes, de leur côté, sont nommées des « conférences63 » et les habiletés oratoires sont très prisées64. Au Siècle des Lumières,

l’écart s’amenuise entre le dialogue sérieux et ludique, l’éloquence du propos prenant une place prépondérante d’après les traités d’éducation65. Le contenu gagne de l’importance

62 Lettre 2, loc. cit., p. 10.

63 Delphine Denis, « Conversation et enjouement au XVIIe siècle : l’exemple de Madeleine de Scrudéry »,

dans Alain Montandon (dir.), Du goût, de la conversation et des femmes, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1994, p. 113.

64 Les talents oratoires servent à plaire, spécialement la galanterie dont les principales formes discursives se

caractérisent par l’échange de compliments et de taquineries (Delphine Denis, « Conversation et enjouement au XVIIe siècle », loc. cit., p. 113 et 116-118).

65 Christoph Strosetzki, « La place de la théorie de la conversation au XVIIIe siècle », dans Bernard Bray et

Christoph Strosetzki (dir.), Art de la lettre. Art de la conversation à l’époque classique en France, actes du colloque de Wolfenbüttel (Allemagne), Klincksieck, 1995, p. 146-148 et 161.

par rapport au simple divertissement, ce qui disqualifie les femmes en quelque sorte66. En

dépit d’un changement qui s’observe surtout dans l’éducation des membres de la noblesse67, l’échange écrit doit rester agréable et l’aspect distractif de la conversation n’est

pas mis de côté68.