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CHAPITRE 3 : L’OPINION PUBLIQUE EN CONSTRUCTION

1. La collecte de nouvelles et la réflexion sur celles-ci

1.3. L’assimilation des nouvelles

Les personnages de la Correspondance traitent les nouvelles qu’ils obtiennent et ils les hiérarchisent selon leurs préférences. Par exemple, Sainte-Même sollicite des nouvelles mondaines : « Si la Cour fournit encore des projets, des anecdotes, des intrigues, pesez un peu là-dessus. La médisance soulage, la méchanceté instruit; il ne faut ni les imiter, ni les estimer; mais celui qui en profite n’est pas coupable39. » La comtesse ne

cherche pas à apprendre tout ce qui se passe à la cour. Elle ne requiert que ce qui la divertit. Par conséquent, seule une partie des nouvelles mondaines mérite l’intérêt des habitants du château. Les nouvelles sont classées pour leur importance par les personnages à l’intérieur des champs thématiques utilisés pour l’analyse.

À d’autres occasions, ce sont les journalistes qui imposent une hiérarchisation des nouvelles. Valmore compare le théâtre champêtre et la tragédie grecque :

Selon bien des gens, il est difficile de voir avec plaisir ces niaiseries villageoises sur un Théâtre [le Théâtre de l’Opéra] où l’on nous présente les malheurs d’Œdipe, les crimes de la nombreuse famille des Atrides. J’avoue que je suis plus indulgent. Et puis nous pleurons depuis si long- tems sur les infortunes de ces illustres familles Grecques, qu’il faut un peu reposer notre sensibilité dramatique.40

Les préoccupations de la province ne semblent, tout compte fait, pas aussi importantes que les problèmes des grandes familles. Au demeurant, Valmore nuance ce propos et affirme qu’il est « indulgent ». Peut-être s’agit-il d’une façon de dire que le monde change

39 Lettre 1, loc. cit., p. 6. 40 Lettre 31, loc. cit., p. 66-67.

et que les plaisirs populaires prennent de l’importance en comparaison des plaisirs plus classiques. Valmore conclut cette lettre en précisant que les préoccupations théâtrales sont moins importantes que la politique41. Il marque ainsi la valeur d’un champ thématique par

rapport à un autre. Dans le même ordre d’idées, Semonville établit une hiérarchie entre les auteurs de textes peu sérieux et les gens d’esprit :

Ce ton m’est si étranger que je n’ai pas le talent de rire en lisant ces phrases libres & décousue. C’est à qui inventera des hardiesses? les lecteurs sans- doute ne sont plus qu’à ce prix, c’est une espece de bonheur pour les Auteurs de ce genre d’ouvrage, que les vrais gens d’esprit le dédaignent, car si nos écrivains y descendoient, quelle révolution ils opereroient, puisque ceux qui ne se doutoient pas il y a six mois de pouvoir jamais faire lire deux pages, ont obtenu un moment de faveur, du moins beaucoup de lecteurs42.

L’obsession de plaire agace Semonville dans la mesure où elle favorise les plaisirs des gens simples plutôt que d’encourager ceux des gens d’esprit.

Les lecteurs comparent les informations qu’ils lisent. Les lettrés se servent des journalistes pour comparer une nouvelle apprise à l’extérieur de la Correspondance. Dans la deuxième lettre, Sommersé interroge Velport à propos d’une histoire transmise par « quelques femmes qui [l]'instruisent43 » : « […] mettez-nous sur une petite feuille séparée

l’histoire vraie ou fausse d’une certaine Ambassadrice, nous ne l’avons pas crue, cependant ces sortes de choses ont besoin d’être solemnellement démenties44. » Sommersé

désire être en mesure de critiquer une nouvelle invraisemblable. Sinon, il s’agit d’une formulation rhétorique avec laquelle la marquise cherche à connaître la vérité sur une nouvelle qui lui paraît choquante. Dans tous les cas, l’auteur du périodique illustre le

41 Ibid., p.72.

42 Lettre 18, loc. cit., p.125. 43 Lettre 2, loc. cit., p. 9. 44 Ibid.

besoin de précisions que vivent les personnages de la société de Montjoie, car l’affirmation utilise le « nous » pronominal. Des informations supplémentaires de la part du journaliste leur permettraient de mieux comprendre la nouvelle reçue. Or, Sommersé n’accède pas à ces informations en province, c’est pourquoi elle requiert du journaliste qu’il confirme ou infirme ses a priori.

L’auteur de la Correspondance met en scène les membres de la société de Montjoie réfléchissant sur leurs différentes lectures. Dans la trente-quatrième lettre, Fonderose commente le Mémoire de M. le Comte de Lally-Tolendal, ou Seconde lettre a ses commettans. Il accuse Lally-Tollendal d’embrouiller la réalité avec ses affirmations :

Car enfin, si l’on expliquoit toutes les réticences, si l’on découvroit les allusions, si l’on développoit ce que l’Auteur indique, si l’on éclaircissoit les nuages qu’il jette dans l’ame de ses lecteurs, que faudroit-il penser de ceux qui préparent l’existence future de vingt-quatre millions de sujets au nouveau pouvoir?45

Fonderose énumère les processus intellectuels qui lui permettent de bien comprendre et de critiquer le propos de Lally-Tollendal : expliquer, découvrir, développer, éclaircir. Selon le dictionnaire de l’Académie française, les termes « expliquer » et « éclaircir » signifient de rendre intelligible ce qui est compliqué46, alors que « développer » se limite

à « Débrouiller47 » ce qui n’est pas clair. L’Encyclopédie nuance ces trois actions,

d’ailleurs regroupées sous la même notice :

On éclaircit ce qui étoit obscur, parce que les idées y étoient mal présentées : on explique ce qui étoit difficile à entendre, parce que les idées n’étoient pas assez immédiatement déduites les unes des autres : on développe ce qui renferme plusieurs idées réellement exprimées, mais d’une manière si serrée, qu’elles ne peuvent être saisies d’un coup d’œil48.

45 Lettre 34, loc. cit., p. 96.

46 Académie Françoise, Dictionnaire de l’Académie françoise, tome 1, 4e édition, Paris, Vve B. Brunet,

1762, p. 699 et p. 581-582.

47 Académie Françoise, op. cit., p. 527.

48 Jean le Rond d’Alembert, « Éclaircir, expliquer, développer », dans Denis Diderot et Jean le Rond

Cette définition est intéressante attendu qu’à l’instar de ce qu’explique Fonderose, ces processus sont nécessaires pour bien comprendre un argumentaire qui est mal construit au départ. Parallèlement, dans ces deux ouvrages de référence, le terme « découvrir » signifie avoir accès à quelque chose qui est caché49. La découverte implique une surprise puisque

le résultat final est inconnu50. Fonderose affirme ainsi que Lally-Tollendal cache des

« allusions » dans son texte dans le but de dissimuler son opinion. Le lecteur doit donc mettre à profit ses compétences intellectuelles pour bien comprendre et critiquer le Mémoire de M. le Comte de Lally-Tolendal.

L’auteur présente des journalistes qui s’informent des nouvelles parisiennes, françaises et internationales lors de différentes activités sociales à l’exemple des cercles de discussions ou des clubs. Ils s’approvisionnent dans les journaux et les bruits circulant dans la ville. Pourtant, les résidents du château accèdent à un certain nombre de publications et reçoivent des correspondances qui les maintiennent en relation avec leurs connaissances. Il arrive, par surcroît, que la société de Montjoie rencontre des personnes en provenance de Paris qui apportent des nouvelles de la ville. En définitive, les habitants du château reçoivent, comparent et critiquent toutes ces informations dans le but de mieux les assimiler. Voilà qui aide à comprendre la question du traitement de l’information par les lecteurs.

49 Jean le Rond d’Alembert, « Découvrir, trouver », dans Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert (dir.),

Encyclopédie, op. cit.; Académie Françoise, op. cit., p. 475-476.